"Suite du Lézard"
- Christian Tritsch
- 16 mai
- 30 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 mai
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Bientôt, je pourrai respirer à nouveau convenablement. M’envoler tel un oiseau, sans élan. Et si je ne peux voler, eh bien je ramperai. Le lézard parvient aussi bien que l’aigle au sommet des grands rochers. Ça j’en suis certain, en suis une preuve vivante.
J’ai lu cette phrase dans « Mon oncle Benjamin » et me la répète depuis lors tel un mantra. Elle signifie que l’on peut tous réaliser notre destin. Mon destin à moi est d’écrire un roman palpitant, de devenir célèbre et traduit dans le monde entier.
Combien de tueurs en série ont-ils laissé une explication raisonnable derrière eux ? Je n’en ai pas le souvenir. Car ils tuent par folie, par amour, par sottise. Moi, c’est mon goût immodéré de la littérature qui m’a fait tel que je suis. D’Artagnan n’a-t-il pas fendu de son épée nombre de Mousquetaires du cardinal ? Agatha Christie n'a-t-elle pas célébré le crime comme une nécessité à la vie de son héros ? Que seraient les petites cellules grises de Poirot sans les assassinats commis ! Hercule serait expert comptable ou employé d’assurance. Louis Ferdinand Céline, lorsqu’il raconte sa première guerre mondiale dans le « Voyage au bout de la nuit », et Romain Gary, sans ses souvenirs propres de soldat dans « l’éducation européenne », sans le vécu personnel de la mort vue de face, n’auraient commis que des livres de mauvaise cuisine. Je ne vois pas pourquoi le crime serait palpitant dans les pages d’un livre, et affreux dans celles des journaux. C’est une distinction sotte, et que je ne fais pas. Au contraire, la réalité a bien plus de mérite que la fiction !
Ça je l’ai compris après bien des années. J’avais essaimé des poésies et des nouvelles, en avais noyé les boîtes à lettres des maisons d’édition et leurs boîtes mails. Les réponses étaient toutes négatives ou absentes. Je m’étais attelé des mois pourtant sur un long poème glorifiant la Berezina, parlais avec emphase et mérite des pontonniers du Général Eblé lors de la retraite de Russie. Mes cosaques valaient bien ceux d’Hugo ! Et pourtant la vérité me manquait. Hugo avait croisé nombre de ces grognards. Son père même avait été général du grand aigle impérial ! C’était facile pour lui de répéter les paroles entendues ! Son travail d’écrivain avait été un travail de scribe ! Avec du talent, certes… mais il avait bénéficié des confessions des acteurs réels de la bataille !
C’est pour ça que ma Berezina décollait toujours. Qu’elle ne restait pas à hauteur de flots immobiles et de noyés prisonniers des glaces. Quand il était temps de décrire le regard vitreux des noyés, je me perdais en route. En rajoutais des tonnes dans une emphase sans émotion. Mais je n’avais pas de témoins oculaires. Je devais m’en fabriquer.
C’est comme ça que j’ai noyé mon premier petit chien. Je l’avais cherché à la SPA et l’avais englouti le soir même, gardant mes yeux plongés dans les siens, cherchant à y lire la panique pendant que l’eau recouvrait son museau humide.
Pour faire de jolies rimes sur la dislocation de la vie humaine, le regard d’un chiot en perdition est une extinction trop faible. Il ne dit pas l’adieu aux amis, à la famille et aux amours. Il ne dit pas l’espérance en l’aide d’un dieu, ni celle dans une vie après la mort. C’est pour ça que j’ai vite saisi que j’allais devoir passer du canidé à l’humain.
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Mon premier noyé fut anonyme et sans intérêt. Avec moins d’apport artistique que mon petit chien. Il marchait seul et ivre, rentrait chez lui à pied par précaution, était le mauvais Sam de lui-même. Près d’un pont du Rhin qui sépare l’Allemagne de la France, un bar réservé aux étudiants festifs ne désemplissait pas. Il me fut facile d’attendre sur ce point stratégique. Il déambulait hagard, se forçant à marcher droit, chantant faux et riant aux éclats. Il était seul et frêle. A un moment, il s’est arrêté et s’est tenu à la rambarde du pont pour vomir dans l’eau en contrebas. Je n’ai eu qu’à faire une grosse poussette dans son dos pour qu’il bascule intégralement et rejoigne son vomi. Il n’a même pas crié. Et de son regard, je n’ai rien vu. Cette noyade ne m’avait servi à rien. Je lui en voulais, m’étais dit qu’on ne m’y reprendrait plus. Il faut être plus artisanal, pour que je puisse voir l’œil s’éteindre et les mains se crisper. Là c’était une mort art contemporaine ! Une mort torchée en cinq minutes et à la portée de n’importe quel assassin.
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Quelques jour plus tard, pour parfaire mes hécatombes, mais pas assez téméraire encore pour y aller mains nues et face à face, j’avais poussé un promeneur à hauteur du jardin des deux rives, entre Strasbourg et Kehl. Il avait une soixantaine d’années, et il me semble lui avoir laissé sa chance. Il faisait jour, et il n'était pas ivre. Je l’avais suivi du regard se débattre dans le courant. Un passant avait averti les pompiers, et les plongeurs l’avaient repêché quelques centaines de mètres en contrebas, mais trop tard. Grâce à lui, mes grognards napoléoniens prisonniers de la Berezina avaient soudain une vérité complète. Mais il me manquait encore et toujours la description de l’œil qui s’éteint, de la peur qui gonfle les visages, et le bruit de l’eau s’emparant des poumons.
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Dans l’ensemble, les trois noyades suivantes furent assez belles. Je me promenais à l’affût, le long de la centaine de kilomètres que découpe le Rhin entre la France et l’Allemagne. Que l’autre ait un chien ou qu’il soit accompagné, et je me contentais de saluer, de dire qu’il était agréable de profiter du grand air. Mais quand le dimanche matin à l’aube, le hasard mettait une jeune fille courant isolée le long de la rive, il y avait presque toujours un moment propice où le crocodile tirait l’antilope dans le fleuve. C’est étrange comme un couteau sous la gorge calme les ardeurs, comme la peur rend docile. J’ai pu alors enfin lire dans les iris, les derniers soubresauts des grognards perdus dans les grands froids.
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Mon beau et long poème en prose était achevé. Il eut suffi qu’il rencontre un succès mitigé pour que nous en restions là. Mais le silence dédaigneux des maisons d’édition se perpétua. Un silence absolu et absurde, je vous en laisse juge avec un court extrait.
Retraite de Russie, 1812
Le plus vil est cette indifférence que désormais l’on voit au spectacle des morts qui tous nous apostrophent. Ne vous y trompez pas, car nous n’étions plus saufs !
Les ponts s’étaient rompus, mis en feux par nos troupes ! L’ennemi approchait, il fallait que l’on coupe… C’est un éclat terrible de trainards, de civières !
« Enjambons les cadavres pour passer la rivière ! » C’est le troisième jour que j’entendis ce cri ! Cet appel extirpé croirait-on de la nuit ! Ce cri indéfini ! Cette oraison sonore ! C’était comme si les êtres épousaient la mort.
Ballottés par les flots et le méchant courroux ; dans cet infini, des hommes prient à genoux ! Les bouches ouvertes et les yeux grands fermés, ce qu’ils sentent devant eux, c’est l’éternité !
Chavirant en grappes dans cette mer opaque, y remuant en bordées entières, les mains entrouvertes et désarticulées des hommes jaillissent hors des flots celés, tels d’anciens sacrifices acceptant de choir, dans ces vagues propices et expiatoires.
Leur vie, pour cette ultime escale, cassée sur un écueil, libère ses malles. Et des lapis-lazuli – yeux écarquillés – émergent des figures bleues, beaux yeux ouverts de noyés.
Le regard d’un noyé n’appartient plus tout à fait au monde des vivants. Il flotte entre deux souffles, comme une lueur échappée d’un monde d’avant. Ses yeux, grands ouverts, semblent scruter un ailleurs que nul ne peut rejoindre. Ils n’ont plus peur. Ce n’est pas un regard qui chute, ni plein de douleur — c’est un regard suspendu, lavé de tout désir, vidé de toute lutte. On y lit la surprise d’avoir cédé, la trace d’un dernier combat, mais aussi une forme étrange de paix, comme si l’eau, en refermant ses bras, avait effacé la plaie.
Il regarde sans voir, porté par les courants lents de l’oubli. Dans cette fixité muette, il y a le reflet d’une pluie que les paupières n’ont pas eu le temps de sécher sous un ciel gris ou doré, selon l’heure du drame. Et peut-être, dans cette ultime charme, une dernière image gravée — un visage aimé, un rayon de nuit, ou rien du tout, seulement le bleu infini.
Le regard d’un noyé, c’est le silence fait œil. Un silence qui vous traverse, vous prend sur son seuil, et vous laisse là, un peu plus seul, au bord du monde.
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Il me fallait bien accepter cette infection ! La grande littérature est affaire d’une élite à laquelle je n’appartiens pas. J’ai autant de chance d’y être accepté qu’un serf se pointant au château et réclamant d’être nommé Marquis ! Ça ferait rigoler et me donner des coups de bâtons. Que les coups de bâtons d’aujourd’hui aient la forme d’absence de réponse à mes écrits ne change rien aux bleus et aux cicatrices. Je n'aurais pas même accès à la notoriété de substitution. A la littérature rikiki. A cet étalage de grotesque pour la foule d’imbéciles. Dans les officines officielles et officieuses, c’est toujours le même accoutrement de mode et de paillettes ! C’est génuflexions devant le footballeur qui à vingt-six ans écrit ses mémoires. C’est amourettes doucereuses devant l’influenceuse qui se raconte large et travers dans un livre écrit par d’autres et qu’elle ne fera que dédicacer.
Mais définitif dédain pour moi !
J’ai compris leur manège ! Pour grimper dans leur locomotive en marche, faut un truc en plus, un truc qui fait vendre beaucoup et sans réfléchir trop à ses sous. Faut jouer à Van Gogh et à Rimbaud ! La martingale n’est pas compliquée à trouver. Suffit de connaître les humains. Pas difficile, mais ennuyeuse. Car fallait que je sois mort. Et aussi que je sois sanguinolent.
C’est comme ça que m’est venue l’idée de ce livre confession. Ça sera un chapeau l’artiste posthume. Je suis navré de devoir attendre d’être sous les pierres pour goûter aux lauriers, mais je m’y ferai. Vous ne pouvez pas savoir comme ma vie à compter d’aujourd’hui est facile. Quand on a la certitude de se continuer pour des siècles, tout devient formidable. Mes promenades chez le boulanger, mes balades en pleine campagne, mes discussions avec l’un ou l’autre, tout cela ajoute je le sais un témoignage de plus pour qui se racontera lors des reportages sur la vie d’Adam Genèse. Les « je l’ai bien connu, rien ne laissait présager ça » et les « il était toujours aimable » grandiront encore mon mystère.
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Jacques Pellerin est mort le soir de notre rencontre. J’avais ramené Eve chez elle, et l’avais croisé en la quittant. Il m’avait demandé qui j’étais et ce que je foutais là. Comme je ne répondais pas, il m’avait suivi jusqu’au bord du fleuve. Il avait flairé en moi une poule aux œufs d’or. Disait que j’étais pas comme les autres. Disait qu’il m’avait entendu l’autre nuit avec la vieille ! Qu’il fallait pas que je prenne son appartement pour un lupanar ! Ou qu’alors il fallait que je raque ! Que la vieille était pas de première main, que lui-même l’avait essayé en guise de caution, que si ça me suffisait c’était mon affaire… mais qu’il accepterait pas les orgies gratos sur son dos ! Qu’y refusait que la sous-location devienne fosse à purin.
C’est la première fois que je n’ai pas noyé d’un coup. Je l’ai sauvé in extremis pour le plaisir de le noyer plusieurs fois. Jacques Pellerin est mort quatre fois. Ensuite, il n’a plus ressuscité.
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Mourad M’Barki, c’est autre chose. C’est un crime d’opportunité. Depuis mon balcon, je l’avais vu plonger dans le fleuve depuis le vieux pont. Je l’avais vu tenter d’atteindre la rive. De lutter contre le courant. J’avais accouru vers lui, muni de ma caméra go pro infrarouge afin de filmer sa noyade. J’avais longé le fleuve quelques centaines de mètres avec lui. Il avait finalement accosté épuisé une eau moins profonde. Il avait souri en reconnaissant l’homme qu’il avait sorti des eaux peu de temps auparavant. Il avait souri et dit merci. Il avait souri. J’avais remis en route ma caméra, et avais maintenu sans difficulté sa tête sous la ligne de flottaison. Mourad s’était peu débattu. Sa force était restée dans sa lutte pour atteindre la rive. Il m’avait regardé avec incompréhension et haine, avant de disparaître définitivement.
Lorsqu’il fut découvert, il semble que le fleuve, pour déguiser cet intrus, m’avait donné un petit coup de pouce : son corps avait subi une exfoliation étrange et rapide.
J’avais agi sans nul plaisir. Même si la gifle adressée à Samuel m’était restée au travers de la gorge. Je n’avais aucune amitié pour le vieil ivrogne, mais user d’une force juvénile de racaille sur un vieillard pour briller m’avait horripilé. Surtout, je savais qu’un soir d’ivresse, il se pourrait bien que ce soit à mon tour d’être giflé. Il ne m’avait sauvé de la noyade que pour épater sa galerie.
J’avais agi par instinct. Je m’étais dit que c’était là une opportunité immanquable de garder mon carnage en pellicule. Qu’il faudrait bien au moins une preuve de ce que j’avance, si je voulais que mon livre soit tamponné de vérité irréfutable.
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Samuel est mort le soir de notre première rencontre. Non pas physiquement, mais son destin était tracé dès cette fameuse nuit d’ivresse. L’alcool l’avait fait parler des heures durant. Il avait craché son existence cauchemardesque, et son périple de naufragé. Il m’avait raconté sa vie d’avant, riche et belle. Les promesses et les années heureuses à enfiler comme un collier de perles. J’avais écouté sans écouter. J’avais écouté comme on écoute pas un ivrogne. Par définition, c’est un menteur. Plus l’alcool le remplit, plus la vérité biaise, traficote sa propre religion.
C’est quand il avait nommé son épouse que j’avais cessé de boire. Il avait dit Eve. Eve l’hideuse et sa gueule Frankenstein ! Il hurlait qu’elle avait il y a longtemps été belle comme Veronika Lake ! Qu’il se fichait du passé, et qu’il était trop tard. Qu’il supportait plus d’être piquet de misère ici depuis plus de huit ans ! Que c’était elle la cause de tout ça… Elle, et lui aussi un peu…. Qu’il sait bien qu’il avait vu tomber le petit dans la piscine, et qu’il avait réagi presque aussitôt. Presque… Presque seulement car la vie avant Jonas, c’était une vie qu’il regrettait. Une vie où Eve ne l’aimait que lui. Où il n’était pas le numéro deux de tout. Alors oui. Il avait hésité un peu. Bah pas plus de trente secondes ! Quant à savoir si ça avait été irrattrapable ce retard dans l’alerte… Il ne le saura jamais… Personne pouvait le dire, si ça aurait changé quoi que ce soit de gueuler et de plonger immédiatement dans la flotte. D’ailleurs, quand il y songe, les trente secondes, c’était peut-être seulement vingt ou dix. Il était plus sûr de rien. Il l’avait avoué à Eve quelques jours après l’enterrement. Elle s’était sentie tellement coupable, alors il avait voulu délester le fardeau. Eve n’avait rien dit. Le lendemain, elle avait disparu.
Pendant qu’il vomissait sa vie, je voyais à son cou briller un demi cœur en argent. L’autre moitié du pendentif sur l’étagère d'Eve. Ce bougre-là me dégoutait rageusement. Je devais lui enlever l’outrecuidance de vivre encore. Ivre autant que lui, je n’avais à mon regret immense, pas la force de le noyer sur place. Je m’étais promis que ce n’était que partie remise. Parce qu’avec cette vermine à mes côtés, tout mon paysage virait vinaigre. J’en tombais malade et restais cloué une semaine au lit.
Je l’avais perdu de vue jusqu’au moment où il avait reçu sa gifle. Puis une autre fois devant une boulangerie à faire la manche.
Eve m’avait dit sa vérité sur Samuel, sans le nommer, le jour où j’avais failli me noyer et où je l’avais raccompagnée chez elle. Ce soir-là, nous avions fait l’amour pour la seconde fois. Elle m’avait demandé de faire attention à moi. Qu’il arrivait encore à un fou de la filer. De l’observer des jours entiers. Elle m’avait dit qu’il lui faisait peur, même si elle ne le lui montrait pas. Et puis, il y avait ce pistolet qu’il avait toujours sur lui. Elle m’avait raconté son goût pour les armes à feu, et j’avais songé à un oiseau tombé à mes pieds après ma première rencontre avec Eve.
Quelques jours après ça, j’avais proposé à Samuel une petite balade le long du fleuve. Lui avais donné un litron de rouge qu’il avait avalé d’un trait. Lorsque j’avais plongé sa face dans la Dordogne, j’avais eu peur de polluer le fleuve. Mais avais joui à le voir entrer avec une lenteur interminable dans les profondeurs, dans un abîme aussi immense que mon dégoût.
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Je crois qu’Eve a su très vite à quoi s’en tenir avec moi. C’était une femme remarquable d’intelligence. Elle avait omis de me citer devant le lieutenant Gaouez, le jour où il lui avait demandé si elle avait vu quelqu’un d’autre que la folle qui avait photographié les restes de Samuel. Elle savait aussi que j’aurais pu tuer son mari pour la protéger. Oui, je pense qu’elle a cru ça. Qu’elle s’est presque sentie coupable de ce meurtre. Pour les deux premières femmes retrouvées dans le fleuve, elle ne pouvait avoir que des intuitions après coup, quand elle a compris que j’étais lié à au moins deux noyades. Car elle avait des questions au sujet de la mort de son loueur évidemment…
Elle avait fermé sa porte double-tour, lorsque j’avais quitté son logement suivi de l’ignoble Jacques Pellerin. Elle avait, je le sais, entendu le début de ses insinuations odieuses. Elle a sans doute préféré croire que je l’ai tué par amour.
Pour le jeune Mourad M’Barki, elle avait dû rester perplexe, puisqu’il m’avait sauvé la vie. Mais Eve savait une chose, il était au moins une fois dans le fleuve avec moi. Et Eve était très intuitive. Mais elle m’aimait. Ce dernier soir où je l’avais prise dans mes bras, elle m’avait serré contre elle si fort que j’ai cru étouffer. Après cinq minutes de silence, elle avait pris ma tête entre ses mains. Elle m’avait dit : Adam, on ne meurt jamais : ce sont les autres qui meurent... Allez !... ça suffit maintenant !... Emmène-moi près du fleuve...
P.S : pour les jeunes filles noyées quelques jours après mon arrivée, je n’ai pas d’autre explication que l’habitude et l’opportunité. Je sais, c’est peu et décevant pour leurs familles. Vous dire que je suis désolé serait exagéré.
Je le confesse. Tous les rochers, même lisses, je suis en mesure de les escalader. Les griffes, les culbutes, les épaisseurs : je surnage tel un poisson les bords des fleuves que je fréquente.
J’ai vécu en ermite parmi la foule.
Les moines ont toujours fait les plus grands travaux, la vie n’existe plus pour eux.
Je regrette la souffrance, c’est tout.
Allez, je le sais : on me conduira à l’échafaud sans aucune pommade…
Il suffit parfois d’un rien.
Dépouillé de tout, il vous reste à digérer une vie.
Aux fleuves, et à leurs poissons.
Adam Genèse
Fin de mon manuscrit.
***
Lettre adressée à Maître Luc Nazareth, avocat au barreau de Mulhouse.
Mon cher Luc,
Je me suis fourvoyé sur les chemins. Est-ce l’indigence spirituelle de notre temps, je fus plusieurs sans me connaître vraiment. Aussi, je ne vais pas te faire ma biographie. Toute biographie est un leurre, la vie réelle d’un homme étant intérieure. Uniquement. C’est un secret scellé. Un cachot dont nous-même n’avons jamais eu la clef. Un mystère et une confusion. Un mythe. Quelle prétention que de vouloir se dévoiler en quelques lignes ! Quant à se risquer à le faire pour d’autres que soi, c’est plus risible encore… Non, surtout ne jamais lire une biographie, c’est toujours un roman.
Il faudrait parler de tous les instants de honte qui nous figent. Toujours, l’homme colmate ses fuites et ses fautes. Celles qu’il laisse s’écouler sont des contre-feux, des prestidigitations pour bambins crédules. Pour esquisser une simili biographie ressemblante, il faudrait sonder et extraire le suc d’un cœur d’enfant avant ses douze ans. Après, tout blablate, tout n’est que redites et bégayements.
Autrefois, je rêvais de conquérir le monde. J’avais lancé mon rêve à toute allure et sur trois fleuves au moins. Dommage que j’ai dû m’en aller subitement.
Je te prie de trouver ci-joint mon ouvrage. Comme tu le sais, j’ai usé bien des cahiers depuis des années, tentant sans succès de trouver un éditeur. J’ai cessé ce caprice. La vie est courte, et je veux vivre dans l’espoir et non plus dans la désillusion. Je sais avoir écrit quelque chose d’étrange, mais je ne pourrais jamais rien écrire de plus vrai que ce que contient ce manuscrit. Je ne pourrais jamais ressentir les sentiments de mes personnages avec davantage de volubilité. J’ai clos cet ouvrage et n'y reviendrai plus. Je ne vais plus ni nourrir ni tenter mon diable.
Je crois avoir vécu comme ces petits vieux en Ehpad, attendant la mort et ne la voulant pas ! Collectionnant les jours jusqu’au grand baptême. Il est bon que je n’ai pas connu le succès de mon vivant, car le succès corrompt. Il condamne celui qui en est affligé à la répétition…
Je sais que tu avais l’espoir de me dissuader de quitter l’Alsace, que tu avais trouvé insensé ma volonté de vivre ailleurs et loin de cinquante années d’une vie riche. Je n’avais guère le choix. Je sais que tu comprendras lorsque ce livre paraîtra.
Chaque Noël, je t’enverrai une carte de vœux en souvenir de notre amitié. La seule chose que je te demande, c’est de ne pas décacheter l’enveloppe jointe, et de ne pas lire ce manuscrit encore. Si tu le lisais, je suis convaincu que ça lui porterait malheur. Personne ne doit le lire. Il doit paraître, ou rester inédit comme le furent les manuscrits de la mer morte.
Concrètement, si deux années de suite tu ne devais plus recevoir de nouvelles de ma part, je te prie d’adresser mon manuscrit aux maisons d’édition dont tu trouveras ci-joint la liste.
Mon silence signifiera que j’aurai cessé d’exister. Pour autant, je ne serai pas mort ! La mort est pour les médiocres ! Quand bien même je ne serais plus sur terre, je serai là, au milieu de vous, de vos descendants jusqu’à la nuit des temps, quelque part entre un roseau et un nénuphar. Au creux d’une forêt aussi. Tu sais ô combien j’aime les arbres. Combien j’aime les chemins plongeant dans les bois d’épineux de notre Alsace. Il ne serait pas surprenant que j’y prenne racines.
Il y a désormais un abîme entre les vivants et moi. Entre vous et vous, il y a un miroir que vous voudriez briser, alors qu’il suffit de le dépolir. Il me semble que rien dans la vie n’est linéaire, sauf dans les artifices d’un après coup que l’on voudrait croire en l’appelant destin tracé…
Dieu me voici !... Dieu me libère !
Ne nous prenons pas tant au sérieux mon ami ! Notre vie, finalement, est un surréalisme. Mais un surréalisme tangible, pas une bretonade mondaine et m’as-tu vu.
Tout ce qui est important à la longue, est dans la langue. Vois la machine à fredaines chantonner, barbouiller nos cerveaux de déconfitures. Il n’y a ni envers, ni endroit. Ni versa vice. Nous trépignons un surplace constant.
Pour revenir à l’essentiel, un refus de publication m’importe peu où je suis. Mais crois moi, je doute que cet ouvrage ne rencontre son éditeur.
Je te charge de la promotion et te lègue mes droits d’auteur, à la condition expresse de n’avoir pas trahi mes dernières volontés. J’ai adressé une copie de ce courrier à mon notaire qui te confirmera la chose. Et aussi à l’un de mes frères, qui m’excusera auprès des miens de les avoir oubliés comme ils m’ont oublié.
J’écris cette lettre depuis la Dordogne, mais ne compte pas y rester, mon voyage ici étant achevé. Les Pyrénées m’attendent depuis trop longtemps. Te souviens-tu de nos voyages lorsque nous étions étudiants ! Te souviens-tu de Séville ! d’Alicante ! de Tolède !
Tu sais comme j’adore les fleuves. Il y a le choix le long de l’Ebre pour trouver de jolies villes où mourir. Ce fleuve m’inspire… Saragosse m’attire de plus en plus, je ne me l’explique pas.
Tu suivras mon parcours avec les cartes reçues. Adieu Luc ! Et je compte sur toi pour mon manuscrit !
Adam Genèse, ton ami.
P.S : ci-jointe également une clé USB. Il y a mes premiers écrits là-dessus. Si le succès est au rendez-vous, fais-en bon usage, ils sont à toi.
Ah… et il y a aussi un petit film qui prouvera que je dis vrai. Adresse-le à la police ou détruit-le. Je te laisse juge.
***
Trois ans plus tard.
Toute la France bruissait de ça. On avait d’abord cru à une mauvaise blague, puis il avait fallu se résoudre à ce que ça soit vrai. Le Préfet, le Maire, tout le microcosme politique de Bergerac avait été horrifié d’apprendre que les noyades passées étaient des meurtres froids. Que les morts accidentelles étaient criminelles. Que tout cela aurait pu continuer in aeternam, puisqu’il semble bien que seul le départ volontaire du tueur ait mis fin à l’hécatombe…
Qu’un serial killer ait élu domicile dans leur petite ville, ça grisait et horrifiait en même temps. Comme Adam Genèse avait mis les voiles, ne restait que le côté grisant de la chose.
Il s’était envolé moins d’une année après son arrivée. On disait qu’il était mort, que c’était le deal avec l’éditeur. D’autres restaient persuadés qu’il sévissait autre part. Que c’était un leurre pour qu’on cesse de le rechercher.
Aussi, on avait fait le rapprochement avec bon nombre de noyades non élucidées dans le Rhin. Beaucoup avaient vu leur dossier se rouvrir, aidés par les indications même de l’assassin. Les chiffres les plus farfelus courraient dans la foule. Il parait qu’il avait résolu plus de trente noyades. D’autres villes à fleuve ou rivière fouillaient désespérément dans leurs archives, espérant qu’Adam Genèse soit passé par chez elles à des dates concordantes, afin d’élucider des cold case, et tirer en même temps vers elles une part des projecteurs.
A Bergerac même, beaucoup encore n’y croyaient pas, parlaient d’un coup publicitaire d’une maison d’édition en mal de notoriété. D’autres au contraire étaient ravis, entrevoyaient les belles retombées commerciales, et les journalistes de partout tendant leur micro. Certains des commerçants inventaient sans vergogne des goûts et des habitudes culinaires à cet Adam Genèse qu’ils n’avaient pourtant jamais croisé. Pour attirer une clientèle avide de sensations fortes, Ils disaient : « Chaque soir, ce tueur froid venait prendre son dîné à la table 27, je me souviens très bien de lui. Toujours des œufs-mayonnaise et un verre de Duras. Étrange monsieur. Il parlait peu ». La réservation à la table 27 avait vu illico son prix enfler au double. D’autres inventaient au contraire qu’Adam n’avait jamais mis un pied chez eux. Qu’ils avaient senti tout de suite la bête immonde en lui. Que son regard était fuyant et lâche, et que chez eux, on reconnaît tout de suite la vermine. Qu’il fallait toujours se méfier des étrangers !
Ce que le public ignorait, c’est la caméra fournie à la police par Luc Nazareth. Il avait après beaucoup d’hésitation adressé le livre aux maisons d’édition, mais le contenu de la caméra l’avait fait vomir. L’avocat avait longuement pesé les choses, puis avait compris que ce livre et cette caméra, c’était un succès assuré. L’aspect financier n’était pas à négliger. Les droits d’auteur, la notoriété, les interviews, tout ça serait pour lui seul. Un pactole envisageable. Il serait l’égal en gloriole des grands avocats parisiens. Devinant qu’on l’inviterait bientôt sur les plateaux télé, il draguait scrupuleusement sa mémoire pour renflouer tous les souvenirs avec son ami le tueur en série. Et son calcul avait été le bon. On avait déjà vendu plus de cent mille exemplaires, un retirage identique était prévu, et un producteur avait pris contact pour une adaptation cinématographique.
***
Le lieutenant Abdelkarim Mekki venait de finir « Le lézard parvient aussi bien que l’aigle au sommet des grands rochers », ce livre au nom ridicule. Cela faisait trois ans qu’il essayait d’oublier cette affaire. Quand ce livre affreux lui était tombé dans les mains, il n’avait eu d’autre choix que de le lire. C’était une affreuse obligation professionnelle. L’enquête était rouverte et sa nullité montrée à tous. On parlait de lui et de son neveu sous un pseudo, sans doute une correction imposée par l’éditeur et l’avocat, mais lui s’était reconnu facilement… Harif Gaouez ! N’importe quoi ! Décidément, les gens sont des sales cons ! Ils croient encore et toujours jouer au gendarme et au voleur !
Au gendarme et à l’assassin en l’occurrence ici… Le lieutenant Mekki se devait de l’admettre : on donnera toujours plus de crédit au brigand. Qu’on puisse disserter des heures durant sur les plateaux tv et dans les journaux de la qualité littéraire d’un assassin dépassait sa capacité de compréhension. On parlait d’un inévitable prix littéraire pour cet ouvrage absolument génial. Qu’il fallait évidemment séparer l’œuvre de l’auteur. Que de toute façon, l’auteur n’était plus là. Le lieutenant Mekki se disait que c’était une chance que Dupont de Ligonnès n’ait pas laissé une confession derrière lui. Il se serait trouvé un imbécile pour en faire une pièce de théâtre ou une comédie musicale !
Mais ce que le lieutenant Mekki n’avait pas supporté, c’est ce nom guignolesque de Mourad M’Barki affublé à son neveu Bachir Erdogan. Bachir était de son sang. Il était mort assassiné, il l’avait pressenti dès le départ, mais n’avait rien pu prouver. Son seul suspect, Eve Light s’était apparemment suicidée. Et puis, il ne l’avait jamais officiellement soupçonnée. Elle était trop triste, trop emplie de son malheur. Elle n'avait plus de place pour le malheur des autres.
Quant à cet auteur, cet Adam Genèse, il entendait tout bonnement ce nom pour la première fois ! Il doutait lui aussi de ses capacités d’enquêteur ! Comment avait-il pu passer à côté de ce tueur froid dans une petite ville de vingt-sept mille habitants !
Il était acquis pour tous qu’Adam fut mort. Il n’y avait plus eu de noyade suspecte à Bergerac depuis trois ans, et puis lui-même n’aurait pas pris de risque inutile. Maître Nazareth était formel. Adam Genèse est mort quelque part en Espagne ou ailleurs. Il n’avait en réalité reçu qu’une seule carte postale. Elle avait été postée à Saragosse et puis plus rien. L’avocat disait connaître suffisamment son ami pour certifier qu’il était mort et enterré, peut-être par suicide, et qu’il serait vain de le chercher. Que personne sans doute ne le retrouverait jamais. Qu’un gouffre ou une grotte verrait les os d’Adam Genèse finir en poussière.
Le lieutenant Mekki pensait que cet épilogue arrangeait trop bien les affaires commerciales de l’avocat pour qu’il puisse dire autre chose. Pour autant, il le rejoignait sur un point : Adam Genèse ne refera pas surface de lui-même. Il faudra le faire sortir de son trou.
***
Il y a un nombre que l’ancien lieutenant Mekki a cessé de compter depuis longtemps : ce sont les mois qui le séparent de la disparition d’Adam Genèse. Imperturbable, il sait qu’un jour ou l’autre il lui mettra la main dessus. Instinct de chasseur ou chose surnaturelle, il sait que la bête n’est pas morte. Qu’elle respire quelque part, qu’elle creuse silencieuse son terrier lugubre.
L’immensité de la tâche ne l’effraie pas. La carrière écorchée par cette affaire non résolue, il y a mis un terme. Ses chefs lui avaient dit de passer à autre chose, qu’on ne peut pas rechercher indéfiniment les morts. Qu’il ne sera pas le premier ni le dernier enquêteur à avoir foiré son affaire. Qu’il devrait déjà être bien content que l’autre ait avoué, que ça avait résolu des dizaines de crimes en un coup. Qu’il y a des vivants à protéger et que ce dossier devait lui être retiré. Que la mort de son neveu lui brouillait toute sa lucidité ! Il avait continué et avait eu un avertissement. Puis un deuxième. Il avait donné sa démission.
Le dossier Adam Genèse prenait toute la place dans le domicile d’Abdelkarim Mekki. Il avait les résultats ADN, tout le Curriculum vitae du tueur, les années depuis l’enfance, les écrits non publiés du vivant de l’auteur. On en avait récupéré une pelletée sur une clé USB. Abdelkarim Mekki ne trouvait aucun talent à ce ramassis d’histoires éculées. Pourtant, il avait appris qu'un second livre était en cours de publication, avec six nouvelles écrites il y a longtemps, toutes refusées à l’époque. De nombreuses maisons d’édition avaient fouillé leurs poubelles informatiques, espérant retrouver les fameux premiers jets scribouillés par l’auteur à succès. Toute cette gloriole, toute cette extase posthume l’horripilait. Il coupait le poste dès que le visage ou la voix de Luc Nazareth apparaissait. Il avait fait trois voyages aux alentours de Saragosse, et n'avait rien trouvé. Il avait laissé des photos dans les postes de police et dans les hôpitaux. Sans succès. Il avait pour finir engagé un détective pour faire des recherches pour lui. Ne parlant pas un espagnol suffisant, et ne connaissant pas grand chose à ce pays, il avait délégué sa quête.
Il avait promis trente mille euros, en cas de découverte d’Adam Genèse. Cette somme folle lui avait été remise par George et Melinda Blair, les grands parents de la jeune Alicia, la première a avoir été rendue par le fleuve. Ils avaient entendu parler de l’acharnement du lieutenant, de sa détermination et de sa démission. Ils lui avaient remis cette somme pour ses recherches, et pour récompense d’au moins essayer quelque chose, de ne pas abandonner leur petite Alicia à l’oubli et à la malchance. Il avait gardé cette cagnotte en récompense pour celui qui retrouverait le tueur évaporé.
L’ancien lieutenant n’y croyait pas vraiment, c’était comme jouer au loto. Mais on ne joue pas pour gagner, on joue pour chaque semaine rêver au pactole et aux possibilités de changer de vie. Et lui, aussi longtemps qu’il n’aurait pas de réponse sur le devenir d’Adam Genèse, aurait sa vie bloquée sur les rives de la Dordogne.
Il était resté stupéfait quand, cinq années après la mort de son neveu, il avait eu un appel d’Antonio Gutierrez. Le privé lui avait demandé de venir. Qu’il avait peut-être trouvé quelque chose. Un inconnu occupant un lit d’hôpital depuis quatre années avait une ressemblance possible avec l’homme recherché. Il ne pouvait pas l’interroger, l’homme étant en état végétatif. Apparemment dû à un AVC. Il avait été recueilli sur les bords de l’Ebre. Aucun son n’était sorti de sa bouche et il n’avait aucun papier sur lui. Il avait été retrouvé en caleçon, ses vêtements ayant vraisemblablement été chapardés alors qu’il était à l’eau en train de nager. L’accident cérébral avait eu lieu une fois de retour à terre ou juste un peu avant, on l’ignorait. Des photos de lui avaient paru dans les journaux et des appels à témoins lancés. Bien évidemment, les chapardeurs n'ont jamais ramené ni les vêtements ni les papiers. Par peur d’être accusé de l’état du pauvre homme sûrement. Antonio Gutierrez parlait d’une petite ressemblance avec la photo laissée par Abdelkarim Mekki. Malgré la barbe énorme et les kilos en moins, il était selon lui possible qu’il s’agisse de l’homme que recherchait le français. Il l’espérait fortement pour la récompense.
L’ancien gendarme était parti sur le champ. Il avait toujours tu le motif de sa recherche, avait parlé au détective d’un ami à lui ayant disparu. Lorsqu’il avait vu les photos prises par le détective, il avait reconnu Adam sans l’ombre d’un doute. Son sang avait afflué dans ses tempes et il avait eu toutes les difficultés du monde à ne pas montrer au détective la haine s’emparer de lui.
- Oui… oui, je crois bien que c’est mon cher Martin.
Il avait volontairement prononcé le nom. Depuis le début, ce détective n’avait qu’une photo et une identité bidon. Il ne fallait pas qu’il puisse faire un lien avec le tueur en série de Dordogne. Sinon, il aurait appelé la police immanquablement ! Alors Abdelkarim avait parlé de son ami, Martin Maurice, disparu sans laisser de trace. Il avait repris le nom dans le fichier des disparitions inexpliquées. Tout était vrai dans le dossier remis au détective, hormis la photo et le nom.
Antonio Gutierrez était satisfait. Il allait empocher les trente mille euros. Abdelkarim Mekki avait besoin de réfléchir. Il avait dit au détective qu’ils iraient demain vérifier l’identité du patient cloué au lit. Le détective avait répondu qu’il était vraiment désolé pour l’ami. Qu’une vie comme ça, comme en prison dans son corps, ça n’était pas une vie. Il se demandait s’il n’eut pas mieux valu pour le français de ne jamais savoir. Qu’il aurait pu rêver à une escapade avec un retour possible. Ou à une mort plus douce que ce lent naufrage. Surtout que Martin pouvait vivre ainsi encore des dizaines d’années…
Le lendemain matin, alors qu’ils roulaient ensemble vers l’hôpital et le patient cloué à perpétuité, Abdelkarim avait pris la parole.
- Antonio, tu auras tes trente mille euros, tu les as bien mérités… mais je te demande une dernière chose en échange.
Le détective était prêt à tout accepter, même si cette nouvelle condition l’inquiétait un quelque peu. Abdelkarim continua :
- Ce n’est rien d’illégal. C’est juste que je n’ai pas les moyens de m’occuper de Martin. Un lit d’hôpital coûte très cher. Trop. Il n’a plus de famille, sinon tu penses bien que ce n’est pas moi qui me serais occupé de sa recherche. En souvenir de sa mère qui m’a pour ainsi dire élevé, je m’étais promis de le retrouver. C’est chose faite. Je te demande juste d’oublier qui il est, de continuer ta vie en effaçant son nom de ta mémoire, et de lui permettre de continuer à vivre où il est. Ça fait des années qu’il est là-bas. Il y a ses marques. Il y est sans doute mieux qu’il ne pourrait être ailleurs. Voilà. Tu auras alors tes trente mille euros. Laissons le couler ses jours tranquilles.
- Bah ça señor je suis d’accord.
Abdelkarim Mekki avait demandé à Antonio de l’attendre dehors. Avant de pénétrer dans la chambre d’Adam Genèse, il avait baragouiné un espagnol approximatif avec une infirmière. Elle était venue à sa rescousse, parlant un français impeccable. Elle avait dit être ravie que quelqu’un vienne enfin récupérer l’inconnu de la chambre douze. Que ça serait un bonheur inespéré pour cet homme sans nom et sans visite. Elle avait dit qu’il ne faudrait pas être trop déçu, qu’aucune réponse n’était à espérer ou attendre. Que l’inconnu ne bougeait plus depuis quatre années et que ça serait comme ça pour toujours. Mais qu’il pouvait lui parler. Le cerveau marchait parfaitement. Il comprenait tout mais ne communiquerait plus. C’était bien triste. Elle avait demandé :
- Comment dites-vous qu’il s’appelle ? Pour nous, c’est Joachim. Parce qu’on nous l’a amené la Saint Joachim.
Abdelkarim avait dit qu’il préférait ne rien dire encore. Qu’il voulait être sûr avant.
Il était entré dans la pièce, s’était approché du lit. Il avait longuement regardé Adam dans les yeux. Il avait eu toute la nuit pour prendre sa décision. Il pouvait le faire arrêter et le ramener en France. Mais alors, dans son état, il n'irait pas en prison. Il finirait dans un joli hôpital entouré d’infirmières. Rien de moins qu’ici. Mais surtout, Luc Nazareth et les télés ne manqueraient pas de débouler en fanfare. De lui chanter sa gloire et son prix Médicis ! De le photographier large et travers pour Match et tous les magazines !
Ça faisait quatre années que l’assassin de son neveu était dans son corps cimetière. Quatre années qu’il n’avait pu communiquer avec personne. Il est certain que le personnel médical ignora même qu’il s’agisse d’un français.
Abdelkarim avait tant espéré cet instant ! Adam ne bougeait plus. Un légume, avaient dit les médecins. Mais lui, il voyait autre chose.
Il voyait le monstre qui respirait encore. Il s’était assis à son chevet.
Et il avait attendu d’être vraiment certain que nul ne puisse l’entendre.
- Tu sais, je t’ai presque respecté. Presque. Pas pour ce que t’as fait – jamais. Mais pour la façon dont tu disparaissais. Comme un fantôme dans les bois. On te frôlait sans jamais t’attraper. Tu laissais des corps et des énigmes. Et moi, j’avançais, dossier après dossier, comme un vieux chien obsédé par une odeur de mort.
Il s’était levé, et s’était approché collant presque son visage à celui d’Adam. Ses doigts touchaient la rambarde froide du lit.
- Mais maintenant, t’es là. Écrasé dans ton propre corps. C’est ironique, non ? T’as volé des vies, t’as privé des familles de mots d’adieu, et toi, tu restes coincé dans ton silence. Prisonnier. Ton propre enfer.
Il avait rit. Un peu. Froidement.
- Et tu sais ce que je vais faire ? Rien. Je vais venir, chaque semaine. M’asseoir ici. Te parler. Je vais te raconter ma vie. La vie qui continue. Je vais t’égrener les prénoms de ceux que tu as noyé comme un chapelet. Et je veux que tu m’écoutes. Que tu pourrisses dans ton immobilité pendant que moi, je donne un peu de paix à ceux que t’as brisés.
Il s’était penché. Tout près de son oreille.
Et une idée de torture lui était venue.
- Si tu m’entends, cligne une fois. Juste une. Que je sache que t’es encore là, à l’intérieur.
Adam n’avait pas bougé.
Mais Abdelkarim aurait pu jurer que quelque chose, dans ses yeux, brûlait encore.
Dans son corps forteresse fermée, Adam regardait incrédule ce nouveau venu qu’il reconnaissait parfaitement. Il n’avait pourtant jamais vu le lieutenant Mekki que de loin, et toujours en uniforme. Si ses yeux avaient pu montrer des sentiments, ils auraient ri en écoutant son visiteur qui l’insultait :
- Espèce de vieil enculé ! Au cas où tu ne me reconnaitrais pas, je suis le lieutenant Mekki, le crétin de ton torchon !... Tu t’es cru plus malin que moi mais tu as perdu... Tu n’aurais jamais dû faire confiance à ton avocat. Luc Nazareth a fait dans son froc quand il a lu ton bouquin !... il l’a adressé à la police immédiatement.
Adam Genèse n’avait pas réagi.
Dépité, Abdelkarim avait continué :
- Ça fait des années que je te cherche pour te coller en taule, et te voilà !... Mais j’ai une meilleure idée ! Ici, personne ne te connaît… je ne vois pas pourquoi on paierait pour toi !... Tu vivras bien encore vingt ou trente ans… dans ton lit à te pisser dessus. Et pour ta gloire posthume, je te rassure tout de suite : ton bouquin est une pièce à conviction ! Il ne sortira jamais des archives de police... Tu resteras le raté que tu as toujours été. La littérature n'a pas besoin d’un débile de plus !... Une dernière chose à ce propos : je veux que tu saches que ton manuscrit est sacrément bien écrit. J’en ai gardé une copie je vais m’en inspirer. Je vais le réécrire en changeant quelques détails, ton bouquin. Modifier ton personnage. Avec le flic qui gagne à la fin et toi qui finit moribond. Et surtout, ce bouquin je vais le signer. Tu auras été mon nègre !... Ton rôle sera ramené à sa juste valeur : celle d’un psychopathe.
Abdelkarim Mekki imaginait qu’Adam Genèse allait se lever. Qu’il allait venir l’étrangler. Il sentait la tension de haine dans chaque fibre de l’homme cloué à son lit.
- Je ne reste pas plus, je ne voudrais pas voler de ton précieux temps. Rappelle-toi de Bachir Erdogan. C’était le nom de mon neveu. Celui que tu as filmé avec ta caméra. Allez !… longue mort !
La haine que le lieutenant éprouvait pour lui, sans défense et oublié de tous jusqu’ici revigorait Adam. Il sentait la vie revenir en lui. Ses pensées trouvaient enfin une haine sur laquelle s’amuser. Il pensait :
« Je ne peux plus bouger. Pas même un doigt. Mon corps est une prison – une tombe encore tiède. Ma bouche est une coquille vide, ma langue un morceau de viande inutile.
Mais je pense.
Dieu que je pense.
Il est là.
Lui.
Toujours tiré à quatre épingles. Sa mâchoire serrée comme s’il mâchait mon nom. Je sens sa haine suinter par ses narines. Il croit que j’ai perdu. Il se penche parfois, juste assez pour que je voie la lueur de triomphe dans ses yeux. Il attend que je me noie dans ma propre impuissance.
Mais je suis là, lieutenant. Je suis toujours là.
Tu ne sauras jamais où sont les corps. Parce qu’il y en a beaucoup d’autres, imbécile ! Si j’avais dû égrener la liste des noyés, mon manuscrit aurait été un roman fleuve ! Tiens, je trouve ça amusant !... j’aurais dû écrire ce jeu de mot dans mon manuscrit.
Tu me regardes comme un chien fidèle qui a flairé sa proie trop tard. Tant d’années à courir après des ombres, à fouiller des bois, à ouvrir des cercueils vides. Et maintenant tu crois que c’est fini parce que mon cœur a cafouillé, que mon sang a décidé de foutre le camp d’un côté de mon crâne ?
Non.
Pas encore.
Je n’aurai pas le succès espéré tu dis ?! Mais dussé-je n’avoir qu’un lecteur, c’est une cagnotte inespérée que ce soit toi ! Tu as dû le lire mille fois, mon bouquin ! T’en imprégner de chaque mot, chaque virgule. Tu as dû l’apprendre par cœur ! C’est là mon vrai triomphe. Chaque mot est gravé en toi. Chaque paragraphe te rappelle ton échec et ma victoire !
Avant que tu me retrouves, j’avais presque oublié qui j’étais. Tu m’as rendu mon âme !... Je sens encore la chaleur du sang sur mes doigts. J’entends encore leurs cris. Ce sont mes souvenirs, mes trophées. Et toi, quelle victoire es-tu venu chercher au bord de mon lit ? Tu voulais quoi, une confession ? Un remords ? Je n’ai rien pour toi. Seulement ce regard figé que tu interprèteras comme tu veux.
Peut-être qu’un jour, ton sommeil sera troublé. Peut-être que tu repenseras à moi, et tu te demanderas : “Est-ce qu’il a gagné ?” Et là, mon vieux, tu te souviendras de ce silence. Mon dernier piège.
L’ancien gendarme avait refermé la porte derrière lui.
Adam n’avait pas bougé d’un pouce. Personne n’entendait ses récitations intérieures. Il se revoyait au cimetière de Bergerac devant la tombe de Catherine Pozzi, et répétait en boucle et pour lui-même :
« J’aime les roses qui se meurent,
Les caprices inachevés,
Et le long regret qui demeure
Au bout des refus énervés »
En sortant, Abdelkarim était allé voir l’infirmière. Il lui avait fait part de sa désillusion. Ce n'était pas l’homme qu’il cherchait. Elle l’avait plaint et lui avait souhaité bonne chance. Lui avait simplement dit que ce Joachim lui avait fait pitié. Qu’il avait un peu parlé avec lui, comme un frère d’âme en quête de réponses. Que sans doute le pauvre être alité n’avait rien compris à son français. Qu’en tout cas, il n’avait pas semblé comprendre. Mais il reviendrait le voir. Après tout, cet inconnu sans famille et lui sans la sienne pouvaient se comprendre…
« Ah au fait, je ne me suis même pas présenté. Je m’appelle Bachir Erdogan. Cette histoire avec votre Joachim est vraiment terrible. J’ai prié avec lui. J’espère vraiment qu’un jour il retrouvera les siens comme moi je retrouverais celui que je cherche ».
Abdelkarim Mekki avait demandé une ultime faveur à l’infirmière. Il avait entrouvert la porte et parlé plus fort pour être certain qu’Adam puisse entendre.
Il avait demandé de dire à Joachim chaque matin en entrant dans la chambre douze, qu’il devait garder confiance en Dieu, et que dès qu’il le pourra, Bachir Erdogan viendrait le visiter.
Elle avait été touchée de cette belle compassion et avait promis de faire ça.
Adam, lui, avait répondu de ses yeux fixes :
« Je ne bouge pas, Harif…
Reviens vite ! »
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