Le lézard parvient aussi bien que l’aigle au sommet des grands rochers
- Christian Tritsch
- 16 mai
- 117 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 6 jours
Préface
Ce livre est peut-être un adieu. Ou une résistance. Il est né d’un besoin urgent : écrire encore, tant qu’il est temps, tant qu’on m’écoute. Peut-être suis-je de ceux que l’on appellera bientôt « les derniers écrivains », non pas parce qu’ils sont les meilleurs, mais parce qu’ils ont écrit avec des mains, des failles et des nuits blanches.
Aujourd’hui, les mots se fabriquent en silence, sans souffle ni hésitation. L’intelligence artificielle tisse des récits impeccables, inlassables, et souvent saisissants. J’ai voulu croire que mes lenteurs, mes doutes, ma mémoire humaine, pouvaient encore peser quelque chose dans ce tumulte. Ce livre n’a pas été conçu pour rivaliser avec les machines. Il n’en a ni la vitesse, ni la perfection. Il n’est que le témoignage d’un homme qui écrit, encore, à la force du cœur.
J’ai refusé les filtres, les assistants, les correcteurs automatisés. Chaque phrase ici est née de mon silence, de mon regard sur le monde, de mes erreurs aussi. Si cela vous touche, même un peu, alors ce livre aura servi. Non pas à sauver l’art d’écrire, mais à lui offrir, peut-être, une dernière lueur d’humanité.
Merci de le lire.
Christian TRITSCH
1
J’avais fait ce geste bouleversant pour moi. J’étais monté dans le clocher de ma bourgade, jetant une sorte de coup d’œil circulaire, un coup d’œil sentimental vers tout ce que je perdais avec déchirement, voulant radiographier une dernière fois le paysage que je laissais, tout le microcosme étrange y flottant, mais sans me laisser affoler par les conseils apeurés.
Je pressentais que mon départ avait la dimension irréversible de l’engagement. Envers moi-même comme envers les autres. J’avais tellement braillé mon départ à un entourage atterré, que j’étais absolument engagé. De gré ou de force, mais engagé. Je n’étais plus sûr de le vouloir cet exil, mais j’avais trop d’ego pour me déjuger. Alors, j’avais choisi de prendre la chose avec philosophie, m’étais dit que j’allais vivre quelque chose de palpitant, que j’allais voyager en déserteur. Les décisions sont souvent ainsi faites. Le verbe emporte plus loin que ne le ferait la raison. Et les pieds courent derrière ensuite pour rattraper la vantardise.
On vit tous de fil en aiguille.
On se lève un matin, on rencontre quelqu’un, et cette personne change votre existence du tout au tout. Juste en étant qui elle est. Sans chercher à vous changer. Par sa seule présence venue heurter la vôtre, elle vous change cependant.
Je n'avais après cinquante années pas rencontré cet être encore, mon miroir peut-être, cette âme propice, cette bille de flippeur dans ma routine.
Je rêvais de forger mon destin plutôt que de me laisser pousser par lui. Si je m’étais contenté d’un sort moyen, alors ma vie aurait été réussie. Pour ce qui était de vivre une vie différente, moins conforme à mon dégoût, je n’en avais jusqu’alors pas eu l’étoffe.
Une éducation judéo-chrétienne, un manque de volonté, aussi la tendresse envers ceux qui m’entourent, m’ont longtemps empêché d’abandonner qui que ce soit jusqu’ici. Il aurait fallu piétiner une foule d’obstacles dès ma jeunesse. Pour atteindre son but, il faut marcher sur des cadavres. On est obligé de faire fi de nombre de choses pour arriver là où l’on veut parvenir. De faire mille manigances.
***
Appuyé sur le bord de ma fenêtre, je venais de passer mes premières semaines ici. Tant qu’il s’était agi d’une illusion, tout avait semblé merveilleux.
Mais une fois à destination, je m’étais senti archaïque. Européen depuis trois cent mille ans et plus.
Je m’étais senti nomade. Errant, pas du tout. Car je savais où j’allais et pourquoi. En moi, je devinais gronder l’instinct ancien.
Mes pensées n’étaient pas faites de mots, mais d’élans.
J’avançais dans le silence du monde, peau au vent, cœur nu. Depuis ma fenêtre ouverte, tout semblait neuf, beau, vivant.
J’observais, je flairais, je cherchais.
C’est vite devenu une prière :
Je ferme les yeux.
Je me dépouille des couches de modernité.
Je retire les pensées apprises, les codes, les mots.
Je sens quelque chose en moi…
Quelqu’un.
Un être ancien, brut, silencieux.
Il n’a pas de nom. Il n’en a pas besoin.
C’est l’homme de Neandertal, le nomade primitif.
Il vit en moi depuis toujours.
Il marche pieds nus sur la terre froide,
Il tend l’oreille au vent,
Il flaire la présence d’un animal,
Il lit les signes invisibles que la nature murmure.
Il ne pense pas comme moi,
Il ressent.
Il ne prévoit pas demain,
Il vit maintenant.
Sa peur est pure,
Sa joie est simple,
Sa vie est présence.
Et moi, ici, maintenant,
Je le laisse respirer à travers moi.
Je lui donne un instant d’existence.
Je redeviens ce corps vibrant,
Cette conscience nue,
Cet instinct sage.
Je suis vivant,
Comme lui.
Je suis libre,
Comme lui.
Et dans le silence,
Nous ne faisons plus qu’un.
Je me trouvais à des centaines de kilomètres de ma vie d’autrefois, à des lustres d’amis repoussés, et d’une famille qui m’oublierait parce que c’est ainsi.
La vérité, c’est que j’avais grand besoin de campagne, de fleuve, de nature et de calme. Qu’instinctivement je sentais la nature profanée !... car si un dieu existe, ça ne peut être qu’un astre, un mont ou un fleuve !
L’aspect monotone des constructions modernes, le contact prolongé avec tout ce béton, voilà ce qui avait engendré la violence grandissante recouvrant tous les pans de la société humaine. Tout cela me paraissait une auto excommunication volontaire de ce qui fait de l’homme un homme. Je ne comprenais pas la manie de l’entassement béat dans le ciment, le pétrole et le plastique.
Le bruit omniprésent de ma ville de naissance, la lèpre des murs badigeonnés de leurs graffitis-crachats, la crasse publicitaire et les zones commerciales la ceinturant comme une douve mortelle, les décharges multiples d’objets futiles et de progrès m’avaient donné le coup de pied de l’âne pour l’exode urbain. Je rêvais de rejoindre un Parc National du silence, une zone protégée contre l’arrogance assourdissante, contre la fausse civilité.
Les gens vivant dans les mégalopoles se voient au milieu du beau et grand monde, et sont en réalité dispersés et égarés. Seule parfois la solitude d’un trou campagnard met l’humanité en contact physique avec le monde réel.
Au bord de la Dordogne, je suis baigné de la nature, parlant avec les arbres, les herbes et les fleurs. Pour autant, je ne me leurre pas complètement. Je sais avoir l’âge de l’éternel retour à la terre, l’âge de couiner un énième ressassé d’Adam en pleurs de l’éden perdu.
Une chose est certaine : ici, la réalité des saisons est sensible. Le paysage immense est la vérité du monde. Je me sens confident de la nature. Ma grande et nouvelle richesse, c’est le silence et la possibilité du recul, la nourriture de la méditation.
Les villes constituent la promesse inéluctable d’un désert habité. D’un désert où l’on sait beaucoup de choses, et où l’on en comprend peu. Mais l’important c’est de comprendre, non pas de savoir. Savoir est à la portée de n'importe quelle intelligence Artificielle.
D’où je viens, on m’avait traité de têtu, de caboche fermée pour avoir tiré un trait sur ma ville et sur la modernité. Comme si à moins de cent mille habitants, c’était l’âge des cavernes. Comme si l’âge des cavernes n'avait pas tout inventé.
Ce que ces Pythie n’avaient pas compris, c’est que je ne voulais pas réussir ; je voulais me dépasser. Que je ne perdais nulle amitié, nul Nirvana de groupe en partant. Que l’amitié est chose sérieuse, et que pour l’heure je n’avais expérimenté que des fausses amitiés citadines, très frelatées.
Mes amitiés durables ont toujours été dans les livres, mes plaisirs dans l’écrit. En migrant ici, mon idée avait été de vivre une vie d’écrivain. Non pas de le devenir (je l’étais déjà puisque je ne pouvais passer une journée avoir fait mes douze lignes !
Je considérais le monde des livres comme un cosmos anachronique, où chaque nouvelle entité créait sa propre étoile, sa propre cosmogonie. J’étais une étoile naine, mais vivre dans cette voûte me remplissait de joie.
J’écris pour habiter ma peau. Pour connaître et apaiser mon démon. Mon apocalypse n’est pas une prophétie, mais un récit du présent. D’un présent dans lequel je patauge depuis des millénaires. Je vous l’ai dit déjà : je laisse libre cours à mon Neandertal.
Lorsque j’écris, je ne suis pas différent des autres écrivains. C’est une façon de se camoufler, de s’exposer sans se déclarer. On écris pour se débarrasser de soi-même. Pour se confirmer être néant. Quand on a conscience de son néant, chaque jour garde une proportion tolérable.
Ce qui est certain, c’est que je ne cherche pas la gloire dans une rue à mon nom. Ma gloire, je l’ai déjà, en côtoyant la pensée d’auteurs qui me nourrissent, que je sors chaque soir de leurs sarcophages, que je relis avec une passion tremblante, turbulente, gaspillant mes yeux dans des lectures tamisées.
Pour le sujet en cours, je me propose avec humilité et précision, d’être mon propre sujet. Après tout, l’auto déballage d’âme et d’impudence est à la mode depuis un siècle. Je sais bien qu’y a des sujets plus porteurs ! Que ça risque de faire plouc de parler de son nombril sur deux cent pages ! En plus avec Gaza en mikado, l’Ukraine en Verdun et Mayotte en spaghettis, avec La Californie en feu, les attentats islamistes et le Moyen-Orient redécoupé, avec l’Afrique aux mains de Wagner, Trump à la conquête du Groenland et du Canada, ou les révolutions sud-américaines toujours à recommencer, c’est pas les sujets grandioses qui manquent ! Mais je connais ma race, j’ai aucune origine slave ou moyen-orientale ! Aucune capacité d’analyse géostratégique. Et y a zéro bourrasque sur mon quartier ! Aucun toit à la dérive.
Dire que l’an passé j’étais de passage à Valence ! Qu’il a fallu que cette foutue coulée de boue patiente douze mois avant de déferler !
Les rues de la ville espagnole autrefois animées et colorées, avaient offert un spectacle de désolation, une épaisse couche de boue brune recouvrant les trottoirs, les routes et les façades des maisons. Les vitrines des commerces avaient éclaté, envahies de débris et de terre. Il y a un an seulement… Des voitures empilées, renversées ou partiellement enfouies avaient surgies au matin, comme abandonnées dans un champ de bataille. Les lampadaires tordus, les arbres déracinés et les pavés arrachés témoignaient de la violence de la coulée. Une odeur lourde d’humidité, de terre et d’essence flottait dans l’air. Par endroits, des habitants tentaient de dégager l’entrée de leur immeuble avec des pelles improvisées, le regard encore perdu, incrédule.
Les cris d’appel et le bruit sourd des machines de secours tranchaient avec le silence pesant du quartier. La ville semblait figée dans un entre-deux, entre le chaos et la lente reconstruction… Non, vraiment pas de bol ! J’avais vu tout ça au 20 heures… Je serai Albert Londres que de moi-même.
Pour gifler mon anonymat, j’avais accepté l’idée d’écrire non plus seulement par moi. Par mimétisme, par facilité et par fainéantise, j’avais écouté sur le net tous les conseils d’auteurs patentés et avais décidé, sous mes nouveaux cieux, de reprendre à zéro ce bouquin qui me collait au cœur depuis dix ans. J’avais fui tout ce que j’étais, lieux, amis et travail, pour augmenter mes chances de succès. Ma vie active m’avait toujours semblé la vie la plus passive qui soit. Dans le sens où tout mon temps était occupé à autre chose qu’à moi, autre chose qu’à ma vie intérieure, autre chose qu’à écrire. C’est qu’il faut en voler du temps pour écrire ! Je voulais cesser de faire du cabotage en littérature ! Je ne voulais pas qu’écrivain soit mon second métier ! Que je supplie sans cesse sur où trouver mon temps libre ! Je voulais avoir l’écriture au long cours, être écrivain-marin et non plus écrivain-éclusier ! Je voulais me créer de l’élan !
J’ai enfin saisi qu’écrire me rend libre, et je voulais être libre. La liberté ne peut être qu’immédiate et totale ! La liberté à mi-temps et pour demain, ça n'existe pas ! La liberté pour demain, c’est juste un cachot qui espère ! Alourdi d’un demi-siècle, je n’avais plus le temps de procrastiner ma liberté. Jusqu’ici je n’avais fait que dormir ma vie. Même si le monde est un théâtre dont j’ai toujours préféré les coulisses, il était plus que temps de me secouer !
Rien n’est plus précieux que le temps. On ne saurait être écrivain par intermittence. Un étudiant, serveur pour payer ses cours, finit généralement employé du mois du fast-food, dit adieu aux études délaissées. Lorsque l’on ne choisit pas, la vie choisit pour vous. Comme disait Romain Gary : « C’est la vie qui nous a, qui nous possède. Après on a l’impression d’avoir vécu, on se souvient d’une vie à soi comme si on l’avait choisie ».
Allez savoir pourquoi, j’ai voulu laisser une trace. Entrer moi aussi dans le musée littéraire. Soudainement, je refusais cette évidence acceptée : la dégueulasse assignation à une écriture anonyme. Je peux l’avouer maintenant, c’est pour ça que j’avais coupé les ponts avec la vie passée. Que j’avais jeté aux orties trente années et plus de gâchées. Je voulais croire qu’il n’était pas trop tard. Jusqu’ici j’avais l’impression d’avoir vécu sous pseudo. Que ni mon nom ni ma vie n’étaient les miens ! J’attendais qu’un rideau s’ouvre, que mon incognito tombe, et que le monde s’écrie : « enfin te voilà ! »
Restait à régler l’aspect intendance. J’avais fait mon compte. Pour l’écrire enfin mon bouquin, mais sans risquer de mener trop vite une vie de moribond, il me fallait un toit où dormir, de quoi me nourrir, et une pelletée de journées entières rien que pour moi.
J’avais pris mon virage 180 degrés après mûres réflexions et intenses calculs. Ma virée plein sud-ouest, je l’avais programmée soigneusement depuis trois années. Le temps de me constituer un matelas de secours au cas où. Un petit pécule permettant de voir venir. J’avais rendu possible la vie nouvelle en négociant une rupture conventionnelle après vingt années de labeur au sein d’un cabinet de courtage. En plus des indemnités légales, cela ouvrait un droit au chômage pour trente mois. L’un dans l’autre, je n’étais pas loin de cinquante mille euros en bouée de sauvetage. Pour ça aussi que j’avais choisi un coin campagnard, pour m’éloigner les tentations mercantiles, pour pérenniser le magot accumulé.
J’étais certain que pour écrire un livre valant la peine d’être écrit, seuls comptent les rencontres, l’amitié et l’amour. J’étais pareillement certain que le labeur est une pédale de frein pour les trois. Le temps libre d’un salarié n’existe pas. C’est juste du temps de repos, une pause entre deux ferrages. J’avais la certitude que c’était là, la raison pour laquelle mes écrits avaient fait jusqu’ici surplace et patinoire.
Je me savais hors jeu dans la littérature des plateaux tv, mais n’en tirais aucune amertume, celle-ci étant faite d’auteurs écrivant pour être imprimés, pour faire du bruit. En toute logique, je n’avais rien à y faire. Ma généalogie paysanne puis ouvrière depuis cinq siècles, ne me donnait nul goût d’y être accepté, même avec un bon roman. J’y beuglerais en bête de foire.
Il me restait à triturer mon sujet, à me mettre à l'ouvrage, à me laisser guider par les rencontres du hasard. A glisser sur le fleuve Dordogne comme j’avais glissé sur le fleuve Rhin.
J’ignorais encore que j’allais rapidement voguer du récit intérieur au roman noir.
2
Piqué de fleurs ardoisées et vives, le manteau vert bordant la rivière faisait un ruban de couleurs. Le paysage assoupi de l’été embrochait les ombres, les rejetait au loin, esquissant une aurore s’enivrant de jour, effaçant une obscurité devenue lumineuse.
Plus rapide qu’une pensée, le vieux crépuscule s’était enfuit devant l’aube, et la nuit éteinte sur les eaux mortes et basses se levait sous le chant fécond des oiseaux se décrochant des arbres.
Comme un bouillon sans masque et se retrouvant nu, l’eau crispée s’était gonflée d’une anatomie affreuse, d’une forteresse humaine, rongée et livide, d’un hoquet de la nuit expulsé vers le jour.
Après avoir accosté la berge au travers du remous, le vestige ensablé glissait lentement pleine lumière, trouvant un abri entre les pierres humides et la coque d’une gabarre amarrée.
Des joggeurs longeaient les berges paisibles de la Dordogne enveloppées dans la brume légère. Le chant discret des oiseaux et le clapotis régulier de l’eau accompagnaient leurs pas.
Soudain, leurs regards furent attirés par une forme étrange flottant entre deux courants. Intrigués, ils s’approchèrent lentement.
Sous les reflets argentés de la surface, ils distinguèrent les contours du corps immobile. Une chevelure sombre ondulait doucement autour d’un visage pâle et figé. Pris de panique, ils reculèrent, trébuchèrent, puis composèrent immédiatement le numéro des secours.
Les pompiers et la gendarmerie arrivèrent rapidement, sécurisant la zone. Le corps, une femme d’une vingtaine d’années, fut extrait avec précaution de l’eau froide. Elle portait encore une robe légère, trempée et alourdie par l’humidité. Aucun document d’identité n’était visible.
Le médecin légiste, arrivé sur place, constata l'absence immédiate de blessures apparentes. Une enquête fut ouverte. Des techniciens relevèrent les empreintes, tandis que les riverains étaient interrogés.
Le silence s’était abattu sur les rives, troublé seulement par les voix basses des enquêteurs. La Dordogne, habituellement si tranquille, semblait elle-même porter le deuil. Le mystère ne faisait que commencer.
Le quotidien régional avait parlé d’accident probable, les noyades étant monnaie possible dans la jeunesse adepte de l’hyper alcoolisation rapide. Chaque soirée arrosée exposait le risque de voir flotter un participant ayant chuté d’un pont, ayant eu une lubie subite de traverser le fleuve à la nage, ou ayant les idées si noires, que l’ivresse l’avait encouragé vers une issue fatale et irréfléchie.
Je me demandais quel était le passé de la morte. Il y avait un livre à écrire là-dessus, j’en étais certain. Je décidais de chercher toutes les infos possibles sur sa vie, de broder autour, et pourquoi pas d’en faire l’une de mes héroïnes ! C’est ce jour-là que j’entendis pour la première fois le nom du lieutenant de gendarmerie Harif Gaouez.
Depuis longtemps, je nourrissais le désir d’écrire un livre, et l’histoire que je souhaitais raconter est celle d’un homme à la croisée de plusieurs mondes : Harif Gaouez, lieutenant de gendarmerie et fils d’immigré, répondait comme un écho à mon idée. Je voulais mettre en lumière les parcours atypiques, souvent invisibles, de ceux qui défient les stéréotypes. Harif incarne probablement la loyauté, la rigueur, mais aussi la complexité d’une identité forgée entre deux cultures. De part son nom et son statut, j’en déduisis des lieux communs biens pensants qui ajouteraient de la qualité automatique au livre que je me promettais d’écrire. Je n’ignorais rien des cases à cocher pour être édité. Peut-être, Harif serait-il même homosexuel… je le note… à voir.
Enfant d’un quartier populaire, il a grandi entre les valeurs de sa famille et celles de la République. De ses origines modestes, il a tiré une force, une détermination à prouver qu’il pouvait servir son pays, non pas en reniant d’où il vient, mais en l’intégrant pleinement à ce qu’il est devenu. Le roman racontera son ascension dans la gendarmerie, ses combats internes, ses doutes, et ses victoires. Je décidais donc de me renseigner sur lui, d’embellir s’il le faut, de voir où cela me mène. Je notais son nom sur mon calepin, et laissais deux pages blanches sous le nom pour ajouter des adjectifs permettant d’étoffer mon personnage au fil de mes découvertes et de mes idées pour lui donner une vie romanesque.
À travers Harif, je me voyais explorer des thèmes comme l’appartenance, l’engagement, la fidélité à soi-même et à ses convictions. Ce livre serait à la fois un hommage aux forces de l’ordre et un cri d’espoir pour les jeunes issus de l’immigration. Harif Gaouez ne sera pas un héros lisse, mais un homme debout, dans ses contradictions et sa grandeur humaine. Écrire ce livre, c’est rendre justice à ces trajectoires qui méritent d’être entendues.
C’est ce jour-là que je décidais d’ajouter un côté Polar à mon roman que j’avais voulu au départ naturaliste, acétique et spirituel. Oui…Harif pourrait devenir un héros connexe de mon roman… Sorte de Miss Marple qui aurait émigré de Saint Mary Mead vers Bergerac !
J’en étais persuadé, mes errances le long du fleuve allaient m’insuffler les mots, les idées, par la douceur et le silence des promenades solitaires. Chaque aurore était une répétition quasi à l’identique :
Le matin s’éveille doucement sur la vallée de la Dordogne, et mes pas solitaires foulent un sentier encore humide de rosée. Le murmure de la rivière m’accompagne, fluide et apaisant, comme une voix ancienne qui connaît tous les secrets. À chaque détour, la lumière filtre entre les feuillages, éclaboussant les pierres moussues d’or et de silence. J’avance lentement, porté par l’odeur tiède de la terre et les souvenirs entremêlés à mes pensées.
Les peupliers dressés comme des veilleurs m’invitent à la rêverie. Un vol d’hirondelles rase l’eau, insouciantes, libres. Je pense à ce que j’ai perdu, à ce que je cherche encore, aux visages aimés qui me manquent. Le vent joue avec mes idées comme il agite les hautes herbes, et je me laisse traverser. Une masure, à moitié en ruine, se dessine entre les branches. Elle me parle d’un temps révolu, d’un monde lent et patient.
Le chant d’un merle perce le silence, me ramenant au présent. Je m’arrête, le cœur calme, envahi d’une mélancolie douce. Ici, tout semble suspendu : ni passé ni futur, juste l’instant pur. Des pensées d’enfance remontent, simples, lumineuses. Je souris malgré moi. Au loin, un pêcheur lance sa ligne, immobile comme un moine.
La Dordogne s’écoule, indifférente à mes tourments, fidèle à elle-même. Elle m’enseigne sans parler. Je poursuis ma marche, riche de cette paix fragile que seule la solitude au cœur de la nature peut offrir.
Vouées à la solitude, au vent, aux arbres et à l’eau glissante, mes promenades aux abords du fleuve promettaient de se succéder en une inspiration inépuisable, une source merveilleuse.
3
Le Maire de la ville avait peu goûté la macabre découverte de l’aube. La morte avait été repêchée non loin du lettrage géant au nom de la ville de BERGERAC. Le grand panneau blanc copie de toutes les villes à touristes, était le spot pour la photo incontournable. En temps habituel, une queue leu leu de visiteurs attendait son tour ici même. Il était impensable que tant d’effort commercial soit réduit à néant par cette noyade à cet endroit précis. Le Maire avait demandé de décoller au plus vite la verrue au paysage. Il fallait éviter à tout prix de faire publicité mauvaise à l’été débutant, sauf à prendre le risque de faire fuir nombre de touristes aux mains pleines. Il avait fallu insister toute la matinée pour masquer cette vision d’épouvante. L'édile avait demandé aux forces de gendarmerie de mettre un paravent pendant les premières investigations nécessaires. Il avait déclaré que ce cadavre bord de plage n'était bon pour personne. Le lieutenant avait acquiescé sans sourciller, et il lui en avait été grée. Ce nouveau dirigeant de la gendarmerie se montrait conciliant et compréhensif. Décidément, il ne regrettait pas l’ancien ours sans finesse qui faisait de la moindre peccadille une affaire d’état. Qui prenait un mégaphone au moindre pet de travers. Nul doute qu’avec lui, une nouvelle affaire Grégory aurait été mise sur pied quart de tour, que la ville aurait fait les gros titres, et intégré la semaine suivante un épisode de « Faîtes entrer l’accusé » ! Il avait la sensation de l’avoir échappé belle…
La jeune noyée s’appelait Alicia Blair. Elle était venue pour des vacances chez ses grands parents, des Gallois ayant choisi de finir leurs jours en Dordogne. Leur petite fille les avait devancés.
4
Sous le ciel pâle d’un matin encore tiède, un jeune homme s’élève, suspendu entre béton et silence. Ses doigts s’agrippent à la barre froide comme des serres affamées de hauteur. Il ne grimpe pas : il s’arrache au sol, comme s’il refusait le poids de la gravité et du monde. Ses muscles, tendus comme des cordes sous la peau, dansent à chaque mouvement, témoignant d’un corps façonné par la rigueur et le feu de la volonté.
Le souffle court mais rythmé, il enchaîne figures et postures, sculptant l’air d’arabesques de chair et d’acier. La ville bruisse en sourdine derrière lui, indifférente à cette lutte silencieuse entre l’homme et ses limites. Il ne parle pas, ne sourit pas : tout est dans le regard, fixe, profond, comme tourné vers une victoire intérieure que lui seul comprend.
Chaque traction est un poème, chaque suspension une prière muette adressée aux dieux du mouvement. Il est jeune, et pourtant déjà ancien dans l’art du dépassement de soi — funambule des barres parallèles, il écrit son histoire dans les marges de l’asphalte.
Le jour se lève lentement sur Bergerac, caressant les toits anciens d’une lumière douce, presque timide. Au bord d’un petit parc non loin des quais, à l’ombre d’un platane centenaire, une structure de street workout s’élève, discrète mais solide. Elle tranche légèrement avec le charme d’antan des maisons à colombages, mais elle a trouvé sa place, comme un souffle moderne au cœur des pierres.
Il est là, seul pour l’instant. Le jeune homme aux traits encore marqués par la nuit, les yeux clairs comme la rivière, concentré. Son sweat élimé repose sur un banc, à côté d’une bouteille d’eau et d’un vieux carnet noir. Il attrape la barre comme on saisit une vérité — avec la force de ceux qui doutent, mais avancent. Les mouvements sont nets, précis, presque chorégraphiés. Dans le silence du matin, on n’entend que le frottement des mains sur le métal et le rythme profond de sa respiration.
Une vieille dame passe avec son chien, s’arrête un instant, le regarde comme on observe un tableau vivant, un peu intriguée, un peu fière. Elle le connaît de loin. C’est « le gamin du quartier Nord, de la Catte », celui qui s’entraîne chaque matin, peu importe le froid, la pluie ou le vent. Il ne fait pas ça pour se montrer, non — il sculpte quelque chose, en lui, chaque jour.
Au loin, la cloche de l’église Saint-Jacques sonne huit heures. Un collègue arrive, vélo à la main, sourire en coin. Ils ne parlent pas. Ils n’ont pas besoin. Les barres attendent, et Bergerac s’éveille.
Mourad M’Barki s’entraînait depuis deux heures déjà lorsqu’il comprit qu’un événement étrange se passait non loin de là. Les sirènes de pompier et la petite foule s’agglutinant l’avait convaincu de rejoindre l’autre côté de la rive. Il ne put rien voir, un paravent masquant le secret, mais la petite foule bruissait d’une jeune fille noyée, d’un cadavre retrouvé il y a peu. Il était resté, fasciné comme les autres, s’était approché le plus possible, espérait voir quelque chose. Il n’avait jamais vu de mort encore, et cela aiguisait sa curiosité. Il se disait qu’il raconterait ça ce soir à sa petite bande, qu’il dirait qu’il avait vu ce qu’il n’avait pas vu. Personne ne serait là pour le contredire de toute façon. Et puis les gendarmes avaient ordonné aux curieux de foutre le camp.
En retournant à ses barres parallèles, il se félicitait d’avoir un corps svelte et fort, de ne pas faire marmotte comme ceux de son âge. La vie commence à l’aube et finit à trois heures du matin. Inch’Allah, il avait besoin de peu de sommeil.
5
Une brise de l’aube agite l’air, réveille la flore, rappelle aux bêtes l’instinct de se cacher. Le doux soleil caresse le paysage, emplit la campagne, fleurit les abords du grand fleuve endolori. Dans la vieille ville, les maisons à colombages craquent de tout leur bois, s’éveillent et s’étirent. Au dehors, un chat jaune miaule un sommeil fini, guette l’ouverture toute prochaine du petit fromager.
Il y a dans ce ciel, tout un univers qui se montre, une beauté qui se dévoue, un paysage inouï qui finit aux confins du regard. Le pollen voyage, colore d’ocre les voitures, se repose sur le rebord des fenêtres ouvertes. Dans le fleuve, des canards joueurs bifurquent devant des canoës pressés, tournent le dos aux joncs isolés, piquant de leur bec des notonectes étonnées. Au loin dans la plaine, le vent se promène, invisible.
Lors de ma première escapade dans cette contrée, une vérité forte m’était apparue : la campagne appartient à tous, elle n’est close que par l’horizon. Je n’ai jamais partagé la jouissance des propriétaires à enclore un pré carré, à y planter palissades et brise-vues, à y fixer caméras et alarmes sirènes de voiture. J’ai par goût, par habitude ou par pauvreté, une âme de locataire. J’ai grandi sans racine, ai changé de logement au gré des naissances de mes frères, ne suis jamais allé faire une partie de pêche avec un grand-père, n’ai jamais fait de longues promenades avec un chien de famille, n’ai connu que le bas des immeubles et le brouhaha fourmillement de la banlieue. Quand on n’a pas de racines, si on veut pas finir boule de loto et de hasard, faut s’en construire de plus lointaines et de plus profondes. C’est pourquoi j’ai acquis le monde. Mon domaine à moi est un fleuve où je me baigne tranquille lorsqu’il fait chaud. Mes jardins à moi sont la campagne infinie de France, les sentiers de montagne et les forêts denses où je marche dès que je peux. Mes jardiniers à moi sont les oiseaux dans les arbres, les insectes au-dessus et dans le sol, le vent et le soleil. Je n'aime plus le bitume recouvrant la terre. Je lui préfère l’odeur des feuilles mouillées sur les chemins noirs, les champignons se hissant hors du sous-bois à l’automne, et les herbes hautes grêlées par la pluie. Je peux comprendre et je partage l’amour pour un lieu, pour un toit ou pour un village. Ce que je ne comprends pas, c’est que l’on s’escrime à faire d’une maison un donjon, et d’une porte une serrure.
6
Les gendarmes étaient allés annoncer aux grands parents d’Alicia le décès de leur petite fille. George et Melinda Blair avaient vu de ce jour l’édifice complet de leur vie s’effondrer. Il leur faudrait vivre avec cette culpabilité grosse et complexe, d’être ceux chez qui Alicia était venue pour disparaître. La mort avait trempé ses griffes dans leur famille, les laissant abasourdis. La blondeur cuivrée des boucles de l’enfant gisait dans leur mémoire incrédule, refusant tout deux d’admettre que leur soleil s’était éteint. Depuis l’annonce funèbre, n’étaient sortis de la gorge de Melinda que cris et gémissements. Maintenant que tout était fini, il lui semblait que la vie elle-même n’était que buée et soupir, que tout était vain.
Il leur restait à rapatrier la dépouille de l’enfant, à lui faire une jolie sépulture, à y revenir pleurer encore et encore, jusqu’à leur propre effacement.
Le lieutenant avait horreur de cette corvée, mais il se refusait toujours de la déléguer, justement parce qu’elle lui faisait horreur.
Dans la population apeurée, mais goulument curieuse, courrait le bruit d’un meurtre. Ça agaçait le lieutenant, ces murmures incessants, ces mines incrédules et jasantes.
Les hommes ont toujours l’air de s’étonner du malheur qui frappe, comme si c’était à chaque fois la première fois qu’il frappait ! Lui savait le mal une maladie sociale de type épidémique. D’abord une maladie mentale, puis une maladie matérielle.
C’était une épidémie périodique, avec une périodicité élastique. Mais avec une succession inéluctable.
Pourquoi l’être humain s’acharne à tuer n’avait pas grand intérêt. Les motifs sont toujours subalternes et propres à chacun. Et puis, dans le meurtre comme ailleurs, les raisons pour faire quelque chose viennent toujours après coup. C’est ce qu’on appelle des raisons occasionnelles.
Pour l’heure, la rumeur courait à contre sens de la raison, on n’en était pas là. Il fallait étouffer dans l’œuf les bruits parlant d’assassinat, ou sinon chacun bientôt deviendrait le délateur de chacun. Le lieutenant savait que quelle que soit l’issue, la rumeur prenait toujours la route la plus noire et la plus poisseuse. Alors il s’en tiendrait jusqu’à preuve du contraire à la noyade accidentelle. Ce qui était le plus probable en l’occurrence d’après les premières constatations.
7
Mes premiers écrits étaient mystiques. Par facilité et par éducation. Par facilité car lorsque tout est inexplicable au commun des mortels, n’importe quoi peut avoir une valeur de preuve. Par éducation, j’y reviendrai plus tard.
Le Créateur à l’origine de notre enfer paradisiaque est-il un démon ou un dieu, une vie extraterrestre ou un hasard, je l’ignore. Ce que je sais, c’est que la nature est belle et hideuse, cruelle et pacifique. L’abeille donne son miel et nous pique. Le fleuve permet le voyage et la pêche, mais aussi l’inondation et la noyade. Tout est dans le moment, rien dans la réalité figée. Un lever de soleil vu depuis une tranchée de la Marne, depuis Haïti dévastée après l’ouragan, ou depuis des draps froissés le lendemain d’une nuit d’amour, est le même. Ce lever de soleil reste le même, vu du lointain d’une enfance entourée de marmailles riantes, ou du fond d’un hospice froid et isolé. Chacun voit ce qu’il est. Celui qui espère verra l’espérance, celui qui désespère verra la désolation. Comme l’a fait dire Hermann Hesse à son vagabond Knulp, « une chose est belle quand on la regarde au bon moment ». La vérité des choses n’y est pour rien. L’accumulation de biens ou le dénuement ne change rien jamais à cela. Les châteaux, les domaines, les clôtures et les piscines sont bien plus des symptômes que des conséquences. Le toit de Versailles protège t-il mieux de la pluie que ma chaumière. L’escargot est-il moins à l’abri que moi au fond de sa coquille.
8
Il avait grandi au sein d’une famille défavorisée. Fils de parents d’origine algérienne, d’un père maçon sur les chantiers et d’une mère femme au foyer. Cinquième enfant d’une fratrie de sept, il était immigré de la troisième génération, mais ne comprenait pas le pourquoi de cette numérotation grotesque. A partir de combien de générations cesse-t-on d’être un immigré ! Il savait que c’était inextricable. Que tout venait du prénom, de l’apparence et du présupposé religieux. Qu’à la vingtième génération, un Mohamed aux cheveux crépus sera toujours estampillé musulman et immigré. Que ses amis fils d’immigrés italiens, polonais ou portugais, seraient tamponnés français bien avant lui. Même si Roberto, Ladislav ou Pablo sonnaient pas plus français. Mais il y avait l’aspect chrétien qui jouait en leur faveur. Tout ça frisait l’hypocrisie totale, car personne n’allait plus dans les églises. Pas plus les Roberto que les Roger ou les Kévin. Même les asiatiques étaient intégrés plus facilement. Et là, pas question de chrétienté. Non… le problème, ce n'était ni l’apparence, ni le nom. Le problème c’était l’islam. L’apparence et le nom, ça n’était que des preuves de sa religion. Des rappels du jihad possible, et de l’attentat pour demain. Il l’avait finalement admis.
C’est pour ça qu’il avait trimé plus que d’autres pour monter en grade. Pour ça qu’il avait choisi ce métier d’uniforme. Pour se créer une peau bleue sur la sienne. Une peau bleue le rendant parfaitement blanc. Avec cet uniforme, l’apparence et le nom avaient été recouverts d’un baume cicatrisant. Et pourtant, malgré cela, dans le regard d’une partie de la population comme dans un coin de sa tête, il continuait à se définir « de troisième génération ».
Il se souvenait avec nostalgie de son enfance. Le plus tragique, se disait-il, c’est d’abandonner son enfance…
Après vingt-trois années de service, il était devenu un immense connaisseur d’hommes, incapable d’avoir la moindre illusion à leur sujet. La vie est supportable pensait-il, seulement parce que l’on ne va pas au bout, parce qu’on ne découvre jamais totalement qui est l’autre. Car le côté mesquin de l’homme est profond. Il se cache sous des couches de civilités et d’habitudes.
Avant de choisir ce métier de gendarme, il s’était ennuyé. C’était le néant quotidien. Un ennui vécu de façon pathologique. Il s’ennuyait car il voulait s’ennuyer. Puis il était devenu enquêteur et avait compris que rien ne vient de la surface des mots ou des actes. Que le démon qui est dans les êtres, pour le saisir, il faut plonger aux racines. Écouter le ton des choses, pour déchiffrer la vérité originelle qui transperce.
Il n’oubliera jamais ce matin-là. Le lieutenant Harif Gaouez relisait son rapport. La victime avait l’âge de sa fille. Cette affaire le remplissait d’un malaise constant.
Quand on l’a appelé, il pensait à un banal signalement, un corps flottant dans la rivière, peut-être encore en vie. Mais dès qu’il a vu les cheveux longs emmêlés dans les roseaux, les bras pâles tendus vers la surface, il a su. Une adolescente. Quinze, seize ans peut-être. Le genre d’âge où on croit encore qu’on a tout le temps du monde.
Son visage... paisible et tordu à la fois, comme si elle s'était résignée au dernier moment.
Et puis, sans qu’il le veuille, c’est le visage de sa fille qui lui est apparu. Yamina. Treize ans. Le même âge où elles commencent à sortir sans dire où, à rire sur leurs téléphones jusqu’à pas d’heure.
Le froid de l’eau l’a saisi quand il a tendu la main vers le corps, mais ce n’est pas ça qui l’a glacé le plus. C’est cette peur. Une peur sourde, viscérale, qu’il ne connaissait pas avant d’être père.
Il est gendarme, il voit la mort, il la catalogue, il la range dans des rapports. Mais là, il n’arrive pas à se détacher. Ce n’est pas une victime. C’est une possibilité. C’est peut-être elle, demain, si elle ne fait pas attention.
Et il se surprend à penser des choses folles : la priver de téléphone, l’empêcher de sortir, la garder à vue comme une suspecte de la vie.
Mais il sait qu’il ne peut pas. Il peut seulement prier qu’elle ne croise pas le mauvais regard, le mauvais moment, le mauvais bord de rivière.
Il est censé protéger les autres. Et pour la première fois, il se sent impuissant. Parce qu’il n’est pas partout. Parce que le monde est plus vaste que ses bras.
Il aurait voulu montrer les photos de la noyée à sa Yamina. Peut-être qu’alors elle comprendrait pourquoi il était soi-disant trop sévère avec elle. Autrefois si gai, le lieutenant était devenu depuis le décès de sa femme un être misanthrope, froid, prévoyant toujours tout, surtout le pire. Il redoutait plus que tout être un jour appelé pour découvrir sa fille unique sur le bord d’une route, dans la carcasse calcinée d’une voiture, ou désormais sans vie sur le bord d’une rive.
- Encore une que personne n’a ramenée ! Comment peut-on laisser rentrer une gamine chez elle dans cet état ! Elle était quasi en coma éthylique selon le légiste… Ces connards, je te les collerais au trou pour quelques années ! C’est peut-être pas un meurtre, mais y a clairement non assistance à personne en danger !
Le lieutenant avait parlé d’une voix brisée. Ses hommes savaient qu’il pensait à sa fille.
- Yamina ne risque rien. Ce n’est pas son style, avait tenté Aurélien Marbot, son jeune adjoint.
- Parce que tu crois qu’il y a un genre pour déconner et mourir noyé à dix-neuf ans !
- …
9
Mon père et ma mère ne m’ont laissé aucun bien (et je bénie leur pauvreté) car l’héritage est un rempart masquant l’horizon, et du plomb lestant le pas. Combien en ai-je croisé de ces enfants de butins, de ces fils de luttes de pouvoir. Ces poussins fragiles semblent, dès l’origine, funambuler entre le rêve et l’argent. Et la gravité du compte bancaire les fait immanquablement choir du mauvais côté. Et le sang coulant dans leurs veines devient une ennuyeuse limonade. Et leur vie est tracée au tableau noir pour soixante ans. Des habitudes malsaines, une éducation mercantile inculquée au forceps dès le plus jeune âge, sont la cause de ce grand malheur.
Je veux vivre une vie. Une vie faite de rencontres imaginaires, de promenades au hasard des chemins, de bons repas autour de paroles sincères ou drôles, et de plaisirs au creux de bras parfumés et féminins. C’est la raison première de mon ermitage. Je me suis catapulté dans une autre région de France, ai joué à saute-mouton entre Grand-Est et Nouvelle Aquitaine, me suis amputé de toutes mes vieilles connaissances pour renaître ailleurs, redémarrer à zéro, innocent comme un enfant, avec un passé vierge, et débarrassé d’un demi-siècle d’a priori.
Je vais le dire autrement : en changeant de fleuve, j’avais l’impression d’avoir lavé mon passé, et de boire à une eau claire. D’avoir en quelque sorte (et en quelques centaines de kilomètres) changé de monde, me construisant de jolis jardins d’eau, et laissant derrière moi une eau croupie.
J’avais élu domicile dans un studio meublé et bon marché de Bergerac, tout au bord de la Dordogne. Le loyer modique et la proximité du fleuve avait été les deux seuls vrais critères. Un petit chemin goudronné, mais interdit aux autos et autres mobylettes, longe le cours d’eau. Ça a pour nom la voie verte ! Je m’étais promis de suivre ce lacet aussi loin que possible. Moi qui était neuf dans ce paysage, ça me semblait un fil d’Ariane efficace. Un bâton d’aveugle grâce auquel je trouverais toujours le chemin retour.
J’avais emporté pour tout bien, quelques auteurs que je voulais relire pour la énième fois. Guerne, Genevoix, Céline, Michaux, Giono, Cioran, Gary, Eluard, Soupault et Barjavel. Tous des hommes. Tous du 20ème siècle. Ce n’est pas fait exprès. Bien d’autres héros, Achille, Salomé, Athos ou Nana trottaient dans un coin de mon paradis. Mais ces cinq auteurs-là étaient mon pentateuque.
***
Je n’ai pas eu à marcher longtemps. Une heure peut-être, le long du fleuve coupant la ville en deux. Les maisons avaient disparu. De rares masures trouées au bord de l’effondrement poinçonnaient la voie verte.
Je m’arrêtais près d’un banc de fer semblant sorti de terre depuis Mathusalem tant il était rongé par la rouille. Il était entouré d’herbes folles, de grappes de fleurs de pissenlit, de pâquerettes à la ronde. Des mésanges chantaient depuis un talus, et je m’apprêtais à ronfler là. Posant mon sac faisant office d’oreiller à ma tête, je vis onduler une ligne de canne à pêche quelques mètres plus loin. La personne au bout de la canne était masquée par un tronc épais.
À l’ombre d’un grand chêne penché sur la Dordogne, une vieille femme, presque invisible depuis la berge, lançait sa ligne avec la lenteur d’un geste mille fois répété. Son dos voûté, drapé dans un manteau élimé, se confondait avec l'écorce sombre. De son visage, on n’apercevait qu’une joue ridée et quelques mèches blanches échappées d’un foulard noué serré. Silencieuse, patiente comme la rivière elle-même, elle surveillait le frémissement de son fil d’argent, ignorée des passants que l’arbre semblait protéger, ou peut-être dissimuler à dessein.
Nous sommes restés ainsi longtemps sans nous voir, devinant seulement la présence de l’autre. Derrière l’arbre, l’âme sifflotait. Près de mon banc, je rêvais.
- Bonjour… Vous avez trouvé un bel endroit…
Elle, sans tourner la tête :
- C’est la rivière qui m’a trouvée. Elle connaît mes silences.
Je m’approchais doucement.
- On dirait qu’elle vous parle… ou vous écoute peut-être.
- Les deux, parfois. Elle sait que je ne suis plus tout à fait symétrique… mais elle s’en moque.
- Je… pardon… je ne voulais pas fixer…
- Vous n’avez rien fait de mal. Mon reflet me surprend encore, certains matins.
- C’est que… vous dégagez quelque chose de très fort. Comme une branche qui tient encore debout après l’orage.
Elle ferma les yeux un instant.
- J’ai eu l’orage, oui. Mais j’ai choisi de rester plantée là, au bord de l’eau. Les poissons me regardent sans jugement.
- Et moi, je suis venu avec mes maladresses, avec mes yeux un peu trop humains…
- Les maladresses sont des ponts si on ose les traverser.
- Alors… si vous acceptez un apprenti silencieux, je veux bien rester un peu.
- Asseyez-vous. Ne parlez plus. L’eau fera le reste.
- Ça mord ? fini-je par lâcher banalement après dix minutes.
Elle ne répondit qu’un demi-sourire. Elle paraissait une soixantaine d’années bien tassées, et sa pauvre figure grise toute figée d’un côté lui donnait un air d'Iceberg, un visage demi calotte glaciaire, complètement paralysé du côté gauche. Malgré tout, on devinait qu’elle avait dû être très belle dans sa jeunesse, ses traits étant emplis d’un charme évident et persistant au-delà de l’infirmité. Elle portait une chemisette ouverte et un jean troué lui donnant un air baba cool des années soixante dix, une jolie fossette courant sur sa joue droite toujours souriante. Elle était nu-pieds et tenait en bouche une brindille sèche et ocre.
- On devrait se tutoyer dit-elle.
- Tu sais, j’ai rien pêché ce matin. Hier non plus d’ailleurs. C’est peut-être mieux, vu ce que charrie le fleuve ces derniers jours. Je m’appelle Eve. Et toi ?
- Adam, répondis-je.
- Oh c’est rigolo ça !
- C’est plus rigolo encore avec mon nom complet : Adam Genèse. Je crois que mes parents avaient un sens de l’humour très prononcé.
Eve resta un long moment silencieuse.
- Adam, crois-tu que mes chansons fassent fuir le poisson ? Ou peut-être est-ce mon visage. Bah… ça ne fait rien. Pour être honnête, je cherche ici davantage la solitude et la tranquillité de la nature, que des casse-croutes à nageoires. Et puis, je peux pas traîner longtemps de toutes les façons… j’ai pas de carte de pêche, et l’amende c’est 450 euros… Je vois pas avec quoi je paierais une loterie pareille !
Elle remarqua que mon visage s’était assombri, alors elle ajouta.
- Je disais ça comme ça. Pas pour toi. Dis, tu es nouveau ? Je t’ai jamais vu et j’ai l’œil. J’ai vécue toute ma jeunesse ici, j’suis revenue il y a une dizaine d’années, à la recherche de calme. On revient souvent au pays de son enfance dans ces cas-là, tu crois pas ?
Pour toute réponse, j’étais retourné m’allonger près de mon banc, et avais fermé les yeux. La Dordogne chantait. On entendit le bruit d’un barbot qui glissait tout près de la rive. Puis deux autres. Eve marmonna « si en plus ils viennent me narguer. »
Le vent emportait les nuages. Comme le balancement des arbres sur l’autre rive la faisait frissonner, Eve se leva, pris ses affaires et me salua. « Dis-donc, tu n’es pas bavard toi ! Allez, à la revoyure ! »
J’aurais bien aimé lui parler davantage, mais je craignais de radoter mon départ, mes amis effacés, l’Alsace qui me manquait déjà. Je ne voulais pas ressasser dès les premiers jours. Je n’étais pas venu pour ça.
J’avais regardé Eve s’éloigner, un seau dans une main et la canne dans l’autre. Brinqueballer avec un gros sac à dos gonflé ras-bord, et disparaître juste après la courbe du chemin.
Je somnolais immobile au bord de l’eau, allongé de tout mon long sur une herbe parfumée, et j’étais bien. Plus du tout tracassé par le vieux sentiment de perdre ma vie à la gagner, je m’étais déchaussé, laissant tapoter mes orteils dans l’eau. Je réfléchissais à mon bouquin et songeais à Eve, agacé finalement de n’avoir pas engagé plus loin la conversation. Elle aussi, aurait fait un joli sujet.
Elle en a tout l’étoffe, oui — mystérieuse, simple et pleine de cette sagesse trempée dans le réel. Elle pourrait être un personnage qui ne dit jamais tout, mais dont chaque mot ouvre une brèche, un silence qui éclaire.
Elle s’appellerait peut-être Jeanne, ou bien Madeleine. Les gens du coin ne savaient plus trop, mais tous la reconnaissaient à sa silhouette penchée sur l’eau, sa vieille canne posée comme une canne à pêche, et ce demi-sourire figé que la rivière seule semblait comprendre. On disait qu’elle avait été institutrice, ou comédienne, ou infirmière en temps de guerre — les versions variaient. Mais elle, quand on l’interrogeait, répondait : « Je suis une vieille femme qui parle aux truites. C’est déjà beaucoup. »
Vraiment… Eve m’inspirait… il faudrait creuser l’idée. Et pour ce faire, déjà faudra que j’arrête de mettre un terme aux conversations ! Si c’était pour reproduire une vie crétine d’avant mon exode, j’étais bien parti. Je me promis de faire désormais attention à toutes les Eve que la vie mettrait au travers de ma route.
10
Les jours qui suivirent ne furent qu’une longue ébriété de promenades champêtres et de bivouacs milieu de nulle part. J’espérais en découvrant cette Dordogne, y jeter mon ancre pour dix années au moins. Je voulais m’unir à ce fleuve, le remonter à la nage et en canoë, y pêcher la truite et me rendre ses méandres familiers. M’y perdre aussi, car rien ne vaut ce sentiment de liberté que l’on connaît lorsque l’on part sans but et sans boussole.
Mais ma liberté n'est pas un choix, elle m’a été imposée. J’envie ces gens qui ont des enclumes, des maisons familiales, des fermes transmises de pères en fils, ces lieux qui forgent les caractères et permettent de dire qu’une maison est notre maison. Je n’ai jamais connu cet attachement à un toit. Je n'ai jamais eu de maison, seulement des logements. Toujours je savais n’être que de passage. Occupant éphémère d’un lieu transitoire. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ma pièce préférée est le cagibi. On y pose tout pêle-mêle, sans ordre et sans égard.
C’est une semaine après ma rencontre avec Eve que l’on découvrit le second cadavre… Parfois, sans une cause visible, il faut craindre l’aspect calme des choses. C’est presque toujours ainsi que commencent les drames. « Avant ça, tout était normal ». C’est ce qu’avait dit le promeneur aux gendarmes. En balade le long de la voie verte avec son épagneul, il avait eu le malheur de découvrir un être dont il était certain qu’il ne resta aucune vie. La victime gisait inerte sur le ventre au milieu d’une eau lisse. Quelques insectes affolés et bourdonnants avaient attiré l’attention du promeneur effrayé.
La femme était coincée entre les buissons sortant du fleuve, allant l’un l’autre au gré de l’onde, semblant chercher à agripper une branche pour se sauver. Des plantes aquatiques lui dessinaient une chevelure verte et longue, lui greffant des ajouts peu naturels.
L’enquête détermina rapidement qu’elle vivait seule, ne travaillait pas, et que le voisinage avait déjà porté plainte quatre fois pour tapage nocturne. Elle laissait la musique à fond jusqu’à l’arrivée des gendarmes, et insultait à la ronde sur son balcon dès qu’ils étaient partis. Sa mère était hospitalisée en cancérologie en phase terminale, et elle n'avait aucune autre famille. Aucune trace de coup n’étant visible, et les lampadaires étant éteints à l’heure où elle avait dû emprunter ce chemin retour, on en avait conclu qu’elle était tombée à l’eau par accident. Elle s’appelait Élisabeth Renée.
Ses posts Instagram parlaient pour elle, incarnant son mal-être. Elle montrait avec talent une esthétique gothique ou féerique, mêlant douceur naturelle et une pointe d’obscurité. Ses photos respiraient un romantisme sauvage, une mélancolie élégante et une beauté brute, comme une héroïne perdue entre deux mondes : celui de la forêt et celui des songes.
Son univers était celui d’une créature libre et tourmentée, à la frontière entre rêve et cauchemar doux. Elle semblait solitaire, réfléchie, parfois un peu troublante, mais toujours fascinante.
Il y avait eu un simili d’enquête, un dossier clos aussitôt ouvert. Aucun doute sur le drame, Élisabeth étant connue pour ses beuveries nocturnes, pour ses errements tonitruants travers les ruelles. De carrure ronde, elle postait depuis peu sur Instagram son mal-être grandissant dans des publications de noir et de rouge, où une musique lugubre illustrait des images de cimetières, de vampires et de suicides. Enfin, l’enquête révéla presque tout de suite qu’elle ne savait pas nager. Encore un accident sordide et évitable. Le Maire ne voulant pas rajouter une couche ni faire tâche d’huile ou contagion de noyades, avait demandé aux journalistes de ne pas en faire des tonnes, de se contenter d’un filet informatif. Comme le même soir, un match de coupe de France entre Bergerac et un club professionnel avait tourné à l’avantage du petit club amateur, il n’avait pas eu à insister beaucoup. Élisabeth avait été invisibilisée par trois but à un.
11
Enfant, j’allais au temple tous les dimanches et chantait des cantiques en tentant quelques prières, bien que doutant de leur efficacité. J'ai grandi au milieu d’évangélistes… oh, rien à voir avec les télé-évangélistes américains et sud-américains dans les stades ! Mais quand même c’était chouette… à un niveau français… c'est-à-dire amoindri, moins spectaculaire, moins gospélisé… mais quand même beaucoup de musiques et de danses... genre joyeux lurons de la chrétienté !
Aucune croisade là-dedans. Heureux rescapés de la Saint Barthélémy faisant leurs prières à voix hautes, prières personnelles, pas apprises, pas répétées… Jamais de Notre père ou d’Avé Maria par exemple. Pas non plus de statues devant lesquelles s’agenouiller. Que des humains et puis des impositions de mains... des guérisons miraculeuses... des tonnes !... Tout le monde qui s’aimait bien... des frères... des milliers de frères qu’on était. J’avais suivi mes parents. Aucun choix ou conversion subite. Mais du bonheur réel. De la morphine sans médicament.
Et puis mon père était mort. Et puis j’avais grandi. M’étais senti intelligent. Tout devint sale. Charlatanesque. Je n’ai jamais pu m’expliquer que malgré les années passées une part de moi soit restée à l’âge de mes 10 ans, au milieu des évangélistes, avec la voix de mon père qui chante des alléluias.
C’est peut-être un reste de ça, qui m’avait fait choisir plutôt une association chrétienne qu’autre chose en plein milieu de la Covid Party. A cette époque, je vivais au centre-ville de Mulhouse. J’avais voulu soutenir d’une manière ou d’une autre. Et aussi marquer une fidélité à mon père évaporé. Ce qui m’avait boosté c’est le nombre exponentiel de sans abris dans la ville, le couvre-feu brisant la transparence. Parce que le premier constat du confinement, c’est qu'avec l’impératif de stationner chez soi, le clochard est le seul à demeurer sur des bancs et des trottoirs ; à divaguer solitaire tout le jour ; à plus pouvoir mendier la pitié de quiconque devant les boutiques fermées ou sur le parvis d’églises vides. Jamais ce peuple de laissés pour compte ne m’était apparu plus présent dans mon panorama qu’avec l’ordre du rester chez soi. Mon confort me dénonçait en comparaison.
Au petit bonheur la chance, j’avais fouillé internet et les possibilités multiples de m'offrir à une cause, quelle qu’elle soit, du moment que j’en obtienne le sentiment de faire davantage que seulement résister à la Covid sur mon sofa en faisant des bravos à 20h à la fenêtre.
Après un coup de fil et deux échanges de courriels, j’étais devenu bénévole du réseau de charité Saint-Vincent de Paul de mon quartier. Ayant visité la page Web de l’association, et sans aucune idée de mon utilité réelle, j’avais foncé tête bêche. Malgré ma cinquantaine, j’étais le benjamin d’une troupe de retraités surtout constituée de femmes. Le président de l’association m’avait reçu avec chaleur bienveillante. Il m’avait fait comprendre que mes bras d’homme encore vigoureux étaient les bienvenus pour déplacer les tables et porter les cagettes chargées comme des mules de victuailles récupérées à la banque alimentaire.
Ma première réflexion était que ces personnes semblaient venir d'une autre époque. Je m’étais imaginé maillon d’une usine au secours de la pauvreté, et faisais face à un agrégat de dames patronnesses. Car qui étaient ces gens ? Avant tout des dames âgées riches venues des quartiers de la haute bourgeoisie de la ville. Le président de l’association, lui-même retraité d’une profession médicale, ne dérogeait pas au profil. Et puis le fait que cette assemblée soit composée de 90% de femmes et soit malgré tout présidée par un homme, achevait de colorer tout cela d’un aspect très fin XIXème.
Du fait de mon absence d’expérience en solidarité réglementée, on m’avait expliqué le fonctionnement efficace. Chaque famille aidée rentre seule dans le hall. A l’appel du nom, je devais déplacer deux colis alimentaires qui sont sur une table vers une autre table près de l’entrée où la famille attend patiemment qu’on vienne déposer la nourriture. Avant ce système de filtration, les bénéficiaires entraient en même temps, ceux qui arrivaient en retard se faisant chaparder la bouffe par les premiers arrivés. Les pauvres se fauchant entre eux, il a fallu mettre un bon ordre à tout ça ! Autrement ça se terminait en coups de poings et en salamalec incompréhensible. C’est peut-être là-bas, au milieu de ces migrants et de ces dames riches, qu’est née ma volonté de vie ailleurs et autre.
12
Eve se promenait à l’écart de la ville, toujours seule et regonflée d’un espoir grandissant. Elle sentait qu'enfin quelque chose se passait ici. Qu’enfin de gros coups de massue allaient réveiller ce monde sclérosé. Pour elle-même, elle n’avait besoin ni de protection ni de génuflexions. Elle songeait résolument à demain et aux évolutions à craindre. Elle doutait fort que le calme renaisse dans cette petite ville avec ses fantômes.
Elle voyait dans les deux noyades coup sur coup, des emmêlements denses et extraordinaires. Des rappels à sa vie passée.
Elle ne comprenait encore ni comment ni pourquoi, mais elle était persuadée que ce revival était bon signe. Que c’était le destin en marche.
Elle avait repris place derrière son arbre épais, et lancé sa ligne loin dans le fleuve. Un joli poisson allait bien mordre à nouveau. Il suffisait d’attendre.
***
En venant à Bergerac, j’avais rempilé. Avec mon temps libre et mon expérience acquise, je m’étais proposé de rejoindre la branche périgourdine de St Vincent. Quand ils sont gratuits, les travailleurs sont touj7ours accueillis bras larges ouverts. C’est comme ça que j’ai atterri dans cette banque alimentaire.
Il y a dans la salle quarante deux tables en tout. Sur chacune est posée une feuille avec un nom inscrit au dessus de deux chiffres. Le nom indique le bénéficiaire ; les deux chiffres correspondent à la composition de la famille, combien d'adultes, combien d'enfants.
Les bénéficiaires ne viennent pas comme ils veulent ; ils doivent passer par la case assistante sociale ou aide humanitaire. C’est elle qui prévient en amont du nombre de tables à apprêter. Les bénéficiaires échouent ici surtout depuis l’Afrique, les Balkans, la Turquie, et plus loin en Musulmanie. Il y a seulement deux blases à consonance française. Et précision spéciale, sous tous les autres, il y a écrit pas de porc. Pour une somme forfaitaire de deux euros, les affamés repartent avec l’équivalent de deux caddies pleins de boustifaille.
Je déballe des colonnes de boites de conserve, des lampadaires de bananes et de raisins, des packs de lait, des légumes par dizaines, de la viande surgelée, du poisson idem, des yaourts par étages, des gâteaux et confiseries de toutes sortes, des couches pour bébés, des boissons sucrées, de l’huile d’olive et des vinaigrettes déjà faites.
De la caverne de ma poitrine, j’avais senti mon cœur s’accélérer lorsque le premier arrivant s’était pointé. C’était une femme seule. C’est souvent des femmes seules. Avec une progéniture aléatoire. Sur la feuille était inscrit « un adulte et quatre enfants ». Elle était venue avec trois petits sacs bien trop maigres pour avaler toute la nourriture lui étant destinée. J’essayais d’engager une conversation, plaisantant un peu. Comme je m’inquiétais de la façon dont elle comptait s’y prendre pour emporter l’ensemble, elle répliqua qu’elle ferait plusieurs voyages… qu’elle était venue à vélo… souhaitait que ce qu’elle ne pouvait emporter soit mis de côté… qu’elle reviendrait avec son grand garçon dans une demi-heure tout au plus. Son œil était gris comme une bille vitrifiée… elle avait des cheveux roussâtres… et puis sa mâchoire s'était fermée ne disant plus un mot. Je le constatais de suite, elle faisait partie du peuple interlope que l’on ne voit jamais quelle que soit la ville. La vérité était entrée dans ma vie comme un chat, sur des pattes de velours, au détour d’une grippe chinoise…
Chaque nouvel arrivant était une vie craquée survivant de l’aumône, de l’entraide intercommunautaire et du système D. Les suivantes étaient deux béninoises avec un garçon qui semblait avoir six ou sept ans. Je les aidais à charger leurs colis. Le petit souriait pleines dents quand je lui avais présenté une vingtaine de paquets de chewing-gum. Je parlais de la météo avec les deux mamans, ne désirant pas me cantonner au rôle de répartiteur alimentaire. Dans ma caboche boule de cristal, j’essayais de deviner le parcours, l'odyssée pour arriver là. Comme je trouvais incongru de poser la question, je ne la posais pas. La curiosité est souvent une obscénité. Puis c’était au tour d’une jeune blonde avec une poussette. Un Smartphone débordait de la poche arrière de son jean taille basse, juste au-dessus de son string rouge. Sa queue de cheval dessinait une boucle parfaite qui, après une légère remontée au-dessus de son crâne, piquait en cascade vive jusqu’à la naissance de ses fesses. C’était une image parfaite des Diane de l’antiquité. Elle s’approcha de la table sous les yeux immobiles de quelques vieux messieurs éblouis et magnétisés. Elle jeta un œil à la ronde, son regard émeraude tenant les mâles en laisse, les abandonnant dans le dortoir d’une lubricité rêvée seulement.
Le manège des entrées et sorties se poursuivit. Après deux heures de service, je quittais mon poste pour prendre l’air quelques minutes. Dehors, la file indienne diminuait irrémédiablement. Je dialoguais avec un dénommé Ali Derrouiche, sans papier algérien replié sur lui-même et demandant quand sera son tour. A ses côtés, un autre scarabée. Ils décrivaient en détails des destins en pièces, des départs dans l’effroi et la précipitation. Je ne pouvais démêler le faux du vrai, le tragique du conte pour occidental à attendrir. Écoutais seulement. C’était une histoire d’hommes projetés sur des chemins sombres et des mers profondes et qui, avec une énergie jamais étouffée, s’articulaient brisés dans la belle méditerranée devenue le temps de la traversée, la baignoire du diable. Au fur et à mesure du flot de paroles, je notais le rougeoiement des tempes, songeant qu’avec cette fuite de population, un sang précieux s’échappait de la veine des pays de l’origine de l’Humanité.
La journée s'achevait ainsi. En destins en perdition. En reclassements espérés. En vies terriblement altérées. En escamotages d’avenir. En gangrène d'un passé qu’il avait fallu amputer par années entières, avec le barda de vivre plus loin et mieux, après une fuite tumultueuse et empressée. Je me sentais au front d’une guerre médiocre, dans une tranchée regorgeant d'un monde sacrifié sous le fracas absolu de la modernité industrielle. Quasi me débattant chez les fous.
Je m’apprêtais à quitter mon poste lorsqu’une dernière bénéficiaire s’était pointée en courant, inquiète d’avoir passé son tour. Je l’avais reconnu immédiatement. C’était Eve, la pêcheuse à la ligne.
- Tu es bénévole, Adam ?! C’est cool ça ! dit-elle exténuée. J’arrive pas trop tard j’espère ! J’avais un tas de trucs à faire. Je suis trop contente de te revoir.
- Moi aussi ! Excuse-moi si je t’ai paru un peu froid la fois dernière. Mais dis-moi, tu viens souvent ici ?
- Oh ça fait quatre ou cinq mois. Mais j’arrête bientôt. Ça va peut-être durer un mois encore, le temps que je cherche du travail. J’ai pas toujours été aidée dans la vie malheureusement, mais là j’essaie d’y croire… On verra. Tu sais je crois qu’ils n’aiment pas ceux qui se cramponnent à leur rocher d’obole. Alors je bourlingue entre différentes associations. Et puis je pêche aussi un peu, dit-elle en éclatant de rire. Mais comme tu as vu, je dois pas compter là dessus pour pas crever la dalle !
Pendant qu’Eve égrenait ses lamentations, je ne pu m’empêcher de rajouter par connivence une pomme et quatre tranches de jambon à ses victuailles.
- Et les restos du cœur ? demandais-je.
- Il ne suffit pas d’être pauvre pour bénéficier des restos. Il y a un barème très serré… « Aujourd’hui on n’a plus le droit ni d’avoir faim ni d’avoir froid », qu’ils nous chantent chaque hiver… Tu parles !... je te garantie qu’on a encore le droit !
Son laïus vécu me fit réfléchir à mes calculs d’une vie rêvée facile.
Depuis que j’ai quitté mon travail et ma région, et c’était prévisible, une peur s’est installée : la peur de manquer.
Chaque jour, elle m’accompagne en toile de fond, plus ou moins forte selon les moments.
Être bénévole à la banque alimentaire me confronte directement à ce que je redoute :
Voir des personnes démunies, fragiles, dépendantes de l’aide pour survivre.
Je vois dans leur situation un miroir possible du mien.
Cela nourrit mon inquiétude : « Et si, moi aussi, je tombais là-dedans ? Et si je devenais ce que je sers aujourd’hui ? »
Parfois, je ressens une sorte d’angoisse sourde, une tension intérieure.
D’autres fois, une colère : « Pourquoi moi ? Pourquoi est-ce si fragile ? »
Et parfois aussi, de la honte, l’impression que la valeur de ma vie dépend de ma situation économique.
Mais au milieu de cette peur, une autre réalité s’esquisse :
Je découvre la dignité silencieuse de ces personnes que j’aide. Eve me regarde droite et fière. Elle n’a aucune idée de ce à quoi je pense.
Tous ces gens traversent l’épreuve, et restent debout, chacun à leur manière.
Cela m’interpelle : peut-être que la pauvreté, aussi terrible soit-elle, ne dira pas tout de moi.
Peut-être que même dans le manque, une vie humaine garde sa valeur, sa beauté.
La réalité me faisait un peu flipper malgré moi. Je songeais que je devrais peut-être pas trop attendre la fin de mon chômage, ni puiser à la légère dans mon pactole.
Voyant Eve repartir avec ses deux sacs chargés, je lui proposais mon aide et fus surpris qu’elle accepte tout de go. Après tout, elle ne savait rien de moi.
13
Elle vivait dans une grotte. C’est l’impression première que j’eus en découvrant son demi souplex sans fenêtre. Elle était en sous location d’un type ayant gardé la partie émergée pour lui. Eve avait accepté de bon cœur la partie sous l’iceberg, heureuse de fuir son ancien logis rongé de moisissures et envahi de cafards. Elle avait aménagé avec goût sa caverne. Il n’y avait pas tout le fatras auquel sont attachés les gens qui ne jettent rien, cette accumulation hideuse de mobiliers et bibelots iconoclastes que j’avais subie dans tant de demeures. Un joli canapé cuir faisait office de salon et de chambre à coucher, le canapé pouvant s’ouvrir pour faire lit. Collé à un petit frigo, le lavabo faisait office de cuisine et de coin pour se laver. Un micro-onde permettait les repas chauds. Il y avait aussi une table basse, un fauteuil, et deux étagères servant l’une de bibliothèque, l’autre de vaisselier. Enfin une petite armoire pour ses vêtements. Le tout dans moins de 30 m2. Pendant qu’elle me préparait un café, je fouillais sa bibliothèque du regard et fus surpris de l’absence totale de photo. Un pendentif en argent montrant une moitié de cœur était posé dans une boite à bijou ouverte. J’en fus surpris, Eve ne portant sur elle, ni alliance, ni bracelet, aucune miroiterie.
Y avait dans sa bibliothèque du Georges Bernanos, du Stefan Zweig et une grosse Bible édition Louis Second. Le reste, c’était surtout des Atlas, des prospectus de voyages et des bouquins cuisine. Aussi une collection complète de Tchoupi. J’en déduisis qu’elle avait eu un enfant, mais ne posais aucune question, si ce n’est sur la présence de cette Bible :
- Tu crois en Dieu ?
- J’y croyais… Mais avec toute cette misère, c’est pas possible d’y croire. Le Dieu qui me plaît c’est celui du déluge, celui qui a effacé les hommes et leur méchanceté sous des trombes d’eau ! Qui nettoie les incuries de la Terre !... tu sais… les humains méritent rarement de vivre. La majorité est inutile et nuisible. Mais toi… ne me dis pas que tu y crois !
- Moi… je crois que Dieu a raté son coup. Avec la création je veux dire… Peut-être comptait-il sur les hommes pour la poursuivre. Je crois que l’humanité est au bas d’une verticale. Va-t-on aller vers un désastre ou une réussite, je ne le sais pas. En fait, tout dépend de ce que l’on entend par Dieu. Pour moi, Dieu c’est la vie. Où si tu préfères, toute vie est Dieu. Je ne sais pas si je m’explique bien. La vie (Dieu donc) ne se voit pas à l’extérieur. Dieu (la vie) s’éprouve dans son intériorité invisible. On ne voit jamais la vie ou Dieu, on ne voit que des êtres vivants. Des êtres vivants se mutilant et s’entretuant. Car la vie est un meurtre perpétuel. Je veux dire par notre appétit d’absorption d’êtres vivants de toutes sortes, végétale ou animale. Dieu est la vie, et nous mangeons la vie. Nous sommes anthropophages, cannibales. Non, Dieu en tant qu’être extérieur à nous et voulant être aimé par les hommes, je n’y crois pas… Si Dieu avait voulu être aimé sans calcul, il se serait contenté de créer les chiens, c’était largement satisfaisant !
Eve me regardait avec étonnement, précisant sa question :
- Donc, Jésus-Christ n’est pas le fils de Dieu ?...
- Eve, je suis convaincu que nous sommes tous Dieu, ou tout du moins une part de Dieu. Par définition nous sommes alors tous les fils de Dieux ! Il y a un Dieu en chacun de nous ! Le seul fait de se sentir soi-même plutôt que de ne sentir rien prouve notre déité, non ? Mais l’autre face de cette réalité sensorielle et propre à chacun, c’est le Mal. Car pareillement, nous sommes alors tous Satan !... Satan, c’est notre déité boursouflée du pire. Sais-tu que nous avons pendant des millénaires mangé nos premiers nés ! Je ne plaisante pas ! Le meurtre des premiers nés sous Hérode, ou la dixième plaie d’Égypte sous pharaon, ça n'est rien d’autre qu’une réminiscence de ça ! Crois-tu réellement qu’Abraham ait arrêté son bras lors du sacrifice d’Isaac !
Eve s’était mise à trembler, alors j’avais proposé de nous asseoir et en avait profité pour changer de sujet.
Elle avait récupéré un calme apparent. Eve avait resservi un café. Puis, nous avons parlé Pop britannique, Andy Warhol et littérature. Elle me vantait Stefan Zweig, je lui rétorquais René Barjavel.
Après les cafés, je restais pour dîner une pizza surgelée. Eve parlait volubile du temps qui passe, du hasard des rencontres et souriait. Elle s’était mise à fredonner «Something » des Beatles, et je restais subjugué par sa voix. Une magie glissait sur la soirée et une bouteille de vin blanc se vida quasi toute seule. Je la regardais au travers de la lueur chancelante d’une bougie. La lumière jaune des ampoules lui semblait un envahissement désagréable de sa grotte. Une lampe de flic pleine gueule demandant à chaque recoin de se désaper. Peut-être aussi que son demi-visage paralysé en était la cause. Aucun miroir ne pendait nulle part.
A la fin du repas, Eve s’était levée et avait chanté et dansé toute seule, virevoltant tel un derviche amoureux. Je l’avais suivie du regard, envoûté par son corps encore svelte, par ses fesses pleines et sa voix chaude. Elle avait les lèvres gonflées d’une sève qu’elle pensait avoir asséchée. Se couchant sur le tapis, elle s’était étendue par terre. Tout son corps s’était caché dans l’ombre. Au bout de cinq minutes, elle avait demandé de la rejoindre, puis avait noué ses bras et ses jambes autour de moi dans une souplesse d’acrobate qui lui était revenue. La jointure de ses lèvres s’était entrouverte, et j’avais senti son haleine chaude et des tétons durcis sous sa chemisette. Ils étaient ronds comme une boule et doux au toucher. Elle avait gonflé sa poitrine et creusé ses reins. Elle avait de beaux bras blancs, des poignets fins et un buste ample d’où émergeait le rose de ses seins. Appuyée contre le sol, Eve ruisselait de désir. Elle avait tout du boa constricteur, me consommant en proie docile, carnivore vorace et rampant, m’enserrant avec toujours plus de puissance, s’enroulant autour de ma peau, en gobant chaque partie. S’ensauvageant avec brutalité comme lorsque le plaisir prend toute la place, elle avait quitté son jupon et s’était assise à califourchon, léchant mes lèvres et mes paupières. Ses hanches rondes balançaient au-dessus de moi par vagues, dans un flux et un reflux me faisant chavirer puis sombrer tout entier. Et puis, ses longs cils avaient lancé des mouvements épileptiques. Et puis, son râle était venu mourir contre mon cou. Les heures s’en étaient allées et je passais la nuit entière dans sa grotte, vide de force et étonné.
Dès l’aube, j’ouvrais tout grand l’une des fenêtres qui n’existaient pas… Bordant le jardinet, un lézard courait sous les buissons. Eve était assise dans son fauteuil, molle et silencieuse dans ses larmes. Elle ne me regardait pas remonter mon pantalon, devinant que je m’apprêtais à quitter sa présence.
Elle murmura, les nattes ouvertes et la chevelure crêpelée :
- Tu vas me foutre au rebut…
- Moi ? mentis-je. Sûrement pas !
- C’est tout ?
- C’est dans ta tête.
- Adam, pourquoi parles-tu comme tout le monde…
- Qu’espérais-tu de moi ?
- Rien. Je suis bête. Je suis une bête. Et tu es beau. Tu sais… ma vie n’est pas simple. Le chômage ça ne se vit pas, ça se supporte. Avant de vivre ici, il a fallu que je parte. Je n’avais pas un centime en poche. Je recevais des lettres de menaces de partout. On a l’impression d’avoir une maladie honteuse. Les amis, on en a vite fait le tour dans ces moments-là. Avant, on était quelqu’un, après on est juste chômeuse, nivelée à zéro dans l’estime de soi. Ça a influé sur ma santé bien sûr, mais plus encore sur mon caractère. On devient aigri, on a l’impression d’avoir les nerfs à vif. J’ai peur de devenir folle… je prends des médicaments, j’ai des angoisses formidables.
Elle s’était lancée dans un de ces fameux monologues que certaines femmes appellent une conversation.
Sans un mot, je sortis.
14
Mourad M’Barki regardait les touristes agglutinés aux édifices et aux restaurants. Il se disait que les gens comme lui sont et resteront éternellement transparents. Moins intéressants que les pierres. Jamais les passants ne lèvent les yeux vers lui pour le regarder, au contraire. Ils les baissent et changent de trottoir. Au début il en avait tiré une petite gloriole, s’était senti craint et fort. Maintenant ça le rendait amer et en colère. Il avait compris que cette absence de regard l’avait catapulté au cimetière avant l’heure. Que s’il disparaissait demain, personne au-delà de sa petite bande ne s’en apercevrait. Qu’il comptait moins qu’un platane ou qu’un passage clouté.
Avec sa camarilla de six, il fumait du shit le long du fleuve, et vidait quelques canettes à l’abri des regards de la police municipale. Il ne la craignait pas, mais savait que malgré toutes les batailles gagnées, cette petite guérilla ne pouvait que finir par une défaite finale. Que le temps jouait contre eux. Que si pour l’instant ils étaient adolescents, vus comme tels et jugés comme tels, l’accumulation sur le casier finira forcément par une addition salée bout du compte. Et puis, il ne s’imaginait pas à trente ans avec ses potes au bas des halls d’immeuble, avec une progéniture refaisant in aeternam son épopée. Il ne voulait pas son fils Sisyphe de sa vie. Il faudra bien travailler et quitter ce trou. Ce qui le différenciait du reste de sa bande, c’est sa gym matinale et l’entretien assidu de son corps. Il fumait seulement en leur présence, pour faire comme eux. Par un miracle inexplicable, il n’était pas prisonnier du tabac.
Pour l’heure, policiers et gendarmes le traitaient comme un microbe relativement inoffensif. Une statistique à surveiller de près, mais sans trop trifouiller dedans. Donnant donnant. C’était un pacte non écrit mais compris par tous. De temps à autre, il y avait un grabuge pour un contrôle inopiné, mais ça se passait relativement tranquille.
Mourad M’Barki jugeait préférable que cela en reste là. Il avait briffé sa bande. Ils ne combattaient qu’en cas de nécessité absolue : pour fuir après un larcin, ou pour venger un ami malmené pendant une interpellation s’étant mal passée. Sachant que par définition toutes se passent mal. Mais là, c’était une question d’honneur et de respect. Depuis ses premiers jeux d’enfant, Mourad savait qu’aucun indien ne se laisse attraper au lasso par les cowboys sans décocher sa flèche.
***
Qu’on me permette d’avoir l’humeur d’une feuille morte. D’être parfois brutalement bourru. Le genre humain ne m’a pas rendu insensible, mais m’a tiré petit à petit vers moi-même. La peur d’être déçu l’a emporté sur la confiance à l’aveuglette. J’étais trop convalescent pour me lancer dans des folies à ciel ouvert. La ligne de crête était abrupte, et je ne voulais plus que des fourrés et des sous-bois.
J’étais venu en Dordogne pour devenir un homme de la nature, amateur de choses vraies comme les arbres, les feuilles, l’herbe, l’eau qui court, les bêtes, et toutes ces réalités. Aussi pour écrire un joli livre et gagner un prix prestigieux. Pas compagnon d’une nouvelle galère. Je me méfiais suffisamment de mon côté bon samaritain pour ne pas vouloir finir crucifié. J’avais ressenti en quittant Eve une sorte d’urgence confuse, comme si je devais partir avant même de comprendre pourquoi. Mon esprit cherche peut-être des justifications, mais elles sont floues, éparpillées. Un malaise avait monté, lourd mais insaisissable. Peut-être ai-je eu peur de quelque chose, de ce que je ressens, ou de ce que je devrais ressentir et que je ne ressens pas assez fort.
Je m’étais surpris à éviter son regard, à fuir l’écho de ce que nous avions fait durant cette nuit. Dans ma tête, des pensées rapides : ‘C’est mieux comme ça’, ‘Je ne suis pas prêt’, ‘Elle mérite mieux’. Mais ces mots sonnent vides, comme une tentative maladroite de me rassurer.
Au fond, je sais que je laisse derrière moi des questions sans réponses, une blessure que je n’explique même pas à moi-même. Un poids naît, que je porterai en silence, mêlé de regrets confus et d’une liberté étrange, teintée d’amertume. On verra… avec le temps, on verra.
Je sais que le monde est infiniment plus riche, plus varié et plus passionnant que les jolies abstractions de gymnastiques, même grandioses. Je suis sûr qu’il y a plus de vérités dans le regard d’un chien que dans le discours pleurnichard des amours vaincus. La nature sait toujours ce qu’il y a de mieux pour elle. Pour les sentiments, j’ai souvent constaté que tout le monde sait, ou que personne ne sait, ce qui revient à peu près au même. Il m’arrive souvent de me heurter à ma logique. A ne pas comprendre le pourquoi et le comment. Pour Eve je ne savais pas. Je m’étais caché entre ses bras. Et au matin, j’étais reparti marcher.
***
Je suivais le sentier qui longeait la Dordogne, porté par la lenteur du fleuve et la douce indifférence du monde alentour. Sous mes pas, la terre humide rendait un bruit sourd ; l'air frais, chargé d'odeurs de mousse et de feuilles mortes, emplissait mes poumons. Je marchais sans hâte, laissant mon esprit dériver, bercé par le bruissement léger des branches, le clapotis discret de l'eau.
Puis le coup de feu a éclaté.
Un bruit sec, violent, si proche qu'il a lacéré l'air à quelques mètres de moi. Pendant une seconde suspendue, mon corps est resté figé, incapable de comprendre. Puis la peur, immédiate, viscérale, a jailli comme une bête furieuse. C'était pour moi. Je le savais. Il n'y avait aucun doute possible.
Je me suis baissé d'instinct, le cœur cognant à tout rompre contre ma poitrine.
Cours ! a hurlé une voix en moi. Mais mes jambes sont restées plantées là, comme si la terre elles-mêmes s'étaient refermées sur mes chevilles.
Autour de moi, le paysage familier s'était métamorphosé en territoire hostile. Chaque bosquet, chaque fourré semblait dissimuler une menace. L'ombre projetée par un tronc devenait celle d'un homme armé. J'avais la sensation aiguë, presque douloureuse, d'être observé, visé, traqué.
Pourquoi moi ?
La question me tournait dans la tête à toute vitesse, absurde, irrépressible. Qui aurait pu me vouloir du mal ici, dans cet endroit oublié du monde ?
Un deuxième bruit, plus léger — une branche qu'on écrase peut-être — m'a arraché à ma paralysie. Je me suis redressé brusquement et j'ai commencé à courir, fendant l'air glacé, trébuchant sur les pierres, heurtant les ronces qui griffaient mes jambes.
Ne pas regarder en arrière. Ne pas tomber. Avancer. Toujours avancer.
Le sentier semblait s'étirer à l'infini, labyrinthique, indéchiffrable. Chaque détour devenait une embuscade possible. Chaque silence, une menace.
Finalement, haletant, vidé, je me suis effondré derrière un talus, les bras tremblants, le visage en feu. J'ai tendu l'oreille. Rien. Pas un pas. Pas un murmure. Seulement le souffle lourd de ma propre peur.
Et pourtant, même immobile, caché, je sentais encore le poids d'un regard posé sur moi. Invisible. Persévérant.
Je suis resté là longtemps, prisonnier de cette certitude absurde que quelqu’un, quelque part, m’avait choisi. Ce n'était peut-être pas une balle qui avait cherché mon corps — mais c'était mon existence toute entière qui, en cet instant, semblait avoir été visée.
La Dordogne glissait silencieuse, lorsqu’un second coup de feu claqua. J’avais fermé les yeux par réflexe. A mes pieds, un oiseau à l’aile blessée venait de chuter. Je ressentais sa douleur et, par mimétisme, mon bras gauche refusait de bouger. Je vis l’oiseau tressaillir du choc, convulser une dernière fois, et s’immobiliser pour l’éternité. Nous n’étions pas en période de chasse, et j’étais à l’orée de Bergerac. Pas en forêt profonde. Je titubais de peur, me baissais ras du sol et chuchotais pour moi-même. Un troisième coup claqua.
N'ayant aucune idée s’il était mieux pour moi de rester baissé, de me cacher sans bruit en raison d’un assassin en liberté, ou au contraire de crier et me montrer, pour que le chasseur du dimanche comprenne son erreur et sa bêtise, je décidais de filer au trot, de courir jambes à mon cou jusqu’au vieux pont de la ville.
A destination, je m’arrêtais essoufflé et tremblant. A peine remis, j’avais pris la direction du poste de police. Je répétais en moi-même ma mésaventure, et je voyais bien que la tentative de meurtre dans mon crâne mutait, au fur et à mesure des répétitions, simple bisbille, puis jeux d’adolescents maladroits, puis imagination galopante et trop fertile. Le nécessaire recours aux mots avait distendu ma réalité sanglante. Pour finir, je n’avais pas pénétré le poste ni déposé aucune main courante. J’étais juste rentré me changer et me doucher.
Je pensais au grotesque de mon récit, si j’avais dû raconter ça au commissariat de quartier. Genevoix avait écrit ses souvenirs sanglants de guerre avec « Ceux de 14 », Céline de même avec son « Voyage au bout de la nuit ». Ma guerre à moi, c’était un oiseau crevé par mégarde ou par mort naturelle. Après tout, il faut bien que les oiseaux meurent quelque part. Je ne m’étais jamais posé cette question : que ce passe t-il si un oiseau meurt de vieillesse alors qu’il est dans le ciel ?... La loi de la gravité veut qu’il tombe au sol. Avec ça, je n'avais pas examiné l’oiseau mort. Étais-je vraiment certain qu’il avait du sang ? Et quand bien même en aurais-je vu, il pouvait très bien provenir de sa chute verticale ! Oui… j’avais bien fait de m’abstenir du ridicule.
Je n’avais ni brancard, ni peau trouée, ni trépanation. Les hommes de ma génération sont passés au travers des vieux conflits passés. J’étais biberonné au Président Macron, plus jeune que moi de huit ans, qui s’était inventé un lexique militaire pour nous parler d’une grippe. Ah ! Je l’avais envié terriblement en 2020 ! Comme il avait dû jubiler chaque soir avec son costume de général et ses conseils de guerre !...
Depuis, Poutine avait dépoussiéré le vieux concept. Il avait remis le point sur le i des mots. La grippe ne semblait plus une guerre pour personne. Le tsar avait envahi l’Ukraine et j’avais senti qu’il était temps de mettre les voiles plus à l’ouest. Bien que la poudrière de Bergerac soit une cible plus évidente que le marché de Noël alsacien. Mais fuir ne respecte aucune logique, si ce n’est celle d’aller le plus loin et le plus vite dans la direction opposée de celui qui vous effraie.
15
Il fallait bien que cela arrive un jour, et j’étais en réalité assez surpris d’avoir tant attendu. Non pas espéré, mais attendu. J’étais convoqué à l’agence locale de France Travail. Dans mon idée, une file ininterrompue de miséreux allait me précéder, et j’allais devoir faire piquet de grue dans une salle d’attente archi bondée, au milieu d’autres estropiés de la société archi marchande. Calembredaines que cela ! J’avais rendez-vous à 15h30 et n’avais pas passé 5 minutes en cale sèche dans le hall de réception que déjà ce fut mon tour. Mon numéro est apparu sur un panneau digital, je fus reçu par un frais jeune homme tout juste sorti d’école de commerce, ici pour une expérience et un stage rémunéré. C’était fini les guichets SNCF de jadis, les entretiens parloirs de prison. J’étais dans un charmant bureau, avec un ordinateur dernier cri et de jolies plantes vertes. Paul (c’était le prénom du jeune homme) me demanda de prendre place face à lui, m’accueillit avec un large sourire, et m’indiqua avec assurance qu’il allait me trouver « quelque chose ».
Après avoir vérifié mes coordonnées, il m’avait demandé de lui laisser un CV et une lettre de motivation type. Aussi, Paul m’avait informé de mon droit à 34 jours de congés en tant que chômeur !... Dans mon ancien boulot de salarié cadre, j’en avais 28 !... Il précisa que je pouvais poser ces jours quand bon me semble, et que personne ne m’embêterait durant cette période. Il m’avertit avec précaution qu’il fallait que je cherche du travail (sic) et que je vienne aux convocations, s’il y en a. Pour finir, il m’a serré la main, avec toujours ce grand sourire, et m’a demandé de le prévenir si par moi-même je trouvais « quelque chose »…
***
Il y eu une période terrible les premiers mois. Lorsque la mélancolie me prenait, je cherchais une âme qui me ressemble, pénétrais bars et cafés, m’y plantais de l’aube au noir du jour. Plongeant dans mes souvenirs agonisants, je voyais des diablesses de carton, des gueuses à crapauds, de belles musaraignes criardes et dansantes, peuplade fétide du comptoir de Tess. Redoublant de roublardise et les cheveux en désordre, ces créatures narquoises et bipèdes accostaient la race des crocodiles, les vieux messieurs solitaires échoués là. C’est ainsi que j’avais pris conscience de mon aspect : lorsque ces Jézabel fleurs béantes avaient joué sur moi leur hypnose.
Des larmes abondantes coulaient sur mes joues, et leurs yeux brillaient d’une flamme si douce que des rêves grandioses naissaient de leurs volutes. Après quelques verres et quelques valses, m’appropriant leur monde et leur aplomb, je les invitais à continuer dehors, à s’engouffrer plus loin dans ma fissure, à me dépouiller véritablement. Quant à moi, je redevenais mon crucifié volontaire, les laissant planter leurs griffes, et buvant toute leur ciguë.
Ce fut le lendemain que flotta la troisième nymphéa de chair.
Le fleuve l’avait ramené au même endroit quasi que la première, telle une anguille jumelle, une épave échouée sur les rives humides du panneau BERGERAC.
La vision macabre offrit un frisson pur à la foule des premiers passants. Le lieutenant Harif Gaouez avait rappliqué illico, accompagné de son fidèle adjoint, le gendarme Aurélien Marbot.
La morte se nommait Harmony Bons. Une dame âgée se promenant chaque soir dans le coin. Gaouez fut presque soulagé qu’il ne s’agisse pas d’une jeune femme. Cela coupait le lien facile avec les deux premières noyées.
Un faux pas est si vite fait ! Ce fut la conclusion de cette noyade. Elle avait dû chuter du vieux pont elle aussi. Et comme là-bas l’eau est toujours forte et profonde, elle n’aura pas survécu. Il a beau exister des ponts d’où tomber, cela commençait à faire beaucoup pour le lieutenant Gaouez. Il s’en ouvra à son adjoint qui lui répliqua qu’il ne voyait pas où était le mystère. Qu’on ne décrétait pas un accident d’autoroute suspect parce que deux autres avaient eu lieu au même endroit. Et qu’un fleuve, après tout, n’était rien d’autre que la plus vieille des autoroutes…
16
Le cimetière Beauferrier de Bergerac n’est pas un charmant lieu où reposer. Ouvert en 1830, il est totalement plat, peu arboré et bordé d’une ligne de chemin de fer, placée là uniquement en raison de la surdité des occupants.
Lorsque je visite une ville, c’est toujours que je passe par son cimetière le plus prestigieux. Aux égards que l’on montre aux chers vieux disparus, on comprend avec justesse comment une population se voit, et comment elle se vit sur la ligne du temps.
Aussi, j’aime y découvrir les gloires locales, les fanions historiques et les pèlerinages possibles.
Ici, je n’avais vu de gloire se hissant au-dessus des lieux que deux sommités. L’une militaire, le général napoléonien Jean Boudet, vainqueur à Lodi, à Marengo et mort d’épuisement à la bataille de Wagram en 1809. Son corps à dû être rapatrié ici pour apporter un peu de gloire au nouveau cimetière, où pour gonfler d’orgueil un maire jubilant.
L’autre gloire du lieu est une femme, une poétesse et une amoureuse : Catherine Pozzi. Elle fut durant les années folles la maîtresse de Paul Valery, l’amie de Rainer Maria Rilke ou d’Anna de Noailles. Je restais de longs instants devant son cénotaphe et répétais après elle :
« J’aime les roses qui se meurent,
Les caprices inachevés,
Et le long regret qui demeure
Au bout des refus énervés »
***
Comme le soleil brillait et qu’il était encore tôt, je résolu d’aller me perdre au marché situé sur la place de l’église. Des cachalots gras et pressés montraient leur tête parmi les allées. Infatigables, ils creusaient des sillons dans le bitume, sillons devenant sous leur poids des fosses. Leurs nageoires tremblantes contrastaient avec leur allure terrestre. Ces marchands du temple se dirigeaient vers les recoins obscurs, ouvraient un portefeuille scellé, ployaient sous une avarice moissonneuse-batteuse. Je déambulais complice au milieu de leurs accents. Ce bourdonnement m’irritait. Je me sentais trahi. Un merle chanta trois fois. Les marchands haranguaient les hommes. En rendant votre monnaie leurs mains pareilles à des ventouses vous volent vos doigts, se nourrissent d’étreintes visqueuses avec l’argent. Je me demandais si cette cohue savait ce qu’elle faisait. Si quelqu’un un jour saurait la pardonner. Une sève brûlante battait mon front, je cherchais vainement un Eden. Dans ces moments-là, je doutais du sens qu’avait mon exil… mais c’est moi qui l’avais voulu, que nul n’en soit accusé.
17
Il était minuit et plus, place Pelissière. De bars en bars, de douceurs en manques, j’avais cessé de parlementer avec des bobines inconnues et avais rejailli ivre dans une ruelle noire et pavée. Je cherchais mon logis dans l’obscurité. C’était une résidence sécurisé appelée « le clos de Roxane ». Une centaine de 2 ou 3 pièces, peuplés exclusivement quasi de célibataires, collé le long de la Dordogne, mais sur la rive gauche. A l’écart des bars et des touristes. Il fallait encore traverser le vieux pont pour l’atteindre, et je titubais pas mal. J’en étais encore loin et arrivais sur une place.
Un monarque juché en son milieu sur un piédestal majestueux m’attendait au tournant. Ce roi impassible et figé dans une posture étrange, levait les yeux vers les étoiles du ciel. Ce n’est qu’arrivé tout près que je reconnu l’emblème de la ville, leur fabuleux Cyrano. Je m’étais déchaussé et avais posé mes guêtres aux pieds de la statue. Dans mon enthousiasme naïf, j’avais parlé à la pierre, lui avais demandé ce que je faisais là. Un réverbère s’était éteint comme par magie, et Cyrano était entré complaisamment dans l’ombre.
- Qu’as-tu ?
Respirant à pleins poumons, je tremblais dans l’obscurité.
- Qu’as-tu ? répéta la voix rauque.
Je levais la tête, gonflais mon cou, et peinais à bredouiller quelque chose. Derrière les ténèbres opaques s'était dressé un quidam invisible.
- C’est moi qui te parle, abruti ! Ne regarde pas cette statue… là… voilà… j’arrive. You know what, je crois que si elle pouvait parler, elle nous étonnerait !
La lumière incandescente d’une cigarette semblait se déplacer toute seule. Un vieil homme trébuchant avança et son visage se dévoila partiellement. Il s’appelait Samuel. Était anglais de Southampton. C’était lui qui avait parlé. Il était de passage seulement. C’est en tout cas comme ça qu’il avait commencé la chose, il y a huit ans. Il avait ri et avait ajouté : « Anyway, on n’est toujours que de passage où que l’on soit, non ? »
Sous le lampadaire blafard, au beau milieu de nulle part, trônait ce vieillard au regard vague, le chapeau de travers et la moustache ébouriffée. Assis de guingois sur un vieux banc de pierre, il brandissait une pipe ébréchée d’où s’échappaient des volutes capricieuses, parfumant l’air d’un tabac âcre et doux à la fois. Ses vêtements, un patchwork d’étoffes passées, semblaient avoir traversé mille aventures, tout comme ses bottes éculées qui battaient la mesure d’une musique intérieure que lui seul entendait.
Un rire grave secouait parfois sa carcasse maigre, sans raison apparente, attirant des regards tantôt amusés, tantôt attendris. Il ponctuait ses éclats de gestes théâtraux, comme un comédien jouant une farce dont il serait l’unique spectateur. À chaque bouffée tirée de sa pipe, ses yeux clairs pétillaient d’une malice enfantine, défiant l’ordinaire, et malgré son haleine forte de vin et de souvenirs, il dégageait une sorte de poésie rapiécée, de liberté débraillée qui forçait le sourire.
Après ça, il avait baragouiné des phrases sans queue ni tête, mais dans un français impeccable. Il paraissait ce qu’il était : un pauvre hère qui s’embrouillait dans des explications vaseuses. Il portait sur lui une crasse et des bleus. Vous voyez le topo, le machin. Il avait l’air de s’en fiche, vous comprenez, par fainéantise, petit à petit, il s’était laissé aller, semblait à demi fou.
Je ne peux pourtant pas dire qu’il semblait incapable de raisonner. C’était juste un type perdu dans le monde actuel, qui n’avait pas su apparemment réagir convenablement devant les problèmes administratifs, les problèmes médicaux. Sans être bête. Parce que ce qu’il disait, il le disait correctement. C’était juste un monsieur qui ne vivait pas avec son temps. Il périclitait.
Il avait de la bête l’instinct de survie, ce vieil homme aux doigts tremblants, cramponné à sa pipe comme à la dernière balise d’un monde en naufrage. Sous son manteau élimé, usé jusqu’à la corde, il portait la maigreur des chiens errants et le regard lustré de ceux qui ont trop vu. Ivre, oui, mais droit dans son désordre, il arpentait la place en titubant avec la dignité étrange des rois déchus. Chaque bouffée de fumée semblait un acte de défi, une manière de dire à la vie : « Je suis encore là. »
Les adolescents l’observaient en riant, les anciens hochaient la tête avec une indulgence lasse. Lui, indifférent, riait parfois tout seul, éclats rauques et cassés, comme des pierres qu’on jetterait contre l’oubli.
La nuit avançait sur Bergerac, enveloppant la petite place d’un halo doré où dansaient les premières bouffées fraîches. Le vieillard, lui, ne semblait pas sentir le froid. Sa peau tannait sous l’alcool et le tabac, cette armure invisible que l’usure des jours avait forgée.
Il avançait à pas heurtés, lançant parfois un clin d’œil complice aux passants pressés, comme s’il les invitait dans son carnaval privé. Quelques pièces tintaient dans une vieille besace qu’il secouait d’un geste théâtral, mais il ne tendait jamais la main : il ne mendiait rien, ni pain ni pardon.
Parfois, il s’arrêtait au pied d’une fontaine ébréchée, levait son verre imaginaire et portait un toast muet aux ombres du passé. Peut-être trinquait-il avec les fantômes d’anciens amis, avec ses amours fanées, avec la jeunesse envolée.
Quand le vent soufflait plus fort, il rabattait son chapeau sur ses yeux clairs et fredonnait une chanson oubliée — un air de marins ou de soldats, rauque et troué comme sa voix.
Au fond, il n’était pas fou. Pas plus que ce monde qui tourne à l’envers.
Il était seulement un homme libre, indompté, ayant choisi de s’éloigner de la ligne droite pour mieux danser dans les marges.
Et sur cette place où la vie filait à toute vitesse, lui demeurait, ivre, fumant, riant, comme un dernier éclat de folie tendre planté en travers du temps.
A mon point de vue, il était heureux. Indiscutablement. Quel que soit l’homme qu’on est, on défend sa survie. Ce n’est pas de l’intelligence. C’est de l’instinct. Même une bête a de l’instinct. Si l’homme vous lui enlevez l’intelligence, laissez-lui au moins l’instinct !
Il trimballait avec lui deux bouteilles pleines d’un vin du pays. Nous étions allés finir la nuit en bord de fleuve, là où la grande barque attrape-touristes sombre sur le sable, juste après les grandes lettres blanches formant le nom de la ville. Il m’avait saoulé de sa vie, d’un mariage raté et de l’alcool qui effaçait tout. Samuel s’était uni en Angleterre il y a longtemps avec une française. Ils avaient perdu dans un accident stupide leur unique enfant, et le couple avait succombé pareillement. Sa femme, ne supportant plus de voir les traits de l’ange perdu dans ceux de son conjoint, avait pris un billet retour et définitif pour la France. Lui l’avait suivie, n'acceptait pas la double peine, encore moins d’être condamné à perpétuité par la mort de leur enfant. Il aimait toujours sa femme et voulait la convaincre de revenir. Mais ça, c’était il y a huit ans. Tout ça avait été fait en pure perte. Il n’avait plus ni famille, ni travail, ni amour propre. Il se clochardisait ici, attendant qu’elle change d’avis. Jusqu’ici elle n’avait pas changé d’avis. Je l’avais laissé se raconter, selon le principe qui veut que l’on ne peut parler et boire en même temps. Que ma part des deux bouteilles s’en trouvait accrue.
18
Un couple épuisé, ouvrait sa fenêtre place du Dr Cayla, pour balayer la moiteur de la nuit. L’étage au-dessus, une vieille tendait son linge entre deux volets. Un chien sans laisse et sans race vagabondait, rasait les murs du temple protestant, paraissait en procession secrète. Devant « la Cantine de Cyrano », un serveur sortait tables et chaises, parasols et cendriers, passant des coups de chiffon au ralenti. Il nomadait les yeux cernés, affamé d’un sommeil avare et le dos déjà fourbu.
« Regardez là les gars » !
Il était huit heures trente. Un groupe de jouvenceaux s’apprêtait à grimper dans des canoës Quai Salvette pour une balade sur le fleuve. Ils nous fixaient ahuris et piaillant, amusés de découvrir leurs premiers cadavres. Nos loques et nos corps immobiles bord de Dordogne construisaient une tuerie excitante dans leurs caboches juvéniles ! Ils jubilaient de découvrir deux nouveaux noyés ! S’imaginaient déjà raconter ça à leur famille et aux gendarmes.
Que leurs macchabées soient allongés à l’intérieur de la gabarre totem de la ville ne dérangeait pas leur logique.
Leur déception fut immense lorsque nous avions levé la tête. Ils étaient aussitôt retournés à leurs pagaies, et avait chassé de leur mémoire comme un souvenir déprécié, les deux hurluberlus sans valeur. Leur silence était retombé sur nous.
Samuel, avec une mâchoire endolorie et une migraine abominable, voulu se lever :
- Oh fournaise ! Mon ami, on s’est bien embarqués ! On en a tenu une sacrée couche !
- Tu en as tenu deux ou trois !
Samuel cherchait à ramper vers une balustrade pour tenir debout.
- Il me faut trois cafés serrés ! Je t’en paie un ?
- Non merci, je vais marcher un peu. J’en ai vraiment besoin.
Très vite, j’avais pris la direction de la voie verte, attendant d’être hors de vue de mon camarade pour bifurquer vers le centre-ville. Je jugeais préférable que le vieux Samuel ignora complètement où je crèche.
Le sang encore bouillant d’une nuit lourde d’excès, j’avais résolu de me mettre à la diète, de bannir totalement tout alcool pour des semaines, trouvant trop peu manœuvrables les petits trottoirs de Bergerac. Je m’étais surpris à mimer dessus le jeu d’équilibriste des gymnastes de poutres, récoltant sans contestation un zéro pointé des juges. Me cramponnant aux murs restés droits, il me fallut pour arriver chez moi bien trente minutes d’errance, puis cinq minutes encore pour ouvrir ma porte. Je m’étais écroulé d’un bloc dès le verrou tiré.
Ce que je viens de relater, scabreuse et étrange aventure, est chose terminée. C’était un mal évitable. Un costume qu’il était pourtant quasi impossible de ne pas porter.
Transposé corps et âme du Rhin clair vers la Dordogne brumeuse, laissé libre de mes choix et sans frein de quiconque, j’avais vécu les soubresauts trempés et les bouillonnements de tout un chacun lorsque exultent les luxures désinhibées. Mais l’âme punit toujours le corps. Les muscles mollissent et les veines se bouchent. La peau devient sèche et le globule rare. Mes excès ne duperaient pas in aeternam ma santé. Pour dire tout, mes excès portaient déjà aux cauchemars, aux nuits blanches et aux vomissements. Il fallait que je reprenne ma vie là où j’avais tout laissé.
19
J’étais à ma fenêtre, regardant le fleuve couler. Il y avait une nuit sur deux une bande de jeunes hurlante le long du quai Salvette. Passé vingt heures, les habitants les évitaient, accélérant le pas lorsqu’ils croisaient ces écervelés. Moi pas. Je n’avais pas peur. C’était pipi de chat comparé aux buildings 17 étages de mes 20 premières années dans le bastion de l’Est. Là-bas c’était Fort Alamo pour la flicaille, alors c’est pas ces nains de 4 étages qui allaient me faire baisser les yeux ! Un des premiers soirs, alors que j’avais du mal à fermer l’œil, un cri dehors brisa le silence.
« Frappe !... frappe, fils de pute !... frappe ! »… Ça a réveillé son monde vers les 2h du mat, le théâtre dehors ! C’est du cinémascope gratos. « Frappe, j’te dis !... sale fils de pute ! »
L’ordre est braillé sous les fenêtres, gueulé par un Hercule noir titubant, sorte de molosse débordant d’alcool… L’autre en face, y cogne pas… y recule… veut éviter la baston. Plus il recule, plus les « Frappe !... fils de pute ! » redoublent et haussent dans les aigus. L’Hercule valse autour de l’autre en de larges danses circulaires et réclame qu’on le brutalise… mendie des gnons pour sa tronche… Mais exige – grand saigneur ! – que l’autre frappe first. Une sorte de « Messieurs les anglais, tirez les premiers ! » version nioulouque. En écho, cette mélopée impérative : « Frappe !... fils de pute ! » Ça dure bien vingt minutes, le brouhaha des danseurs !... Ils font chier extra les dormeurs derrière les fenêtres. Mais personne rouspète. Y a zéro quidam qui allume sa lumière. C’est pourtant certain que d’autres hiboux observent comme moi les zigotos s’invectiver. Les anciens somnolant rêvent qu’une grosse pluie vienne mettre un bouchon sur le vacarme ou, à défaut, que l’autre lui colle enfin son pain pour lui fermer sa grande gueule !...
L’autre, c’est un zouave maghrébin… corps d’athlète olympique, il titube aussi mais un peu moins. Une sorte d’acrobate bodybuildé et longiligne. Autour, une troupe de potes hilares s’amuse tour à tour à calmer et à encourager les torgnoles… « Frappe !... fils de pute ! » Encore et toujours l’insulte éventre le silence. Le zouave cesse de reculer, fatigué par l’autre derviche. Il donne primo le premier coup de poing !... Encouragé à riposter, le molosse africain se lance à l’assaut du zouave !... catapulte son poing dans le vide et tourne sur lui-même, emporté par sa propre force motrice. Le maghrébin longiligne, lui, est à bout de raisonnement. L’alcool l’emporte. Le coup esquivé a réveillé l’homme primaire… l’instinct de survie. Roublardise et vacherie, il ramasse ce qui ressemble à une barre métallique près d’une poubelle, en assène furieusement plusieurs coups sur le crâne d’Hercule qui s’écroule sur le sol. Il continue à le rosser… répond avec entrain aux suppliques masochistes répétées… il obéit maintenant avec belle gourmandise aux « Frappe, fils de pute »... Les autres zigotos aux premières loges ont plus envie du tout de faire guili-guili. Ils stoppent le supplice avant que le bourrage de crâne tourne en lapidation. Ceux cachés derrière les rideaux écarquillent les yeux… regrettent de pas avoir filmé avec un smartphone… se surprennent à penser que ça aurait été marrant de la revoir à pleine lumière la tauromachie nocturne…
En bas, Hercule ne bouge plus. Les bras le long du corps, une petite mare rouge auréole sa tête et fait comme une litière. Près de lui, le zouave sanglote en silence ; il dit qu’il voulait pas ça ; qu’il faut pas que son ami meurt… La troupe soulève le corps endormi et l’emporte. Reste le maghrébin longiligne assis sur le trottoir, la tête entre ses mains, pleurant maintenant en gros sanglots. Les gladiateurs partis, les fenêtres se déboutonnent et se boursoufflent d’ombres fumant en silence, repues comme après l’amour.
20
Nous voguions. J’étais venu pour la Dordogne, il était bien temps de la caresser. J’avais pris place dans la grande gabarre au petit port de pêche. Pour arriver là, il m’avait fallu faire le trajet en train de Bergerac à Creysse. Le compartiment étant bondé, il n’était pas nécessaire d’être détective pour deviner que ces gens faisaient le même périple que moi. Qu’ils iraient au terminus, puis fileraient, jolie déambulation, de la gare vers le port fluvial. Le fascicule prometteur parlait de vues splendides sur châteaux en promontoire, d'admirer la ville de Cyrano depuis l’eau, et d’une dégustation de vin de Duras.
La gabarre avaient été chargée d’un trop plein de cheveux blancs, quand il y avait cheveux ! C’était un hospice flottant. Je m’étonnais qu’un emploi d’infirmière à bord n'ait pas été envisagé comme une nécessité absolue. A part le capitaine et la jeune femme vantant les monts et merveilles dans un micro, il n'y avait aucun autre équipage.
La première moitié du voyage ne fut pas très animée. C’était balade insolite. Davantage par la cargaison humaine que par les pierres du paysage. Notre guide demi-muette chanta un peu l’environnement fluvial, l’écosystème de la Dordogne, les vieux moulins et les petits ruisseaux. Elle fut à bout d’explications, lorsqu’elle eu parlé des sept écluses, du barrage et d’une échelle à poissons.
A chaque halte, des boutiquiers s’agglutinaient à nous, rendant la gabarre un Piccadilly Circus. J’éprouvais une lassitude à cette navigation sans arabesque. Les voyageurs étaient avant tout, et c’est bien normal, des touristes. Des touristes du pays de Samuel. Les conversations s’engageaient, et j’avais compris Whitechapel, Tower Bridge et King Charles. Pour le reste, ma compréhension scolaire avait fait un reset.
Comme j’étais à l’arrière du bateau et que j’étais seul, la jeune guide vint s’asseoir à côté de moi et dit :
- Je m’appelle Marie. Ce tour vous plaît ?
- Of course, avais-je simplement répondu.
21
Depuis quelques jours mon livre faisait du surplace. Je n’avais rien appris d’intéressant sur les deux noyées, et avais abandonné presque l’idée d’en faire mes héroïnes. J’étais sec et sans idée franche.
Je voguais sur cette gabarre, le regard durci par l’absence de tout élan, et constatais, les mâchoires serrées, que rien ne venait. Le livre que j’espérais voir grandir en moi se dérobait, fuyant comme l’eau sous la coque. Alors, sans un mot, j’ai ruminé ma colère. Je me suis enfoncé dans le silence, habité par l’amertume d’avoir cru, un jour, que je pourrais être écrivain. Cette prétention, je l’ai sentie, lourde, acide, peser sur mes épaules. Mais je n’ai pas crié. Je n’ai pas pleuré. J’ai simplement retenu en moi le tumulte, comme on enferme une bête dans une cage, le regard perdu dans les remous sombres, le cœur cadenassé, prêt à éclater sans jamais le montrer.
On est toujours son propre buffle. On fonce sur soi, les sabots en avant, se frappant le bas-ventre dans une lutte assourdie. S’asphyxiant soi-même de coups, ruisselant de boue, de claques drues sur une chiffe-molle sans importance. Je me demandais si je n’avais pas fait fausse route en venant en Dordogne.
Plusieurs fois déjà mes lâchetés avaient failli me faire rebrousser chemin. Je regardais vers le Rhin comme l’enfant regarde vers sa mère, le premier jour d’école. Je lui disais : ne me laisse pas seul ici. Dédramatise mon exil en revenant en moi. En démultipliant les souvenirs indestructibles. En renouvelant nos jeux passés.
Je voulais me convaincre que les vignobles de Dordogne valaient bien les cépages des plaines d’Alsace. Que je pourrais poursuivre ici l’œuvre débutée sur le Rhin. Gewurztraminer et Monbazillac sont certes deux blancs, fruités et sucrés, mais tellement différents. Depuis mon arrivée ici, j’avais la sensation étrange de revivre jour après jour un premier jour d’école.
22
J’étais allé flâner au cœur de la Dordogne. Je voulais arpenter les ruelles des bastides, les places bordées d’arcades et les paysages bucoliques. Et surtout voir encore et toujours le fleuve. Laisser toute sa place au hasard, me donnant une marge suffisante pour effectuer un retour possible le jour même. Ne pas divaguer trop loin. Cinq heures à pied dans une direction, quelle qu’elle soit, mais pas davantage.
C’est au bout de trois heures d’une marche forcée vers le sud-ouest que j’avais fait halte dans la fermette de Rachel. C’était une bâtisse massive aux portes d’églises et aux fenêtres petites. Dans la cour, il y avait deux remises, l’une appuyée sur l’autre, semblant s’épauler pour ne pas s’écrouler. Quelques poules Marans, la Noire Cuivre, dites poules aux œufs d’or, piquaient du bec un sol friable et nourricier. De vieilles planches prenaient le soleil, servant d’air de jeux à des insectes s’y installant.
Rachel était ce que les bobos appellent comme si elle était des leurs, une paysanne d’aujourd’hui. Sans doute car beaucoup de ces nouveaux paysans d’aujourd’hui sont d’anciens bac plus cinq, ingénieurs ou anciens condisciples d’écoles de commerce, âmes brisées ayant largué Paris, Bordeaux ou Strasbourg, après leur troisième burn-out, ou après des séances de psy inefficaces.
Rachel n'était pas concernée. Elle pratiquait la polyculture et l’élevage de chèvre, mais comme l’avait fait avant elle une ribambelle de générations de son calendrier. Elle n’avait fait qu’ajouter l’aspect bio. Même si ça lui semblait hérésie grotesque de devoir mettre une étiquette pour se différencier, pour dire qu’elle faisait les choses proprement.
Elle me montra l’enclos à chèvres, me les présentant comme une race anglo-nubienne, résultat d’un croisement créé en 1690. Elles ont un taux de protéines et de matières grasses plus élevé. Le rendement est faible, mais la qualité est meilleure. Le prix de vente s’en ressent. L’un dans l’autre, elle se disait gagnante, et le consommateur aussi.
Rachel me parla de terroir redimensionné et d’une autosuffisance chèrement acquise. Elle disait produire sa propre électricité et qu’une source d’eau pure l’approvisionnait avec abondance. Je l’avais questionnée longuement sur son exploitation, elle avait été heureuse de faire une pause. Elle remarqua chez moi un accent inconnu, demanda d’où je venais. Pour la première fois depuis longtemps, je me racontais large et travers. Je lui parlais d’Alsace et de Vosges enneigées. Elle offrit une bière et me fit visiter son domaine. Je lui proposais un pique-nique balade bord du fleuve, mais elle n'avait pas le temps. Dommage…
Son atout majeur, ce qu’elle vendait le mieux, dont elle parlait comme d’une orfèvrerie, c’était une spécialité personnelle, un crottin de chèvre en feuilles de châtaigne : le petit châtain. Elle disait que son petit châtain s’affinait en un mois, un mois et demi. Qu’elle veillait dessus et qu’il était fragile. Je ne sais pourquoi, mais je me mordais de plus en plus fort les joues pour ne pas m’esclaffer. Tout ça à cause de son petit châtain s’affinant. Il faut dire que Rachel est jolie. Alors quand elle a dit que son petit châtain avait une odeur de champagne, des images lubriques s’emparèrent de moi et je ne pu réfréner un sourire. Ce sourire se transforma en rire tonitruant quand elle parla de frotter son petit châtain avec du charbon, que ça lui donnait un goût de sel et ralentissait l’égouttage.
23
Le lendemain matin, j’avais le nez collé à la devanture de l’office du tourisme. C’était un coin à champignons, pour qui veut dénicher une promenade à faire. Ça vantait Les Eyzies, un voyage en préhistoire, Sarlat, une balade médiévale et gourmande, Groléjac, une halte fraîcheur sur la voie verte, et Domme, un des plus beaux villages de France, offrant une vue à 360 degrés sur la vallée de la Dordogne. Dire de ne pas commencer ces voyages dans ma tête, c’était comme demander à l’eau des rivières de ne pas couler. Il y avait aussi le survol de la Dordogne en ballon avec 1001 châteaux vus du ciel. Pour ceux qui préfèrent le plancher des vaches, on proposait de suivre un morceau du Compostelle. Toutes ces virées me tentaient, et en choisir une, était une timbale à coup sûr gagnante !
J’hésitais encore, lorsque je découvris une plaquette vantant six routes à cheval. Il s’agissait de la Route européenne d’Artagnan. Six trajets regroupant les différents itinéraires pris par le héros de Dumas. Dans les 5 livres et dans la vie réelle, chaque route ayant son nom propre. La Route des Mousquetaires, la Route des Cardinaux, la Route de l’Infante, la Route de Madame d’Artagnan, et celle qui m’intéressait en premier, celle dont un tronçon passait par la Dordogne, celle reliant Lupiac à Maastricht, lieux de naissance et de mort du fabuleux Mousquetaire des Louis XIII et XIV : la Route du Roi.
Le petit problème était que je ne savais pas monter les canassons. L’unique fois où je m’étais aventuré sur une selle, c’était lors d’une promenade organisée, d’une sortie en entreprise. Tornado m’impressionnait, je n’étais pas Zorro. La demi-heure de trot avait viré massacre, la monture refusant d’obéir à des ordres mal donnés, surtout à un cavalier qui la ridiculisait. La jument, pour me punir, longeait le chemin au plus près des arbres, renifleur de chaque branche tendant son bras au travers du chemin, se faufilant tout exprès et toute allure en dessous, m’obligeant à baisser la tête et le torse sous peine d’être désarçonné. Je n’avais nulle intention de reproduire le calvaire. Cela restera un des grands regrets de ma vie. J’avais opté pour plus prudent et deux pattes. Faire à pied la portion reliant Bergerac à Villeneuve-sur-Lot. Du Nord vers le Sud. J’étais certain, dans cette coulée, de me blottir en adolescence. Escomptais, malgré mon statut de pédestre, rencontrer des hommes à cheval. Acceptais, résigné, de n’être que Planchet ou Grimaud. Et pleurant avec les cavaliers fiers, la mort de Porthos sous les pierres, et celle d’Athos sous les larmes.
Seul au milieu de nulle part, je pleurais longtemps et en silence la mort de mes amis Mousquetaires, et m’étais assis contre un noyer pour penser.
C’est là que le miracle s’est produit.
Le tronc râpeux de l’arbre cale mon dos. Sous mes doigts, l’écorce est tiède, striée de cicatrices anciennes. Autour de moi, l’herbe épaisse s’alanguit, lourde de rosée, et l’air vibre doucement, chargé d’odeurs de terre humide et de feuilles écrasées.
À peine ai-je ouvert mon carnet que les idées débordent. Elles m’assaillent, chaudes et impatientes, comme une nuée d’abeilles autour d’une fleur éclatée. Ma main s’emballe, griffe la page, incapable de rattraper l’éclair des images, la pluie des mots. Chaque battement de mon cœur propulse un fragment d’univers.
Le vent agite les hautes herbes en un murmure continu, comme un souffle ancien que je devine sans le comprendre. À chaque mouvement de l’air, un parfum de sève monte, vert et brut, mêlé d’un goût de lumière. Cela monte en moi aussi, une sève d’idées, de visions, d’élans.
J’écris sans lever la tête, pris dans un vertige doux. Le soleil glisse entre les branches en éclats d’or brisé. Il éclabousse la page, danse sur les mots à peine jetés. Tout palpite : la forêt, mon corps, le temps même.
Je sens la chaleur rugueuse de la terre sous moi, le frisson des feuilles sur mon front. Le monde n’est plus autour : il est dedans. Il coule par ma main, il s’arrache à moi en gerbes claires et sauvages.
Le silence n’est pas absence. Il est plein du bruit secret de la vie, du froissement de la création à l’œuvre. Et moi, minuscule et brûlant, je suis à la fois le scribe et l’enfant de cette vastitude.
J’écris à m’en déchirer les doigts, pour ne pas laisser mourir ce feu qui m’inonde. Chaque phrase déposée sur la page est un fruit tombé, mûr, éclaté sous la lumière de l’instant. Mon livre était en route…
24
Je ne saurais dire si c’était un effet normal de mon exode ou de ma soudaine verve littéraire, mais je sombrais de moins en moins dans le m’enfichisme. Chaque heure ici me semblait une heure de survie, une heure gagnée, et non plus de perdue.
Je ne crois pas qu’en vieillissant, quiconque devienne considérablement plus sage. Alors c’est sûrement que l’on devient moins transparent. Que le monde logeant en nous, fait de moins en moins de vagues, qu’il s’allège en surpopulation. Qu’on a laissé place, et fait peut-être enfin les tris épouvantables, les exils nécessaires, confiant en nous-même, en les âmes rencontrées et aimées, en les bêtes aussi, et les montagnes et les rivières, en nos souvenirs désengourdis.
Je déambulais heureux dans les ruelles pavées de Bergerac. Des grappes de touristes, Smartphone en main, photographiaient édifices et leurs propres bobines, mimant des poses sérieuses ou rigolotes. Je ne saurais dire autrement : j’étais bien. J’avais envie de hurler à tous combien j’étais heureux !
Assis sur un banc de pierre, un clochard ronflait bruyamment. Nous étions deux parcelles de tranquillité dans la foule.
25
La gare était vide et silencieuse. J’y étais allé de bonne heure pour écrire. Pour dire vrai, c’est même ici que l’idée finale de mon livre m’était venue. Le choix de la gare, c’était seulement pour écrire au sec, et pour boire un thé au lait. Mon livre avançait plus que bien. Un peu avant midi, une cohue colonie de vacances déboula. Une houle d’abord, puis un tsunami gonflé d’une déferlante humaine avait fait marée haute sur les quais. C’était le peuple des travailleurs et des flâneurs se croisant pour la pause déjeuner. Je m’étais levé, tant pour dégourdir mes jambes que pour épier les conversations, les gestes et les humeurs. Tout ça car j’avais décidé de mettre sur papier ma vie nouvelle. De parler d’Eve, de Paul, de Samuel et quelques autres. De me raconter pour que je me survive. Même si tout mon blabla finirait à n’en pas douter au fond des ordures ménagères. Je rêvais de Best seller et de notoriété. Je voulais, maintenant que je savais cela possible, mon nom dans les bibliothèques et les dictionnaires. Cette idée avait germé en moi, un Fémina ou un Médicis allait forcément couronner l’idée. J’en étais ému aux larmes. Oui, l’idée était excellente et à coup sûr gagnante.
Je m’étais mélangé aux passants voyageurs, pour nourrir mes personnages. Je m’étais senti dans mon climax. Au point d’équilibre entre ma vie réelle et ma vie rêvée. La chance continuait de tomber sur moi.
La société nationale des chemins de fer organisait une enquête de satisfaction. Dix ou quinze gilets orange abordaient la foule, demandant cinq minutes de son temps d’attente, voulant savoir depuis combien de temps elle poireautait en gare. Aussi, où elle allait et pourquoi, loisir ou professionnel. Quel était son pays d’origine, sa ville de destination, sa profession et pour finir, son âge. La majorité refusait de répondre, paraissait composée de sourds et muets, munis d’écouteurs plein tube dans leurs feuilles de choux. Je me sacrifiais pour l’exemple. Collaborais docile à cette Gestapo. Comme tout dealer roublard, je filais la première dose gratuite. J’abordais un gilet orange, disais que je voulais bien répondre, que leur travail n’était guère facile, et qu’il ne coûtait rien de coopérer. Le résultat fut glorieux. Tout le monde ou presque donna les cinq minutes. Après mon tour, j’étais passé d’une place l’autre, paraissant lire panneaux et horaires, faisant mine de tenir une conversation au téléphone pour une discussion imaginaire, avec un fantôme évidemment muet à l’autre bout du fil. En réalité, j’épiais avec gourmandise les réponses. Pour étoffer mes personnages, leur donner un fumet de vrai. Ma trouvaille la plus originale fut Ruth. Elle était vêtue d’un pantalon noir, de bottines cirées et d’un pullover gris moulant proclamant son absence de poitrine. Son aspect n’avait pour autant rien d’androgyne, bien au contraire. De voix, d’allure et de phrasé, je devinais chez elle une éducation bourgeoise mais discrète. Un dandysme charmant. Elle se déclara australienne, était venue raccompagner son mari, avait 49 ans, attendait pour dans dix minutes sa correspondance pour Marseille, ville où elle résidait dans le septième arrondissement. Tout cela était fort et beau. Le pompon grandiose fut sa réponse à la question sur la profession, elle avait murmuré écrivain, comme d’autres avant elle, avaient chuchoté mécanicien ou comptable. J’enviais cette réponse. Je reprenais mon tour dans la file des interrogés, espérant tomber à nouveau sur un autre gilet orange. Moi aussi, j’aurai l’audace de dire « écrivain ».
26
Depuis une éternité, je n’avais plus mis un pied dans une entreprise. Dès mon entrée, avant même le bureau d’accueil, sensoriellement, comme chat échaudé craint l’eau froide, j’avais ressenti toute l’hypocrisie surplombant ce type de géographie. Dans ces eaux-là, l’eau est toujours bouillante. Jalousie, rancœur, mensonge et avarice, sont les quatre mamelles de cette ignominie. De cette méchanceté renouvelée chaque matin.
J’étais venu par obligation, pour un coup de tampon à ramener chez France Travail, et pour laisser mon CV devenir une feuille de plus venant garnir leur poubelle.
Mon malheur ce jour-là, fut d’arriver en même temps que leur boss. La standardiste n’eut pas le loisir de ne pas remettre mon Curriculum. Le boss l’arracha de ma main, le parcourut une minute… et m’annonçait que j’avais de la veine, qu’il avait un temps généreux à m’accorder.
Une fois dans le bureau ovale, la porte s’était refermée derrière moi comme une souricière. Le gros rat s’était assis face à moi. Ses mains comme des tenailles, tenaient mon CV comme une preuve de mon citron pas pressé complètement. Qu’y avait encore de la torture possible. Il disait pas comprendre mes semaines d’oisiveté avec une expérience pareille. M’accusait d’avoir sûrement cherché que de biais.
Je parvins par une ruse improvisée à recouvrer ma liberté. Je m’étais quasi prosterné à ses pieds, parlant de mensonges éhontés à mon sujet. Que tout ça était faux. Que dans mon ancienne boîte, j’avais pas piqué dans la caisse ni harcelé personne. Que mes anciens collègues étaient jaloux et que c’est pour ça qu’ils ne m’adressaient jamais la parole. Le gros rat s’était enfoncé dans son siège en silence. Je lui baisais les mains, le remerciant de la chance qu’il m’accorde. Lui, avait dit qu’il me rappellerait. Je l’avais remercié mille fois encore, pleurant que je comptais sur son appel. Avant de sortir, je lui demandais s’il pouvait, pour la forme, me donner son coup de tampon. Sans me regarder, il me dit de voir ça avec sa secrétaire.
27
Au théâtre, la vie commence toujours par les trois coups. Dans la réalité, aucun braillard sous quelque forme que ce soit ne nous avertit jamais de rien. Je me sentais mortellement fatigué et somnolais, Les chants de Maldodor ouvert sur mon torse, au bord de la voie verte. Quelques canards obèses glissaient sur l’onde, suivis de deux cygnes immaculés. Dans le ciel, un petit nuage très clair, presque transparent, renonçait à faire de la pluie.
Samuel, accroché à son ivresse, semblait rebondir sur ses pieds, danser polkas et menuets, invitait passantes et ripailleuses à le rejoindre à son joli banquet. Autour des tables, des mères et des filles en sueurs froides fixaient leurs assiettes, le rouge au joues et dans les verres.
Moi, je le regardais de loin virevolter ses mouvements fous comme en dehors du monde réel, faire avec brio ses improvisations galantes et glissantes. Ses bras étaient des moulins vigoureux, et ses jambes des fantaisies bégayantes. Il respirait avec peine, s’arrêtait en sanglots, attendait des applaudissements.
De jeunes témoins enthousiastes et rigolards (la même bande que celle dont le zouave et l’Hercule s’était castagnés il y a peu), l’encourageaient, jubilaient, s’agenouillaient à plusieurs devant le derviche titubant et tournoyant.
Ils rôdaient par grappes désordonnées, éclats de voix brisant la torpeur sale de la fin d’après-midi. Leurs rires fusaient, secs et méchants, pareils à des éclats de verre. Ils s’ennuyaient, et l’ennui les rendait cruels. Quand ils avaient aperçu le vieux Samuel recroquevillé contre la façade décrépite, une lueur mauvaise avait animé leurs regards.
Ils s'étaient approché à pas lourds, en cercle, comme une meute flairant une proie facile. Le plus hardi avait lancé la première insulte, vite reprise et amplifiée par les autres. Ils l’avaient appelé « tas de pourriture », « rat crevé », « poubelle vivante ». Chaque mot frappait l’air comme une pierre lancée. Le vieil homme, blotti dans sa vieille couverture trouée, frémissait parfois, mais ne répondait pas. Ses yeux éteints fixaient un point invisible, loin au-delà d’eux.
L’un d’eux imitait sa voix tremblante, tordait ses bras comme s’il était brisé. D’autres l’entouraient, lançaient des mégots, des bouts de carton, parfois même des morceaux de nourriture pourrie. Ils se poussaient du coude, éclataient de rire quand l’un d’eux s’approchait à quelques centimètres pour hurler dans son oreille des insanités. Le vieux se recroquevillait davantage, cherchant à se faire oublier, mais rien n’y faisait.
Leurs rires devenaient des hurlements, de plus en plus rauques, de plus en plus féroces. Ils frappaient les murs du plat de la main, faisaient rouler des bouteilles vides vers lui, imitaient des aboiements de chiens. Le bitume sale, la lumière crue des réverbères et l’odeur de crasse formaient un décor d’une laideur sans fond.
Et lui, figé dans sa misère, encaissait en silence, pendant que le monde passait sans s’arrêter.
Ils l’appelèrent « éponge », « crapuleux », « malodorant », « pouilleux », riant aux éclats depuis leur meute de sa faiblesse et de son ridicule, s’en jouant comme d’un amusement facile, embarrassant une foule n'osant rien dire pour le défendre. Alors, face au public le nez dans les assiettes et lassé de la répétition de la sarabande, ils lui lancèrent des pétards dans les jambes, puis l’une des hyène, un zouave longiligne et musculeux, gifla l’artiste, le poussant dans les tilleuls. Impavide, Samuel se releva, disant seulement qu’il avait l’habitude.
28
La résistance humaine a ses limites. Après huit jours passés à dormir, je m’étais levé le front mouillé et les tempes brûlantes. Convaincu que le principal était de sortir puis de mettre un pied devant l’autre, je m’étais laissé dorer par le soleil et sécher par le vent.
Reprenant la balade quotidienne, j’avais coupé par les rues étroites, et avais remué mon corps jusqu’à la rive du fleuve. Avais basculé dedans, la tête droite et le pied tremblant. Avais laissé des vêtements sur la rive, me jetant dans la Dordogne torse nu et en short. J’étais persuadé qu’en me donnant à l’eau du fleuve, le courant emporterait parasites et infections. Que l’eau fraîche disloquerait mes miasmes et mes germes. Tuerait mon virus.
L’affaiblissement de mon corps n’avait connu aucun miracle, mon mal n’avait pas disparu. La fièvre redoublant, une migraine avait martelé son enclume contre mon front. J’eus des images pieuses colonisant mon crâne. Reste peut-être d’une enfance à l’école du dimanche, comme l’appelait mon père. L’école, où pendant qu’il suivait les homélies du Pasteur, j’apprenais Moïse, Noé, Abraham, Jésus Christ et les apôtres. J’avais revu Jean-Baptiste sauvant les âmes dans le Jourdain. Voilà sûrement d’où me venait ce besoin de me jeter dans un fleuve. Que celui-ci s’appelle Rhin ou Dordogne importait peu. C’était toujours le Jourdain réincarné. Je m’étais jeté dans les bras de Jean-Baptiste, et espérais désormais la baleine de Jonas pour me sauver. La baleine eut ce jour-là l’apparence d’un tronc, d’une branche coincée me servant de refuge. Si je devais disparaître ainsi, peut-être ne serait-ce que justice.
Je priais Saint Erasme de me sauver de la noyade pour bientôt, n'ayant plus la force de rejoindre le bord. Erasme avait continué à prêcher après qu’un éclair eut frappé le sol à ses pieds. Les marins qui ne craignent rien de plus que les orages en mer, en avaient fait leur Saint.
Une vieille femme, courbée par les années, s’était heureusement pour moi promenée le long du rivage. Ses pas, hésitants et mesurés, foulaient l’herbe molle, et son regard, fatigué par le poids du temps, avait observé l’horizon. Elle portait une longue robe un peu passée, son chapeau léger se balançant sous l’effet du vent. Tout avait semblé paisible autour d’elle, mais au fond de son cœur, un malaise grandissait. Elle n'était plus aussi alerte qu’autrefois, et ce jour-là, ses yeux se posèrent sur une scène qui brisa la tranquillité de sa promenade : je me débattais dans l’eau, engloutie par un courant plus puissant que mes forces.
Le courant était traître, me tirant vers le néant avec une violence insoupçonnée. J’essayais de lutter, mais mes bras et mes jambes étaient de plus en plus lourds. Mon souffle se coupait, mes appels au secours étaient noyés dans le bruit du vent. Je savais que le danger se rapprochait à chaque seconde.
La vieille avait aperçut mon désarroi. Un frisson la parcourut alors qu’elle comprenait ce qui se passait. Elle s’arrêta, son visage pâle se tendit sous l’effet de la peur, et sans réfléchir, elle leva la voix. « À l’aide ! À l’aide ! » hurla-t-elle de toutes ses forces, sa voix fragile mais porteuse d’une urgence rare. Elle appela, encore et encore, malgré la douleur dans sa gorge, malgré le poids du monde sur ses épaules. Ses yeux ne me quittaient pas, son esprit accablé par la peur qu’il ne soit déjà trop tard.
Ses cris déchiraient l’air autour de moi, et je sentais mes forces m’abandonner petit à petit. J’avais presque cessé de me battre lorsque j’entendis le bruit de l’eau brisée, une brise différente qui portait un espoir nouveau. Un nageur expérimenté, alerté par les cris désespérés de la vieille femme, s’était précipité dans l’eau. Il nageait avec aisance, avec une grâce que je n’avais plus. Ses mouvements étaient rapides, méthodiques, comme ceux d’un homme habitué à affronter l’océan.
Il me rejoignit enfin, me saisit fermement, et sans un mot, il commença à me tirer vers la rive. Le vent soufflait fort, mais je n'entendais plus que le battement de mon cœur, et le calme réconfortant de cette main forte qui me guidait. Derrière moi, la vieille femme, toujours là, continuait de crier, jusqu’à ce qu’elle me voie enfin en sécurité. Un soupir de soulagement échappa à ses lèvres, et ses yeux se remplirent de larmes. Elle n’avait pas abandonné, elle m’avait sauvé, d’une manière qui semblait si simple mais qui, en vérité, avait fait toute la différence.
Je fus estomaqué de reconnaître Eve en ma sauveteuse. Pendant ma prière, sur la rive les bras faisant de larges moulinets et la voix qui appelait à l’aide, ameutant une foule curieuse et impassible, étaient les siens. Je reconnu aussi dans le nageur m’ayant ramené à terre le jeune gifleur de Samuel. Il n’avait pas hésité à se jeter à l’eau, à nager jusqu’à moi, puis me ramener honteux vers l’herbe et mes vêtements. Je le remerciais, mais son héroïsme et les yeux admiratifs de ses camarades le payaient au centuple. Je remerciais aussi les bras moulinant.
29
Quand une femme vous sauve, quand littéralement vous lui devez votre vie, que pouvez-vous lui rendre qui soit équitable ?
Les penderies, les armoires à linge, les coffres à bijoux et les réfrigérateurs pleins n’y suffiraient pas. A partir de là, seule l’amitié pouvait faire office de monnaie d’échange. Je lui avais pris la main et, la serrant contre moi, n’avais plus dit une parole. Des visages nous enveloppaient, collant comme une poisse curieuse, prunelles constamment braquées sur nous, comme des canons d’apparence banale, mais mortellement fatiguant. Le maître nageur zélé, se voyant volé de son prestige, frappa sur son torse comme un King Kong, ramenant l’œil de la foule vers lui. Je profitais de cette trêve pour emporter Eve avec moi, pour l’entraîner au-delà du spectacle offert, et la ramenais à l’abri.
Une senteur, un goût complexe occupe votre bouche, lorsque vous pensez avoir obtenu un rajout de vie. Comme lorsqu’une connaissance trépasse, et qu’à l’enterrement éploré, tout le monde jure de profiter désormais de l’existence qui s’efface trop vite. Qui donc avait voulu ma perte ? Quel homme en moi m’avait poussé à entrer dans le fleuve ? Je n’avais pas quatorze ans.
Je revivais la dernière demi-heure.
Je flottais là, dans l’eau froide, le corps lourd et épuisé, luttant contre le courant impitoyable. J’avais l’impression que chaque souffle était un combat. Le bruit du fleuve, fort et constant, m'envahissait, comme si l’eau voulait m’engloutir complètement. J’avais du mal à comprendre ce qui venait de se passer, comme si tout était devenu flou, une scène flippante à la fois irréelle et terriblement concrète.
Je me sentais comme un être fragile, suspendu entre la vie et la mort. L’idée que je pourrais ne pas en sortir m’avait effleuré à chaque instant, mais il y avait aussi cette petite lueur d’espoir, fragile mais persistante. L’espoir avait eut le visage d’Eve et les bras d’une racaille de quartier…
Je n'avais pas eu peur, pas vraiment. Il y avait accroché à mon tronc d’arbre au milieu du fleuve trop de confusion dans ma tête, trop de sensations à gérer en même temps. C’était comme si j’étais conscient de chaque mouvement de mon corps, mais aussi de chaque pensée qui traversait mon esprit : « Est-ce que je vais m’en sortir ? » et « Comment ai-je pu en arriver là ? »
À chaque coup de courant, je sentais mon corps se perdre un peu plus, mais il y avait toujours cette force, cette résistance intérieure, qui me poussait à continuer, à me battre. Je pensais à tout ce que j’avais laissé derrière, à tout ce que j’avais encore à vivre. Et je me suis rendu compte qu’il y avait tellement de choses que je n'avais pas encore vécues, que je voulais vivre. Ce n’était pas encore mon moment. Ce n’était pas encore fini.
Puis, soudainement, le jeune athlète m’a poussé vers la rive. Mes mains ont enfin trouvé quelque chose à saisir, quelque chose de stable. J’ai cru que j’avais rêvé tout ça. L’air m’a frappé le visage, comme une renaissance.
30
J’avais raccompagné Eve à sa grotte, et avais pour la première fois aperçu son logeur, son Thénardier du dessus, un dénommé Jacques. Lui-même locataire, il se faisait rembourser les trois quarts par sa sous-location immergée. Jacques était avenant et souriant, propre sur lui et dans sa tête, il se sentait supérieur en étage et en idées. Il grattait des lotos chaque matin, persuadé que Dieu lui devait quelque chose de par sa généreuse hospitalité envers la bougresse. A chaque grattage fiasco, il maudissait Eve dans son crâne, l’accusait de tous les maux, la menaçant d’expulsion si elle ne faisait pas illico des prières concluantes pour bientôt.
L’union sportive bergeracoise Rugby vallée de la Dordogne, est le nom complet du club. Ses couleurs n’en sont pas, il est noir et blanc. J’étais néophyte en ballon ovale, l’Alsace étant terre de ballon rond. Comme le canard avait remplacé le porc, j’avais aplati les ballons de ma jeunesse. Pris place dans le stade Gaston Simounet, du nom du Médecin et député-maire de Bergerac pendant l’entre deux guerres. Gaston avait épousé Marie-Emilienne Caisson, titre de gloire plus envié que la croix-de-guerre pour acte de bravoure dans les tranchées de Verdun, ou que son élection renouvelée mandat après mandat. Faut dire que Marie-Emilienne Caisson, dite Lyne de Souza, fut miss Côte d’Azur 1931, puis huitième miss France, élue en 1932. Assoiffé de ma nouvelle région, je voulais en connaître chaque recoin, chaque anecdote, comme les convertis deviennent les pires intégristes de la foi nouvelle trouvée. Par un esprit d’escalier, toute connaissance nouvelle portait en son sein un nouveau mystère à résoudre. Mon dogme, c’était le sud-ouest et la Dordogne. Je voulais en mater tous les apostats qui s’ignorent. L’absence d’intérêt des autochtones pour leurs traditions m’apparaissait un méprisable refroidissement spirituel. Comme certains disaient aux enfants renâclant à finir l’assiette, que cela ferait plaisir aux petits africains d’avoir ne serait-ce qu’une moitié de ce qu’elles contenaient, je pensais que ces jeunes amnésiques ignoraient combien d’autres jeunesses auraient rêvé de naître à leur place, de vivre depuis des générations dans ces bastides et cette nature.
Bien souvent, je doutais pourtant des symboles. Me voulant plus royaliste que le roi, je me targuais de démasquer les impostures, dénicher les faux prophètes où qu’ils soient, en chair ou en pierre. Le café Tassigny par exemple, proposait une jolie vue panoramique sur le cœur de la petite ville, et sur sa tour Eiffel, l’église Notre-Dame de Bergerac. Cet édifice mime les cathédrales de villes plus grandes et plus riches. Se dresse sur ses deux tours pour toucher les nuages, comme juché sur des talonnettes. S’est peint de jaune, comme si tout l’or de l’eldorado le recouvrait. Ment jusqu’en son sein depuis 1865 à ses enfants ravis. Comme les statues de Cyrano sont là pour ne pas dire l’absence réelle du personnage de Rostand dans la ville, la mini-cathédrale déclare posséder dans une boîte de plomb scellée, les reliques des trois martyrs saint Vincent, saint Placide et saint Modeste, martyrs morts quinze siècles plus tôt !
Mon école du dimanche, même buissonnière était plus puissante que leurs murmures mensongers et cette architecture Hollywoodienne. Je récitais en moi le Psaume 151, Psaume écarté de la liturgie chrétienne depuis le 4ème siècle par saint Jérôme, comme je fus écarté au 20ème de la Dordogne, par ma naissance.
« Libère moi de l'affliction du mal et fais que jamais plus elle ne revienne. Que ses racines en moi se dessèchent, que ses feuilles ne trouvent pas en moi leur sève. Seigneur, Tu es la gloire même, que par elle ma prière s'accomplisse en Ta présence ».
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Je suis l’enfant d’une ville de plus de deux cent mille habitants, d’une région frontalière au porte de la Suisse et de l’Allemagne. Mulhouse est une agglomération où vivent 163 nationalités. Malgré l’insécurité croissante et la misère visible, c’est arboré comme un diplôme par la mairie. C’est un piédestal sur lequel monte toute la bourgeoisie de la ville, trouvant admirable depuis leurs hautes collines cadenassées, toute la marmelade grouillant en-dessous.
C’est une ville ouvrière qui fut longtemps appelée la ville aux cent cheminées, rapport aux usines nombreuses et à leurs fumées grisant les nuages.
Pour ça que j’ai rêvé de Dordogne et de cavernes. Mais la réalité n’est pas confortable. J’ai appris à connaître cette population Cro-Magnonne. Dans cette région reculée, vit une masse autochtone farouchement attachée à ses traditions ancestrales. Leur mode de vie reste profondément enraciné dans la terre et les croyances de leurs ancêtres. Peu nombreux, ils habitent des hameaux dispersés, souvent cachés au détour d’une route qui semblait mener nulle part.
Méfiants envers les nouveaux venus, qu’ils doivent percevoir comme des menaces pour l’équilibre fragile de leur monde, ils limitent les échanges au strict nécessaire : l’échange mercantile. Le seul étranger acceptable est le vacancier venu laissé son argent. Dès lors que le voyageur s’éternise, les regards sont furtifs, les paroles mesurées, et le visiteur ressent un silence pesant, presque hostile.
La communauté valorise l’autosuffisance en nombre, préférant maintenir une distance prudente plutôt que de risquer l’altération de son identité. Dans bien des visages ici, j’ai lu la consanguinité. La perte de force et le lent délitement d’une population s'autodétruisant.
Du coup, je me vois comme un Viking du moyen-âge. Je pars avec deux longueurs d’avance sur eux, n’ayant peur de rien, ni rien à perdre. Puisque les bergeracois répugnent à se mettre en avant, il est aisé de les dépasser. Je pense qu’ils ont compris leur destin. Savent la futilité de leur lutte. Alors, ils restent dans des maisons qu’ils détestent, méprisent et sifflent avec chaleur le vin de Duras, n'ont d’yeux que pour les chats qui déboulent au coin de leurs rues. Lorsqu’un étranger mord leurs plates bandes, ils montrent les crocs et détachent leurs muselières, sachant qu’ici, tout visiteur au-delà de trente kilomètres est un barbare pire que les huns ! Toute âme d’ailleurs est forcément tutélaire d’une force magique à éradiquer sous peine d’extinction ! Seulement, comme je l’ai dit, le peuple de Dordogne est peu nombreux et éparpillé. Sa technique de combat est le silence et l’effacement. Il vous parle, mais ne vous écoute pas. Il vous vend un couvert, mais ne vous offre pas l’hospitalité. Il vous montre une direction, mais seulement si elle vous mène hors de leur contrée. Vous pouvez passer, mais non pas vous arrêter. Vous pouvez acheter, mais non pas acquérir. Vous pouvez déjeuner, mais non pas dîner. Vous pouvez loger, mais non pas demeurer. Pour résumer, vous devez visiter seulement, et reprendre vos quartiers à des lieues d’ici.
La greffe n’est possible qu’en tirant un trait sur votre passé, en n’en parlant jamais plus, en jurant de le renier et de le maudire. Et comment leur en vouloir ! Ils appliquent à leurs voisins proches ce que la république exige de tous. C’est juste un duplicata de la règle commune admise. Moi-même m’y étais plié avec zèle et abnégation. Par le Rugby et le canard, par l’accent et la chocolatine.
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Sur un banc du quai Salvette, je lisais « Voyage en Grande Garabagne », d’Henri Michaux. Au fur et à mesure de ma lecture, je voguais au-delà de ce banc, happé au-dedans des phrases, collé tel un chewing-gum sous une table d’écolier aux virgules et aux mots. La Dordogne devant moi avait disparu, s’était subrepticement asséchée. Le vieux pont étant devenu inutile, de nombreux habitants en arrachaient des morceaux pour s’en saisir en souvenir. Une gabarre formait dans le ciel un omnibus planant, et des arbres élastiques en caressaient son safran. Le vaisseau à la dérive jeta son ancre sur le rivage, se nouant autour d’un rocher tremblant mais robuste. Quelques passagers plongeaient dans le vide, mais au lieu de choir sur le sol, volaient, piaillant telles des hirondelles un soir d’orage.
« Comme j’entrais dans ce village, je fus conduit par un bruit étrange vers une place pleine de monde au milieu de laquelle, sur une estrade, deux hommes presque nus, chaussés de lourds sabots de bois, solidement fixés, se battaient à mort ».
Je poursuivais ma lecture. Autour de moi, tout s’élevait vers le ciel : arbres, automobiles, population et édifices. J’étais en suspension entre le réel et le livre, entre le vrai et le vrai.
Les inconvénients d’être un lecteur hypersensible, c’est de devoir prendre des précautions extraordinaires sous peine de se laisser emporter ailleurs, de ne savoir jamais comment revenir où j’étais avant le voyage. Lire Michaux, c’est prendre le risque d’un carambolage, c’est vouloir prendre place au volant d’une pensée rapide, mais s’asseoir à la place du passager, dans l’habitacle cloisonné de cette pensée. A la place du mort, en cas de sortie de route. Car dans la pensée d’un autre, c’est toujours lui qui tient le volant. A l’arrêt comme en excès de vitesse. A jeun comme en ébriété totale. Il faut vraiment que l’on s’assure avoir un bagage ceinture suffisamment attaché pour ne pas jouer sa propre pensée à la roulette russe.
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Samuel marchait le long du fleuve. Il était venu ici pour un rendez-vous. Ils allaient enfin pouvoir s’expliquer, mettre cartes sur table ! Il voulait en finir une fois pour toute. Bien sûr, il avait déjà beaucoup parlé, mais cette fois ce serait différent, il faudra bien lui répondre. Le silence ne pouvait pas être une solution jusqu’à la nuit des temps. Tout cela n’avait que trop duré ! Surtout, il voulait se venger.
***
Quand il vient des étrangers, il est de coutume de les admirer ou de les caillasser. J’étais en Dordogne depuis peu, mais depuis suffisamment de temps, pour que l’autochtone hésita entre la bise et le pavé. J’étais arrimé à ce fleuve depuis juillet. Les mois d’été avaient permis de me noyer dans la foule des touristes. De passer incognito les ruelles et les marchés. De faire des escapades nombreuses, mais à la dérobée, le long des deux rives. Avaient permis aux habitants blasés de s’habituer à me faire de jolis sourires. Ignorant seulement que novembre venu, je serai encore là, la truffe dans leurs confits de canard et dans leurs pommes de terre sarladaises.
Depuis que je m’étais enté ici, les mois s’étaient bout du compte écoulés assez tranquilles. J’avais mon parcours quotidien tracé, et mes virées lancées au hasard. Mes découvertes enchantées, et mes habituels points de chute. La boulangère, le charcutier et l’épicier étaient devenus ma boulangère, mon charcutier et mon épicier. J’avais mon cinéma de quartier, mon banc planté bord de fleuve, mon petit tour dans le coin. A force de répétitions forcenées, j’étais devenu un migrant assimilable, à défaut d’être jamais un jour un bergeracois.
Il était sept heures du matin et j’étais allé chercher du pain. Sortant de la boulangerie, j’avais revu Samuel, une main levée mollement vers moi. Il avait morflé total : l’œil gonflé d’un sommeil difficile, la lèvre tuméfiée, et une bouche édentée ouverte avec peine. Prononçant deux mots que je n’avais pas saisis, il s’était tourné vers moi, baissait la tête, paraissant en quête d’une pénombre où se cacher. Son visage démoli et son regard en biais lui donnaient une face d’anguille. Un gobelet plastique était posé à ses pieds, avec zéro monnaie dedans. Devant mon absence de réponse, il avait répété sa formule audible cette fois-ci : j’ai faim. Surpris, confus et honteux de le trouver en pareille position, je lui en voulais de s’avilir de la sorte. De forcer mon avarice à sortir de sa tanière. J’ignorais s’il faisait mine seulement de ne pas m’avoir reconnu. En mon for intérieur, je trouvais cela possible, me remémorais notre seule rencontre, un soir d’ivresse sous la statue de Cyrano. Et de notre seul matin, sur le quai Salvette, grisés encore de la veille. Je l’avais quitté aussitôt. Il était plausible qu’il n’ait gardé aucun souvenir de moi. Je n’avais été qu’un camarade parmi beaucoup d’autres, un partenaire anonyme de beuverie d’un demi-soir. Lui, au contraire, avait été l’une de mes premières conversations vraies dans cette contrée. Je l’avais revu par la suite une unique fois, et de loin : lors de sa danse et de sa gifle reçue, et puis plus rien. Il était sans doute retourné dans son trou à rats. Ce matin, il était naufragé là, en sortie de commerce et en main tendue.
J’étais retourné dans la boulangerie pour acheter deux sandwichs et un coca. Avais glissé le tout dans un sachet. Avec au fond, un billet de vingt euros. J’avais accroché le tout à la main toujours quémandante, et avais accéléré le pas vers un air où je me sentirai moins coupable.
34
Ce matin-là, Mourad M’Barki s’était levé bien avant l’aube. Il avait enfilé son survêtement, attrapé sa bouteille d’eau, puis il était sorti dans l’air encore frais et silencieux. Il avait couru quelques minutes jusqu’au parc, où il savait qu’il ne croiserait personne.
Arrivé sur place, il avait respiré profondément l’air pur et avait souri en voyant le ciel doucement s’éclaircir. Il avait commencé par quelques étirements, puis avait enchaîné avec des pompes, des tractions et des exercices de gainage. Concentré, il avait écouté le chant naissant des oiseaux et le bruissement des feuilles dans les arbres.
À chaque mouvement, il avait senti ses muscles se réveiller, son corps se réchauffer. Il avait terminé par un sprint autour du parc, profitant pleinement de cet instant de solitude et de force naissante. Satisfait, il était resté là jusqu’à l’arrivée, bien des heures plus tard, du reste de sa bande. Il voulait leur raconter encore une fois le sauvetage qu’il avait effectué quelques jours auparavant. Comment il avait sauvé la vie de ce crétin de boomer qui s’était cru à l’âge où il pouvait s’éloigner des rives du fleuve. Ensuite, ils passeraient le temps à errer dans les rues, à faire piquet sur un banc, ou à rire encore une fois du vieux clochard excentrique paradant dans le vieux Bergerac.
***
Entouré d’une brochette de sujets, le gifleur-sauveteur avait prolongé sa nuit bien au-delà du retour au bercail de ses acolytes. Eux étaient rentrés. Lui, déambulait hagard.
Lors de mes virées nocturnes dans les bars, c’est souvent que j’avais entendu toute la bande rire et se raconter en vantardise. Dans un petit calepin, j’avais noté leurs expressions et leurs mots, certain que cela servirait mes écrits en cours. Là, je les voyais sans paroles, et pourtant, avec tout ce que je savais déjà d’eux, il me semblait que ce silence imposé par la distance fut très loquace. Souvent les mots empêchent de voir. Gardant bonne distance, j’observais le manège du gifleur de Samuel, qui était aussi mon sauveur.
Il avait glissé solitaire au bord du fleuve, couvert corps et âme de blessures sanguinolentes, accumulées en fantasmagorie. Il était né en France, de parents nés eux aussi en France, et se vivait ancien colonisé avec revendications. Il pleurait devant les écrans les bombes sur Gaza. Se sentait frère de sang et de misère avec la Palestine. Mais ne parlait pas arabe et n’avait jamais quitté la Dordogne. Je le suivais de loin.
Pris d’une lubie, il était monté sur le vieux pont. Depuis sa jeunesse, lui et ses amis chacals avaient chassé des victimes expiatoires pour le crime soi-disant subi. Je savais depuis qu’il m’avait sorti des eaux que le nom de naissance de cet alpha de meute était Mourad M’Barki, mais nul ne l’appelait autrement que MC Scarface, sous peine de gifles. Il s’était affublé d’un nom de rappeur-gangster, n’arrivant à être dans les faits, ni l’un ni l’autre. Il rêvait de monter sur scène, d’écrire des punchlines punching-ball ! Dès la deuxième phrase, la rime lui faisait défaut, glissait comme anguille entre ses mots, sonnait ridicule et attendue. Sa plus grande réussite selon lui, était d’avoir fait rimer « baltringue » avec « fringue » après avoir hésité longtemps avec « Schlingue ». Après ce type de trouvailles, il restait des heures à s’auto-congratuler. Il disait qu’il terminerait son tube le lendemain. Mais le lendemain, il relisait les deux premières phrases sans rien écrire de plus, lassé très vite, car il ne pouvait s’astreindre à une concentration dépassant le quart d’heure. Son cerveau n’avait pas la volonté ni l’endurance de sa musculature. Il réécoutait en boucle Orelsan et autres impostures, certain qu’il aurait pu en cracher autant s’il avait voulu. Il traînait dehors avec ses clones et sa grosse dépendance à l’herbe, fumant matin et soir, jurant que ça l’aiderait à lancer son talent d’écriture, que les slams et les jackpots s’accumuleraient par ce biais en douce dans sa tête vidée. Pour payer ses volutes, il avait dû jouer à la marchande avec quelques fils de bonnes familles, quelques Anglais en villégiature prolongée. Quelques barrettes contre beaucoup d’euros. Suffisant pour ne jamais travailler et pour payer les protéines qu’il avalait chaque petit-déjeuner avant ses entraînements. C’est de cette activité très lucrative qu’était né le Scarface ajouté au Maître de Cérémonie.
Son âme tanguait. Elle avait grimpé comme un oiseau désemplumé sur la rambarde du vieux pont. Vacillant d’avant en arrière, puis d’arrière en avant, l’âme traînante et maladroite avait étendu ses bras comme deux avirons brisés. Plongeant majestueusement vers des eaux froides et opaques, l’âme avait brillé avant de s’éclipser sous la lune. Elle ne remonta à la surface que partiellement et ponctuellement. Elle était blessée et ivre.
Les bras du nageur étaient dans le fleuve, et le fleuve buvait le nageur. Il lançait ses bras hors de l’eau en de fantastiques élytres, contorsionniste misérable, homme-anguille prit dans les rouleaux, sa petite tête épuisée faisant de maigres apparitions hors de l’eau.
Heureusement, j’avais sur moi ma caméra go pro infrarouge, et courus vers lui.
35
Deux semaines étaient écoulées depuis ma quasi noyade. Je regardais la nature comme si j’avais été dans l’éden. La plupart des gens qui regardent un paysage ne le voient pas. Ils comparent seulement leurs jardins privatifs à la nature autour, avec loupe grossissante. Les fleurs, les arbres, les insectes de chez eux ne leur sont invisibles qu’en raison de clôtures et de tontes renouvelées. Il leur serait aisé de voir un paysage merveilleux sans frontières à franchir ni kilomètres à parcourir.
Eve savait cela. Elle chantonnait, et il y avait de la tristesse dans le timbre de sa voix. En ce pays où la force magique de la nature l’enveloppait toute entière, elle sanglotait aux carpes, aux moineaux, aux herbes de la rive et à l’eau du fleuve. Elle pêchait seule au bord du fleuve, les pieds enfoncés dans l’herbe humide. L’eau glissait lentement sous la lumière pâle du soir, et les roseaux frémissaient sous la brise. Pourtant, malgré la douceur apparente du paysage, une présence étrange l’inquiétait. Elle la sentait rôder tout autour d’elle, invisible mais oppressante. Chaque bruissement dans les feuillages, chaque clapotis contre les pierres faisait battre son cœur un peu plus fort. Eve jetait parfois des regards nerveux derrière elle, mais il n’y avait que le vent et les ombres allongées. Ses mains tremblaient légèrement lorsqu’elle remontait sa ligne, et elle hésitait à s’éloigner du fleuve, partagée entre l’envie de fuir et la peur de tourner le dos à ce qui l’observait.
Un galet avait fait des bonds sur l’eau. Eve avait sursauté. Une femme d’une trentaine d’années était la faiseuse de ricochets. Elle la fixait comme un Eldorado. Eve, courbée au bord du fleuve lui était apparue un sujet en or. Quasi une nature morte de chair et de sang. Avec ses nattes blanches, ses cheveux tombant aux épaules et son air mélancolique, elle avait vu en Eve-bord-de-Dordogne, l’équivalent de ce qu’avait dû ressentir Léonard en voyant pour la toute première fois Mona Lisa.
La Dordogne coulait, large et paisible. Les roseaux avaient frémi. Eve, silhouette noueuse, assise sur un pliant bancal, fixait la surface de l’eau. Canne en main, elle ne bougeait pas. Le soleil sortait de du doux édredon d’un nuage. La jeune femme s’était approché, appareil photo en bandoulière, parlant doucement, comme à elle-même :
- C’est… magnifique. Cette lumière… cette pose… comme un tableau de Millet.
Eve ne se retourna pas.
- Je suis pas un tableau, moi. Je suis juste là pour pêcher.
S’approchant lentement, la jeune photographe continuait :
- Pardonnez-moi. Je suis photographe — amatrice, enfin, je débute. Mais cette image… Vous, là, au bord de l’eau… On dirait que le temps s’est arrêté.
Eve déclara sèchement :
- Le temps, il s’arrête jamais. Il file. Et moi, j’ai pas envie qu’on le prenne en photo.
La photographe, souriante, tentant de détendre l’atmosphère :
- Je vous promets que ce serait discret. Vous ne sentirez même pas le clic. C’est pour la beauté du moment, vraiment.
Eve se retourna lentement, la regarda de ses yeux d’ardoise :
- La beauté, c’est pas toujours fait pour être capturée. Y a des choses qu’on regarde… et qu’on laisse passer.
La photographe insista :
- Mais ce serait un hommage… Je pourrais vous montrer les clichés. Vous verriez que je parle vrai.
Eve avait pris une voix plus dure :
- Je suis pas là pour qu’on me rende hommage. Je suis là pour la rivière, le silence, et mes pensées. J’ai pas besoin de spectateurs.
La photographe devenait frustrée, chuchotait à mi-voix plus pour elle-même :
« Mais vous ne voyez pas… c’est un moment rare, presque sacré »…
Eve qui avait entendu s’était levée brusquement, son dos craquant, mais sa voix tonna :
- Sacré ? Le sacré, mademoiselle, on le respecte ! On le touche pas, on le met pas dans une boîte à pixels ! Foutez-moi la paix avec vos photos. Allez capturer autre chose. Ici, c’est à moi.
La photographe s’avoua battue. Rougissante, elle bredouilla :
- Je suis désolée… Je ne voulais pas déranger.
Eve, plus calme, mais ferme, conclua :
- C’est fait, pourtant.
Le silence s’engouffra à nouveau dans l’espace. La photographe recula, puis s’éloigna lentement, le pas plus lourd. Eve se rassied, ajusta sa canne. Le clapotis de l’eau avait repris toute la place. Eve songea à ce qui venait de se passer. Elle rappela la jeune femme qui n’avait pas complètement disparu, lui dit qu’elle était d’accord, mais qu’il fallait que ce soit silencieux et rapide, et que les photos ne soient prises que de dos.
Enfonçant sa tête dans ses épaules comme une tortue craintive, l’autre lui avait proposé sans préambule de prendre pour commencer quelques clichés de son paradis. La femme avait déclaré s’appeler Véronique, batifolé large et travers d’un compte Instagram à visiter, de prises de vues absolument fantastiques ! Elle s’était décrit amatrice passionnée, spécimen authentique de l’ancienne école. Tout son temps libre y passait, disait-elle fièrement, ajoutant que le numérique, avec son lot de retouches et de mensonges, ne remplacerait jamais l’argentique. Qu’elle ne mangeait pas dans cette auge de photos cochonnées ! Sa cervelle bouillonnait. Ses rétines comme en dilatation faisaient des extases et des pataquès ! Elle bavait la chance de l’avoir rencontrée ! La ruse que l’univers avait mise jusqu’à ce jour pour arriver à ce dénouement sublime et impératif ! Elle parlait de séraphins dans les cieux et de magie noire. D’énergies sommeillantes et de nature pure.
Eve s’était levée d’un bond. Avait regardé l’intruse droit dans les yeux, lui avait ordonné de cesser maintenant son manège et son laïus.
Moi, témoin muet, j’étais non loin d’elles sur la voie verte. J’étais là bien avant Véronique.
Les voix devenant plus fortes, je les avais rejointes. La jeune photographe inclina sa face tel un aigle décharné. Elle fut prise de tremblements spasmodiques. Eve également sembla traversée de tourments. Était-ce mon arrivée soudaine qui en fut la cause, ou la présence de cette femme étrange, je l’ignorais. Eve avait simplement dit que tout allait bien, et que ce serait mieux encore si je m’en allais…
Je la senti d’une inconsolable mélancolie. Quittant la rive les yeux baissés, j’entendis Véronique et son boîtier mitraillant à tout va, à l’affût et tournicotant autour d’Eve. Je ne m’étais plus mêlé de rien.
36
La ville de Bergerac ne ressemble en rien à ma ville de naissance. Un fleuve la coupe en deux et se jette dans l’atlantique. Les fleuves sont des couvercles liquides. Des lessiveuses et des abracadabras. Toujours y sont enfouis des larcins et des noyés.
***
Un corps flottant et en décomposition jouait parmi les branchages. Les membres encore reliés au buste, au ventre gonflé revenu des abysses profonds se déliaient peu à peu. Les exhalaisons pestilentielles du mastodonte abîmé faisaient la joie sincère de rats rapides et joueurs. De nombreux insectes tournoyaient au-dessus de cette méduse humaine, plongeant tels des cormorans sur les restes démantelés. D’émiettement en émiettement, les chairs filandreuses avaient fait des franges et des spaghettis. L’ensemble s’éparpillait dans une zone sauvage, à l’abri des promeneurs du dimanche. La gendarmerie avait été alertée par un appel horrifié. Une gamine ayant visité un compte Instagram, avait montré un cadavre à ses parents. Il était évident qu’il s’agissait d’un vrai corps. Le compte publique n’était pas identifié, mais ils avaient sans attendre informé la gendarmerie. Il leur était inconcevable de montrer de pareilles horreurs. De faire un spectacle de cette abomination. Grâce à l’adresse IP, on était vite remonté jusqu’à Véronique et ses photos morbides. Celle-ci les avait menés avec regret jusqu’à son spot macabre. Disait que sortir ça du fleuve ne changeait rien pour celui dans l’eau ! Qu’il y était bien allé tout seul ! Et qu’il fallait respecter ça ! Aussi qu’en le tirant de là, y aurait plus aucun joli cliché à tirer. Qu’elle s’était creusée les méninges et avait imaginé les poses superbes avec la brume sur le fleuve.
Les pompiers avaient retiré en plusieurs morceaux la dépouille méconnaissable, l'emportant en puzzle chez le médecin légiste. Véronique, après un long interrogatoire, avait été placée en unité psychiatrique. Il avait vite été conclu qu’elle ne pouvait être responsable de quoi que ce soit, si ce n’est d’aliénation. Le lieutenant Harif Gaouez était dépité. Était certain qu’elle en savait bien plus, mais qu’elle ne dirait rien. Peut-être même avait-elle était témoin du meurtre… et cette folle était sans doute persuadée qu’il s’agissait d’une œuvre d’art, d’un cadeau du ciel pour de jolis clichés, et non pas d’un nouvel assassinat sordide. Car la multiplication de noyades ne pouvait plus être le fruit du hasard selon ses petites cellules grises.
La Dordogne Libre avait publié un article effrayant autour du fait divers. Davantage en raison de la manière dont le cadavre avait été découvert, que du corps en lui-même. Ce n'était après tout pas le premier noyé, suicidé, ou assassiné à être repêché. Ce qui avait ému, c’était avant tout la petite fille affolée sur son compte Instagram. Preuve en est, personne ne s’interrogeait sur l’identité de la victime. On laissait ça au médecin légiste et au fichier des personnes disparues, certain que l’on trouverait bien vite le nom.
Dans le journal local, c’était reparti pour un sermon lénifiant au sujet des dangers d’Internet, des réseaux sociaux et de l’âge minimum pour y accéder. Les fédérations de parents d’élèves étaient interrogées, le monde associatif aussi. Jusqu’au ministère de l’Éducation Nationale.
37
Eve avait ouvert sa porte au lieutenant de gendarmerie avec surprise. Il pénétra la petite demeure, jugeant d’un coup d’œil circulaire la vie spartiate de celle qui lui avait permis d’entrer. Eve cherchait et supposait les motifs possibles de cette curieuse venue. Dans sa tête, elle avait fait le tour et ne voyait que sa pêche sans permis. Sans doute quelqu’un l’aura dénoncée.
- J’ai fait quelque chose de mal ? Avait-elle dit sans le regarder.
Harif Gaouez n’était pas surpris par cette question. Chaque fois qu’il s’était présenté devant une porte, il avait lu l’incompréhension ou la peur. Il avait passé dix années à annoncer des décès, des accidents ou des mises en causes. Il en conclut qu’elle n'avait pas de famille, car il n'avait pas vu cette douleur en suspend, cette interrogation froide du regard qu’ont les parents à sa vue, lorsque leur enfant est absent de la maison.
- Madame Light, connaissez-vous Véronique Barrens ?
Eve avait été surprise par cette question. Elle n’avait jamais entendu ce nom qui ne lui disait évidemment rien. Le lieutenant Gaouez continua.
- Voyez-vous, il se trouve qu’un corps a été découvert il y a deux jours dans la Dordogne. Madame Barrens nous a menés à lui. C’est une photographe un peu déjantée. Un peu illuminée même. Eve fit tout de suite le lien avec celle qui était venue la mitrailler. Nous avons étudié son boîtier et juste avant les photos du cadavre, il y a une trentaine de clichés de vous. Maintenez-vous ne pas la connaître ?
- Je ne connais pas cette dame, répondit Eve. Elle ne s’est pas présentée et c’est l’unique fois de ma vie où je l’ai rencontrée. Véronique Barrens vous dites ? Non… ce nom ne me dit rien. Je ne peux pas vous aider. Je pêchais, elle m’a demandé si j’accepterais d’être en photo et j’ai accepté.
- Vous avez peut-être remarqué quelque chose d’étrange ou quoi que ce soit d’inhabituel ? Avez-vous croisé quelqu’un d’autre ?
Eve répondit que non. Que rien ni personne n’avait paru étrange. Mais que si elle se souvenait de quelque chose, elle reviendrait vers lui.
38
Les analyses médicales révélèrent l’identité du noyé. Il s’agissait du jeune Mourad M’Barki. La mort semblait d’origine accidentelle, un taux de 2,6 g d’alcool dans le sang ayant été relevé. Sans parler du haschich. Sûrement qu’il aura chuté dans le fleuve comme tant d’autres l’avaient déjà fait, un soir de beuverie. L’enquête était close. Le lieutenant Gaouez se chargea d’annoncer la nouvelle aux parents. Mourad était son neveu.
Les yeux d’Eve étaient fixés sur le fleuve. Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi des enfants meurent de manière tant inconséquente. Ce jeune, même si elle ne l’avait vu qu’une seule fois, lui semblait un être proche, quelqu’un qu’elle aurait aimé connaître mieux. C’était encore un enfant. Une mère devait souffrir le martyr. Elle se souvenait de lui bombant son torse, allant dans le fleuve tel un crocodile. Et ce héros, ce nageur courageux au corps d’athlète, avait péri noyé peu de temps après son exploit. Cela semblait tellement grotesque. Complètement irréel.
Je me sentais au meilleur de ma forme. Étais allé courir le long de la voie verte, avec le fleuve à ma gauche et son opacité troublante. Après deux ou trois kilomètres, mon âge s’était rappelé à moi car un poing de côté m’avait forcé à m’asseoir sur la rive. Le fleuve dansait toujours. Je jetais au fond des eaux une pierre lourde, n’obtenant ni remous ni remord pour ma vie.
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La semaine suivante, un nouveau cadavre avait été repêché des eaux. Les pompiers l’avaient reconnu tout de suite. Ce n’était pas la première fois qu’ils ramassaient le gus, mais cette fois-ci le terminus serait la morgue et non plus les urgences. Le lieutenant rechignait à retourner sur la rive, le visage décharné de son neveu étant encore trop frais dans son souvenir. Les pompiers mettaient le corps dans un sac mortuaire lorsqu’il arriva et s’enquit du noyé.
- Qui est-ce ? Il a des papiers ?
- Aucun papier non, répondit le capitaine des pompiers. Pour autant, j’ai la réponse à votre question. C’est un certain Samuel. Un anglais clochardisé depuis des années. Il vivait de mendicité et d’aide du département sûrement. Pour son nom, je n’en sais rien. Mais on l’a ramassé un paquet de fois ivre mort. Ou tabassé. Les pauvres hères ne se font aucun cadeau le soir venu. Ça dérape pour un rien. Un bout de carton pour dormir, une bouteille déjà entamée ou juste par ivresse. M’est avis que son taux d’alcool doit être élevé.
Le pompier racontait cela presque comme une anecdote brute. Il s’agissait de l’ordinaire de son job, confronté régulièrement à la misère humaine — ici, l’alcoolisme chronique d’un homme — avec la fatalité de la mort. Il parlait plus pour lui-même désormais que pour informer le lieutenant. Il dégageait une grande lassitude, un fatalisme, peut-être même une forme de tristesse résignée. Il ne semblait pas surpris, mais plutôt accablé par la logique inéluctable de cette trajectoire.
Le lieutenant savait ce qu’il y avait à savoir. Il pensait à son neveu mort dans des circonstances analogues. A d’autres noyés qui commençaient à faire ce qui s’appelle une série. Il fit signe au pompier de conclure, alors celui-ci termina :
- Bref, une vie gâchée… c’est bien triste. Au moins, lui a fini de souffrir.
40
Eve avait été surprise de me revoir. J’avais frappé à sa porte, un bouquet de glaïeuls à la main.
- Je peux entrer ?
- Oui, bien sûr Adam. Qu’est ce qui t’amène ?
- Juste une envie de faire un coucou à une amie. J’espère ne pas te déranger.
Eve avait ouvert son frigo et sorti une bière.
- T’en veux une ?
- Non merci. Tu es au courant pour le gamin noyé ? C’est celui qui m’a sauvé l’autre jour quand j’étais tétanisé dans le fleuve… Un nageur émérite tel que lui ! Tu te rends compte !
- Oui, je sais. J’ai même eu la visite des gendarmes qui me croyaient mêlée à ça parce que j’avais été mitraillée par l’autre tarée. Et que dans son appareil ils ont trouvé des dizaines de photos du pauvre gosse flottant près de la rive. Bref, elle s’appelle Véronique et a été internée d’office…
- On t’a demandé quelque chose ?
- Si je savais qui elle était… pourquoi elle avait fait tant de photos de moi… et si j’avais vu quelqu’un d’autre.
- Et ?...
- J’ai répondu que je n’en savais rien et que je n’avais vu personne.
- Tu as bien fait.
- T’imagine ça ! Les gendarmes à ma porte ! Le voisinage a de quoi jaser pour dix ans… la vieille a traficoté ou chapardé, voilà c’qu’ils vont penser !
- Bah… laisse les gens parler. Ils trouveront toujours un truc de toute façon.
- Peut-être… mais les gendarmes merde !
J’étais allé chercher un grand verre pour y mettre les fleurs, avais installé le bouquet près de la bibliothèque, puis avais pris congé en promettant de revenir bientôt.
41
Le lieutenant avait fait chou blanc quant à l’identité de Samuel, aucune réponse positive n’étant arrivée, tant au niveau de l’administration qu’à celui des aides sociales. Samuel semblait n'être que Samuel. Un prénom sans nom de famille. Un clochard vivant dans la rue, inscrit nulle part, ne demandant l’aide de personne. Il était surprenant qu’il ait atteint cet âge. D’apparence il avait bien 70 ans au moins. Mais le lieutenant savait qu’il ne fallait pas compter sur son œil, les années à la rue comptant double.
Le capitaine des pompiers avait reconnu Samuel immédiatement, mais c’est tout. Le lieutenant pensait à cette chose étrange qu’est la relation humaine. Samuel en était la quintessence. On croit connaître les autres, mais on ne sait rien que ce qu’ils veulent bien nous dire d'eux. Le lieutenant voulait offrir un corps à une famille. Il y a forcément quelqu’un. Son dernier espoir était le fichier des admissions des urgences. Y étant arrivé amoché et sur un brancard plus d’une fois, il avait misé sur le fait que Samuel avait bien dû un jour répondre à cette question, ne serait-ce que sous le coup de l’ébriété.
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Eve fut contrariée de retrouver face à elle le lieutenant une seconde fois. Elle était à peine levée lorsqu’il avait frappé à sa porte, accompagné cette fois de trois autres gendarmes. L’homme n’avait plus le ton avenant de leur première rencontre. Peut-être par habitude professionnelle. Il savait d’expérience qu’une deuxième visite signifie qu’il y a anguille sous roche à dénicher. Et l’anguille aujourd’hui avait pris la forme de plusieurs noyés, le corps gonflé d’alcool. Devant les yeux écarquillés de la vieille, il commença :
- Bonjour Madame Light. Madame Eve Light, n’est-ce-pas?
- C’est une question sérieuse ? Je ne comprends pas… Où voulez-vous en venir ? Vous êtes venu en force, j’imagine donc qu’il y a un problème. Quoi qu’il en soit, je ne vois pas en quoi cela pourrait me concerner.
Le lieutenant continua :
- Madame Eve Light, connaissez-vous un dénommé Samuel Light ?
Eve avait ouvert la bouche mais aucun son n’en sortit. Elle était allée s’asseoir dans son fauteuil, suivie par les trois gendarmes. Ses yeux semblaient deux billes affolées. On voyait ses pensées s’entrechoquer, et des gouttes de sueurs perler sur son front ridé. Sa moitié de visage figé fut la seule à garder son calme. Le lieutenant reprit la parole :
- Madame Light, je vous écoute.
Eve articula mécaniquement, libérant des années de silence.
- Tout cela me ramène loin, bien loin, dans un passé éffacé. Une autre vie. Une autre moi. Une famille éclatée, dispersée comme des cendres dans un vent que je n’ai pas choisi. Une famille qu’il me faut renier pour continuer à respirer. Car s’y accrocher, ce serait sombrer, ce serait mourir un peu plus chaque jour. Oui… Samuel Light. Il fut mon mari. Autrefois. Je dis fut, car je suis partie. Il y a longtemps. Des années qui, dans ma mémoire, ressemblent à des siècles. Des siècles de silence, d’absence, de solitude apprise. Nous ne nous sommes jamais affrontés devant un juge, aucun papier n’a déchiré nos promesses. Rien n’a été officialisé. Alors en vérité, dans l’ombre des mots et des lois muettes, Samuel est encore mon mari. Un mari de brume et de souvenirs. Un mari que j’ai quitté pour survivre, mais que le passé, ce voleur de paix, me ramène aujourd’hui comme un écho oublié. Oui… Samuel était mon mari. En « est » mon mari.
Le lieutenant la coupa.
- Non Madame Light. « Était » est le bon terme.
Il savait faire œuvre d’absence de tact, de cruauté même, mais voulait la heurter, espérant atteindre une vérité sans fard sur cette relation. Eve avait compris le pourquoi de la visite.
- Ça devait bien finir par arriver. Mais moi je n’ai fait de mal à personne, si ce n’est à moi-même. Tout ça n’a guère d’importance en réalité… Je vous choque ? Samuel aurait dû retourner dans son pays il y a des années. Il a choisi son mode de vie, pas moi. Il s’est cru plus fort que moi, l’imbécile !
Le lieutenant ne comprenait pas où cela mènerait, mais son métier lui avait appris à ne pas perturber les aveux difficiles à accoucher. Il fit signe à Eve de continuer.
- Monsieur le commissaire (le lieutenant ne la reprit pas), qu’auriez-vous fait à ma place ! Ça fait huit ans qu’il me fait tourner en bourrique, ce con !... je dis pas qu’on a pas été heureux, on l’a été ! Avec belle maison, grande piscine et un beau garçon. La famille dont tout le monde rêve, croyez moi ! Seulement voilà… On a dû avoir trop de bonheur aux yeux du bon dieu… il nous a fait l’entourloupe de Job… mais moi, j’ai pas cette foi ni cette force !... je l’ai envoyé se faire foutre, le bon dieu !... bon dieu, tu parles !...
Le lieutenant la coupa pour réorienter sa discussion sur l’enquête en cours. La digression lui semblait trop longue, et la foi ou l’absence de foi de cette femme, une banalité de comptoir.
- Madame Light, votre mari a été retrouvé noyé dans la Dordogne. A quelques centaines de mètres seulement d’ici. C’est pour ça que je suis avec vous. Pour comprendre ce qui lui est arrivé. Je ne vous accuse évidemment de rien, mais ça fait deux fois qu’un noyé me ramène à vous. Je n’aime pas beaucoup les coïncidences. Une coïncidence, c’est fréquemment une facilité d’enquêteur maladroit et fainéant. Comme ceux qui échouent faute d’avoir essayé, prétendant ensuite que ceux qui ont essayé et réussi, ont seulement eu de la chance. Et puis, autre étrangeté, vous ne m’avez à aucun moment demandé de quoi il était mort.
Eve explosa de rage :
- Parce qu’il est mort depuis que je l’ai quitté ! Parce qu’il est mort et enterré avec mon fils, il y a neuf ans, huit mois et douze jours !
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Le lieutenant avait écouté la complainte avec compassion. C’était l’affreuse histoire d’un garçonnet échappant à la surveillance de ses parents et retrouvé, après quelques minutes d’inattention seulement, noyé au fond d’une une piscine. Décès accidentel selon toute vraisemblance. Eve avait fui sa vie brisée. Avait quitté son pays d’adoption et tout ce qu’elle avait mis deux décennies à bâtir. Son mari l’avait laissée partir, espérant que la raison lui reviendrait. Après une année d’attente, Samuel l’avait retrouvée par un appel téléphonique malveillant d’un crétin s’étant cru amusant. Car parmi les nombreux résidents britanniques de Bergerac, l’un avait participé plusieurs fois à l’une ou l’autre des glorieuses fêtes données par les Light en Angleterre. C’était le bon temps. C’était la vie heureuse. Il avait appelé Samuel, riant aux éclats de la bonne blague, annonçant qu’il avait vu par hasard un clone. Qu’il avait cru reconnaître Eve, l’épouse riche et élégante, au cours d’une promenade au bord de la Dordogne. Avait dit qu’il savait bien s’être trompé car il s’était trouvé face à une épave grosse, bourrée d’alcool, de médicaments, et le visage à demi paralysé lui donnant un aspect monstrueux. Il avait insisté auprès de Samuel. Lui avait dit qu'Eve serait étonnée de voir un sosie et en même temps son contraire. Samuel avait remercié pour la mauvaise blague à faire à son épouse, puis avait raccroché froidement. La semaine suivante, il avait filé vers l’aéroport. Il avait mis trois jours à retrouver son épouse. Eve n’était plus Eve. L’autre indicateur était en-deçà de l’atroce vérité. Un AVC, sans doute conséquent à la douleur de l’enfant perdu, lui avait figé le visage dans une expression de douleur permanente. Eve lui avait ordonné de repartir. Il l’avait pris dans ses bras et elle l’avait giflé.
Samuel était reparti à son hôtel, avait voulu rentrer, mais s’était souvenu en pleurs des années passées. Eve avait été une Wonder Woman. Une femme d’affaires et de commerce. Il l’avait rencontrée alors qu’il était encore étudiant. C’est elle qui avait financé tout ça. La réussite de leur union fut immense. Ils avaient tous deux eu une vie aisée et aventureuse. La famille agrandie n’était venue que tardivement. Ils voulaient profiter égoïstement de cette vie docile. Et puis, à l’aube de la quarantaine elle avait décidé qu’il serait amusant d’être mère. Lui n’avait accepté que pour lui faire plaisir, persuadé comme depuis toujours qu’elle savait ce qui serait le mieux pour eux. Pour la première fois, ils avaient été punis par la vie. Durent batailler cinq ans pour être parents. Après trois fausses couches, Eve tomba enceinte de son petit Jonas. Et Jonas se noya dans la piscine le matin de ses 4 ans.
Le lieutenant pensait à tout ça. Une autre noyade autour d’Eve Light. Et si celle-ci était cause de tout… Rien ne ressemble plus à une noyade intentionnelle qu’une noyade accidentelle. D’autant plus, que la plupart des infanticides sont des noyades. C’est l’un des crimes les plus difficiles à élucider. Il n’y a pas d’empreintes, pas de traces ADN dans l’eau. Il serait nécessaire d’analyser la scène rapidement, de la traiter comme une scène de crime. Mais faute de preuve, personne ou presque ne le fait. Et quand on ajoute à cela que les corps plongés dans l’eau disparaissent facilement, qu’ils sont endommagés par leur séjour dans l’eau, collecter des preuves est un véritable casse-tête. Le lieutenant ne pouvait se sortir cette question du crâne. La noyade du petit Jonas est-elle le premier crime de sa mère, ou est-ce le traumatisme qui l’a entraîné à en commettre ?... car décidément, il y avait trop de noyades dans l’onde de cette femme.
49
Le lieutenant avait décroché le téléphone, se disant qu’il était dans un jour de chance. A l’autre bout du fil, un médecin de Southampton avait pour lui une information importante.
- Bonjour Docteur Evans. Merci de me rappeler. Avez-vous trouvé quelque chose d’anormal au sujet de l’accident du petit Jonas Light. Vous étiez à la fois l’ami et le médecin de famille.
Le Docteur Evans parlait un français impeccable.
- D’anormal ? Non. C’était il y a fort longtemps, et je m’en souviens parfaitement. D’autant plus que j’étais invité à la fête que les Light avaient donné pour les quatre ans du petit. Triste journée. Comment oublier !
Le lieutenant Gaouez voulait obtenir un maximum d’informations au sujet de cette noyade :
- Cela a dû être terrible de perdre son fils unique ainsi, surtout après trois fausses couches et des années d’espérance avant d’être mère.
- Comment ça ?... de quoi parlez-vous ?
- Vous n’êtes pas au courant ? Vous étiez leur médecin de famille pourtant !
- Trois fausses couches ! Première nouvelle ! Même si cela reste possible. Tout dépend à combien de mois elles ont eu lieu. Vous savez lieutenant, on annonce généralement être enceinte après trois mois de grossesse. Si les fausses couches ont eu lieu avant, il n’est pas impossible qu’Eve ne m’en ait jamais parlé. Je ne vois d’ailleurs pas pourquoi elle l’aurait fait. Être médecin n’est pas être curé. Je ne suis pas un confessionnal. Par contre, je me dois de vous reprendre sur un point. Eve avait déjà été mère.
Le lieutenant avait stoppé son véhicule et s’était arrêté sur le bas côté.
- Comment ?! Vous êtes sûr ?
- Absolument !
- Elle ne m’a pas parlé de ça du tout. Qu’est devenu cet enfant ?
Le Docteur Evans s’éclaircit la gorge. Lieutenant, je ne suis pas curé, mais le secret médical vaut celui de la confession.
- Mais c’est vous qui avez abordé ce sujet ! Dites moi ce que vous savez, je vous en prie. Je suis sur une enquête criminelle, il y a eu déjà plusieurs cadavres repêchés dans la Dordogne, dont celui de mon neveu… je vous implore de m’aider à empêcher un nouveau drame.
Le médecin était resté trente secondes silencieux au téléphone, puis avait dit :
- Pour la mort de son premier enfant, Madame Light n’y est pour rien. Quoique sa responsabilité morale soit selon moi partiellement engagée. Mais de la à parler d’un crime, certainement pas.
- Je ne comprends rien à ce que vous dites. Elle est responsable ou non ! Et d’abord, que s’est-il passé ?
- Lieutenant… Madame Light a eu jusqu’à un certain point une vie réussie et facile. Elle a beaucoup travaillé pour ça. Elle a dû croire que tout lui était dû. Eve Light a toujours voulu tout programmer. Le hasard, selon elle, était à laisser aux pauvres et aux fainéants. Elle avait un agenda à respecter. Un agenda booké des mois à l’avance. La naissance d’un enfant ne pouvait échapper à cet agenda. C’est Eve qui a choisi le jour de naissance de sa fille… car c’était une petite fille. La date retenue était le 15 août afin de naître comme votre Empereur Napoléon ! C’était bien dans sa manière de penser à cette époque… il n’y avait aucune raison que cela ne se déroule pas tel qu’elle avait prévu les choses… cela aurait dû bien se passer. Une césarienne n’est pas une roulette russe !... Malheureusement, dans de rares cas, les nourrissons respirent plus vite après une césarienne programmée. Ils sont en détresse respiratoire parce que le liquide dans les poumons ne s’est pas encore résorbé. Ces bébés ne crient pas, ils n’arrivent donc pas à expulser seuls le liquide dans leurs poumons. Ce qui peut les plonger rapidement dans un état critique. Il est important que je vous précise que cette situation ne survient pas uniquement lors des césariennes programmées. Elle peut aussi arriver dans un accouchement par voie basse, si le placenta se détache ou si l’utérus se déchire.
Le lieutenant était sans voix. Le docteur Evans continua :
- On a essayé de ranimer la petite Myriam. De la stimuler, de la frotter. On lui a fait un massage cardiaque, on lui a donné tous les médicaments possibles… mais parfois, cela ne suffit pas. En l’occurrence cela n’a pas suffit.
- Docteur Evans… êtes-vous en train de m’expliquer que la première fille d’Eve Light s’est noyée dans le placenta de sa mère ?
Le Docteur répondit froidement :
- On peut dire cela, oui.
50
Je prenais un bol d’air frais sous le feuillage de chênes pédonculés et de châtaigniers. Les forêts de Dordogne, anciennes ou récentes, sont composées essentiellement de feuillus. Ça me changeait des épineux des plaines vosgiennes.
J’étais arrivé à l’abbaye de Cadouin, édifice habité de moines cisterciens et me sentais soudain Guillaume de Baskerville, le héros du nom de la rose. J’étais parti sur le sentier des pèlerins, en quête de moi-même, de solitude et de nature sans artifice. Cette abbaye fut célèbre des siècles durant pour abriter en son sein un suaire ramené des croisades. Tout le moyen-âge vit défiler ici des pénitents et des ribambelles de moines. Le suaire était le drap du Christ. Il fit la gloire et la fortune du village jusqu’en 1934. Le pèlerinage cessa quand on déchiffra des inscriptions en écriture coufique sur le Saint-Suaire : elles étaient à la gloire d’Allah… Décidément, dès que l’homme met son grain de sel, dès lors qu’il ouvre la bouche, c’est un mensonge ou une vanité qui nait. Je posais malgré tout mes prières sous les voûtes de l’abbaye, et pris le chemin du retour.
51
Le lieutenant était arrivé devant la grotte d’Eve Light. Celle-ci attendait sur le pas de sa porte, entourée de deux gendarmes.
- Quoi encore ! s’était-elle mise à soupirer. Vous me harcelez, y a pas d’autre mot ! C’est parce que je suis une pauvre vieille hein ! Les voyous, les vrais, vous vous y frottez pas !
Le lieutenant regarda Eve avec un certain dédain. Tout en elle lui faisait horreur. Sa face, son allure vulgaire, son odeur même, non pas qu’elle sente mauvais, mais vraiment il ne pouvait plus la sentir, au propre comme au figuré.
Le lieutenant de gendarmerie se tenait droit, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux rivés sur la femme en face de lui. Elle avait ce calme étudié, trop propre, trop sûr. Une criminelle en devenir, ou déjà une criminelle aguerrie, il ne savait pas encore — mais il le sentait. Ce sixième sens aiguisé par les années, cette odeur presque imperceptible de mensonge qui flottait autour d’elle comme un parfum mal choisi.
Il pensait : elle joue à l’innocente. Les mains jointes, la voix douce. Comme si je n’avais jamais vu ce numéro auparavant. Il plissa légèrement les yeux. Trop vulgaire sur elle… trop fake, son rôle de crève la faim... trop prudente dans ses mots… Une ancienne bourgeoise peut-être, mais pas innocente. Pas elle.
Il aurait pu parler. Il aurait pu lui balancer ce qu’il savait déjà, mettre les cartes sur la table, la prendre de vitesse. Mais il se retint. Trop tôt. La moindre étincelle de brutalité et elle se refermerait comme une huître. Il connaissait le genre.
Elle le fixait, attendait qu’il parle. Lui usait de silence et du malaise grandissant. Il pensait : elle veut que je la sous-estime. Qu’on pense qu’elle est juste au mauvais endroit au mauvais moment. Mais je ne suis pas né de la dernière pluie. J’en ai vu, des mines d’anges avec du sang sur les mains. Des airs naïfs qui cachaient des monstres. Son regard descendit un instant vers le dossier qu’il avait avec lui. Il n’eut pas besoin de l’ouvrir. Il connaissait les faits par cœur.
Il releva les yeux vers elle. Elle le fixait toujours, presque avec défi. Il esquissa un sourire imperceptible.
Les yeux du lieutenant disaient : parle. Donne-moi une raison de creuser plus profond. Mais ne me force pas à jouer ma main tout de suite. Parce que quand je le ferai, il n’y aura plus d’échappatoire.
Après de longues minutes, alors que ses hommes fouillaient le domicile de sa suspecte, il commença :
- Madame Light, quand avez-vous vu votre logeur la dernière fois ?
- Qu’est ce que j’en sais moi !
- La question est simple, merci d’y répondre ! Et pas d’entourloupe.
- Je dirais il y a une ou deux semaines. Il ne m’intéresse pas.
- C’est une semaine ou deux ? Merci d’être précise !
- Peut-être deux, alors. Oui, plutôt deux.
- Madame Light, nous avons retrouvé Jacques Pellerin au niveau de Limeuil. Dans la Dordogne. Noyé.
Eve s’effondra.
Lorsqu’elle reprit ses esprits, le lieutenant était au-dessus d’elle. Il lui semblait que le temps s’accélérait, que tout allait bien trop vite. Bien que cette femme ne lui inspirait que du dégoût, il s’avoua que les faisceaux d’indices se précipitaient un peu trop. Si l’on comptait ses deux enfants, Eve en était à sa cinquième noyade. Cela commençait à agacer l’officier de gendarmerie. Il avait l’impression qu’on voulait l’influencer, qu’on lui collait un gros panneau sous le nez avec écrit dessus au Stabilo « c’est elle » ! Il avait toujours fait confiance à son intuition. Et là son intuition lui disait de ne pas conclure. Que deux et deux ne font pas toujours quatre.
En regardant froidement les choses, il n’existait rien de concret contre elle. Elle vivait seule, donc aucun alibi ne pouvait tenir pour les heures du crime. Encore faudrait-il connaître l’heure exacte. Pour un corps immergé des jours dans l’eau, ce calcul relevait de la devinette, si l’on voulait être très précis. Et puis, au fond de lui, le lieutenant Gaouez n’avait jamais imaginé une seconde cette vieille femme capable de maintenir la tête sous l’eau de son athlète de neveu. Mourad, même ivre, n’en aurait fait qu’une bouchée. La possibilité qu’elle ait noyé son Samuel, ivre et faible comme il l’était, pourquoi pas. Peut-être même l’aurait-il accepté. On ne sait jamais avec leurs antécédents à ces deux tarés, s’était dit le lieutenant. Mais Mourad l’aurait renversée d’une seule main. Quant à son logeur, il attendait encore le résultat de l’autopsie. Mais en état d’ébriété ou non, il n'envisageait pas davantage la frêle Eve lui maintenir la tête sous les flots. En quoi alors était-elle liée à cette sordide série de noyades ? En rien peut-être… La fouille de sa grotte n'ayant rien donné, le lieutenant et ses hommes étaient repartis explorer d’autres pistes.
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Toujours agir avant de savoir. J’avais lu ça dans un poème en prose d’Henri Michaux, et c’était une boussole sûre. Le bouillon de mon sang attaquait mon cœur à grand coup de cafés. J’étais chez Eve depuis trois heures. Elle venait de m’informer des derniers événements de la ville, des cadavres flottants et du lieutenant sourcilleux. Elle disait ne plus se sentir en sécurité nulle part. C’est ce soir-là qu’elle se raconta pleinement à moi. Pour l’enfant mort dans la piscine, et pour celui dans son ventre. Eve était pétrifiée et répandait ses larmes sur ses joues grosses. Je voyais des vagues d’amertume couler au fond de ses yeux. Elle parlait d’une vie infâme, et de punition à n’en jamais finir. Elle gémissait : « Adam, comment font ils pour vivre les autres » ! Je tâtonnais une compassion affectueuse. Ne voulais pas la froisser. Alors je n'avais rien dit. Je l’avais juste prise dans mes bras.
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Tandis que je me rasais ce matin, j’avais écouté les infos régionales à la radio. On y parlait larges et travers des noyés. Mystère et boule de gomme. Accident ou suicide, selon toute vraisemblance. Le nombre ne prouve pas le crime. Il y a parfois effet de mimétisme, c’est un mécanisme bien connu. Un feu de voiture monté en épingle à la télé en entraîne un autre. Et bientôt c’est tout un quartier qui s’embrase. Une attaque au couteau aux nouvelles du soir en entraîne une autre. Même les attentats islamistes étaient régis par cette loi du copycat. Pourquoi en serait-il autrement pour les suicides ou les noyades. C’est sûrement ce qui était arrivé à la vieille dame, la tête penchée, retrouvée endormie au bord de la Dordogne. Comme si elle avait voulu masquer une dernière fois son demi-visage figé, et ne montrer aux yeux des enquêteurs que son côté tendre et non convulsé.
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