Rond gazon
- Christian Tritsch
- 16 mars
- 59 min de lecture
Christian TRITSCH
« Rond Gazon »
Histoire romancée, librement inspirée de faits réels et de personnes ayant existé.
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ND1873MTH. Ce pétroglyphe gravé dans la pierre au-dessus du linteau d’une porte d’entrée de ferme est le début de cette histoire. Un village peut placer un nom, un récit sur une carte. Le nom, c'est Rond Gazon. Le lieu, c'est le village du Bonhomme, sur les hauteurs du pays Welche. C'est papy André qui a titillé ma curiosité.
J'ai passé des heures sublimes à l'écouter conter des anecdotes étonnantes sur sa ferme familiale, sur les lieux et les hommes ayant vécu ici avant lui. Il m’avait montré cent fois les outils du temps de sa jeunesse ! Il en avait accumulé en nombre au fil des années, les avait disposé dans un ordre particulier dans une remise pour constituer un véritable musée du travail d’autrefois. Je suis citadin complet ayant grandi entre des barres d’immeubles gris et surpeuplés, lui était fils des montagnes et des prairies, enfant unique au milieu de vaches, de sapins géants et de chemins dans la forêt.
D’ailleurs rien ne le rendait plus fier que cette forêt de grands épineux au bas de sa ferme, forêt qu’il me disait avoir plantée il y a quatre décennies ! Il souriait en parlant papy. Je ne l'ai jamais entendu se plaindre de qui ou de quoi que ce soit. C’était une bonté pure. Tout juste s'il avouait que son labeur à la ferme, le travail des bêtes et les fenaisons l’avaient fatigué. Je crois que c’est surtout les années bûcheron à l'ONF qui l’ont disloqué. Il me disait qu'il était bien content qu'aucun de ses cinq enfants n'avait souhaité emboîter son pas. Que c’était mieux ainsi. Lui, avait rêvé d’une toute autre vie dans sa jeunesse. Il voulait être mécanicien d’avion. Il voulait voyager loin et haut. Mais en tant que fils unique, son père avait écrasé sa folie et l’avait agrafé à la ferme et aux vaches. Il lui avait même trouvé une épouse le clouant définitivement loin des aéronefs.
Il a 75 ans lorsqu'il me raconte ça. C'était en 2004. J'avais épousé une des filles de la maison et vivais à 80 km de la ferme. Des années durant, chaque mois on venait famille complète s'échouer au Rond Gazon. Et puis mes filles avaient grandi. Et puis elles étaient parties très loin. Et puis en 2015 mon couple a explosé. Souvent on ignore que la séparation la plus douloureuse, c'est pas celle d'avec l'ancien conjoint. Que la vraie moitié que l'on perd est autre et plus précieuse. Qu'il y a alors des déchirements monstrueux !
Papy André est mort dans sa 92ème année, le 12 mars 2021. Je suis sur sa tombe ce matin et je lui parle un peu. Je lui raconte ce que j'ai trouvé. Je lui dois bien ça. Je lui avoue que je suis revenu souvent me promener sur les chemins me menant à Rond Gazon. Que ma séparation n’y a rien changé. Et aussi combien je regrette ne pas l’avoir revu depuis mon départ, même si c’est sûrement mieux pour tous les deux. Je sais par la famille qu’il a décliné rapidement. Qu’il ne reconnaissait plus grand monde ces dernières années. Ç’aurait été immense supplice de voir mon second papa comme ça.
Après le cimetière, je retourne à la ferme abandonnée. Mamie vit dans une structure adaptée dans le village à côté. C’est plus accessible pour elle qu’une ferme tricentenaire tout en haut de la montagne. A l’heure où j’écris ces lignes, elle y vit toujours à 93 ans passés. Elle aussi a tout oublié. 65 années de mariage se sont volatilisées.
La route (comme la ligne téléphonique) s’arrête au pied de la ferme. L’ancien potager dont elle était si fière, dont elle nous abreuvait chaque week-end de sa récolte, est devenue une friche. Le crépis des murs se craquèle sous la froidure des hivers et l’absence d’occupants donc de chauffage. Le bois meurt et pourrit derrière la maison. Même les chats errants ont disparu. La mamie n’est plus là pour les nourrir. Comme on le dit à tort, la nature recouvre ses droits. Je ne lui donne aucun droit d’abîmer mon joli souvenir. Les sapins et les herbes folles me rient au nez au passage. Parfois en été, une vache se perd et retrouve par habitude le pré en dessous de la ferme aux volets clos. Plus personne ne vit ici depuis bientôt 8 ans. Je m'assieds près de l'abreuvoir où coule en continu une source fraîche et claire... une source qui coule pour personne… qui inonde seulement le pré en contrebas. Je place mes paumes sous l'eau forte, bois une gorgée comme pour faire entrer un peu ce lieu en moi, et m’adresse à papy André car je sens sa présence ici encore :
« Papy… C’est lors de l'un de mes voyages sur ta colline que j'ai décidé d'effectuer mes recherches... de farfouiller les archives... de secouer les siècles... tout ça pour poursuivre plus profond que tes souvenirs... J’ignore ce que je vais trouver. Si je vais seulement trouver quelque chose… Mais je te promets de faire de mon mieux. Et de revenir souvent dans ton cimetière pour te faire mes comptes rendus ».
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La vapeur des années en s’évanouissant, permet parfois à l'observateur attentif de prendre rendez-vous avec un passé inattendu, avec cette faible lueur revenant du lointain.
Tout commence en 1526, au cours du règne de François 1er, lorsqu'une noblesse lorraine boursouflée d'elle-même et garnie de mercenaires aux couleurs éclatantes, cause de terribles massacres dans la montagne vosgienne. C'est la guerre des paysans, appelée "guerre des rustauds". En face de la milice de métier, c'est un agrégat de crève-la-faim entrés en rébellion. C'est un peuple frustre ayant l'outrecuidance de défier la seigneurie locale en réclamant davantage de justice sociale.
Barbe Conreaux est parmi ces paysans révoltés. Il ne rêve pas de renverser des siècles de soumission féodale à l'aide d'une fourche et de sa volonté forte. Il veut juste manger à sa faim. Barbe l'ignore, mais il est en avance de deux cent soixante-trois ans...
Après l'inévitable répression, et pour échapper au courroux féroce du Duc Antoine de Lorraine, Barbe n'a d'autre choix que fuir son village de Clefcy.... valdinguer au-delà du col tout proche... s'enfoncer au plus profond dans la montagne vosgienne, entre rocs et forêts... là où il espère que nul ne viendra jamais le chercher.
Avant de parader dans son fief de Nancy, le Duc Antoine fortifie le passage du col du Bonhomme d'une redoute. Il veut se protéger d'une autre fièvre insensée. De la grosse colère de ces enfants maladroits ! D'une irruption bestiale dans l'ordre naturel des choses ! C'est vécu immoral, ce couinement des Rustauds de l'autre côté.
Barbe est désormais cloué sur le versant alsacien de la montagne. Courageux, travaillant ce mauvais pays de cocagne, les hôtes des bois et ceux qui peuplent les airs sont témoins silencieux de cette lutte singulière qui fait qu'il entaille la forêt, coupe des troncs en tranches, rase les herbes hautes, puis brûle quelques branches. Les ronces, les sous-bois, la plaine et la clairière, jurent qu'il était là, les mains pleines de poussière, et le front inondé, et le dos recourbé pour faire de cette bruyère un lieu où reposer. Il a frappé durement sur mille pierres ramassées, les faisant tout entière sa maison dans le pré.
Barbe Conreaux est le tout premier ayant vécu ici. Il l'affirme à tous ; il a un droit d'aînesse sur ces murs, sur ces ombres, sur ces fleurs qui naissent. Un droit de premier né sur ce lieu asservi. Comme ce lieu est un large pré ovale, Barbe lui donne le joli nom de "Rovoison" (Gazon Rond en langue romane).
"Rond Gazon", c'est donc un herbage juché sur les hauteurs du Bonhomme, village frontière du versant alsacien juste avant de basculer dans la Lorraine où Barbe est désormais proscrit. Il gonfle souvent ses nuits blanches de villages ravagés, d'amis pendus et troués, de chaumières incendiées et de familles entières décimées. Il n'a nulle envie de retour.
Au Bonhomme, sa vie neuve commence. Il en apprend les coutumes. Les paysans d’ici peuvent enclore une fauchée de pré dans le voisinage de leur maison. Lorsqu'ils ont des bêtes, ils peuvent les envoyer sur tous les pâturages, à la condition de les rentrer le soir. Ici surtout, c'est « le bon droit de juveignerie". Cette coutume d'origine celte favorise le plus jeune enfant mâle en lui réservant le domicile familial. Les autres enfants se partagent le reste des biens en portions égales. Ce droit celte perdure depuis des lustres dans le pays Welche, coin reculé d'Alsace. Le village où Barbe s'est installé, c'est le pic du pays Welche. Contrairement aux terres dans les plaines basses où le dialecte allemand hurle partout, c'est la langue romane que l'on chante ici. L’habitat rural y est très dispersé. Un passage, une simple route de bric et de broc, relie l’Alsace à la Lorraine. Ce passage existe depuis les temps immémoriaux. Mais en réalité cette montagne et ce col, c'est une frontière. Le pays Welche c'est en tout et pour tout cinq villages. Orbey, Labaroche, Fréland, Lapoutroie et Le Bonhomme.
La guerre s'épuise, l'époque s'apaise. La vie suit son cours et Barbe Conreaux prend épouse. L'extraction minière initiée par le Comte de Ribeaupierre au Bonhomme connaît son apogée entre 1547 et 1574. Avec un impact immense sur tout le Val d’Orbey : trois fonderies sont installées à Fréland en 1541, cinq fours au Bonhomme en 1551 et un à Orbey. En 1558, une fonderie autrichienne s'implante au Bonhomme. C'est la première fonte de cuivre noir. La découverte de gisements de plomb et d'argent dans la vallée fouette vigoureusement l'essor du village... mais épuise dangereusement la forêt de Lousbach juste au-dessus. Quoiqu'il en soit, les mines, les ressources issues de la forêt, les plantations des maraîchers, et les potagers familiaux font des habitants du pays Welche des familles florissantes. En 1580, il y a au Bonhomme 66 feux (c'est à dire 66 familles). Pour la moitié, ce sont des bourgeois au sens premier du terme, c'est à dire "des habitants d'un bourg". Ils ont bien quelques petits privilèges, dont celui d'être locataires ou propriétaires de leur ferme et d'un bout de terre alentour. Mais à cette aune, un sabotier peut être appelé "bourgeois". L'autre moitié de la population gravite autour, s'agrège au bourg, est composée d'aubergistes, de marcaires, de boulangers, de tailleurs d'habits, de charbonniers, de meuniers, de manouvriers, de bûcherons, de valets de ferme, de servantes, de tisserands, de mineurs, et d'un vicaire ou d'un curé. Barbe par nécessité se fait un peu bûcheron. Avec quelques autres, il abat çà et là de quoi se chauffer, car l'hiver est de plomb dans ces montagnes froides. Autour des bûcherons, merles et fauvettes font une symphonie à l'instant où s'apprêtent les hommes saisissant leur hache, et cognant, usante et dure tâche sur des arbres fatigués. Suant à grosses gouttes sur les rondins coupés, il y a une chopine pour la route, une autre pour l'amitié. A la tombée du jour ils s’en retournent auprès de maisons où réchauffe le four, comme guéris d'un mal.
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Barbe Conreaux et sa famille se perpétuent au lieu-dit le Rond Gazon trois générations tout du long sans heurt ni drame. Les voisins se nomment Nicolas Chrestien, Jacques Bedez, Petit Colas, Georges Husson, Gabriel Maire, Martin Finance. C'est l’époque d'un paradis oublié, comme mis sous cloche par sa géographie. Les Conreaux ont raturé de leur mémoire leur Lorraine première.
Fait assez rare, les biens de la ferme du Rond Gazon ne subissent aucun partage entre les enfants, garçons ou filles, comme le veut la coutume celtique. Par chance, à chaque génération, un seul enfant mâle estampillé "Conreaux" parvient à l'âge où les successions s'opèrent. Maladies et accidents, bienheureuse bienveillance, ont toujours éclairci la famille en amont. Il n'est pas rare au moment d'un décès (les archives départementales l'attestent) que la succession récite un interminable agenda à la Prévert, fait de chevaux, de vaches ou de bœufs, de poules, de lapins et de taureaux, de brebis, de cochons ou d'ânes, de champs, de fourrages et de prés, d'outils divers, de céréales, de pommes de terre, de granges et de remises... bien évidemment aussi de florins sonnants et trébuchants. Les conflits fratricides, les rancœurs, les jalousies : tout cela ne s’accroche à rien au Rond Gazon.
L'absence d'enfants en nombre chez les Conreaux, c'est le pourquoi du joli miracle : la ferme haut-dessus du pré ovale parvient intacte dans son écrin de verdure, de père en fils, parfois même améliorée, pendant quatre générations.
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Au passage du XVIème au XVIIème siècle, alors qu'Henri IV règne sur la France, 180 âmes dorment au village.
La vie paysanne s'étale partout, gloutonne le paysage. Chaque flanc de colline dispose de sa ferme qui pousse dans un pré. Plus bas, toutes les professions ou quasi sont représentées dans la foule formant "Le Bonhomme". A partir de 1606, (et pour trente ans) l'auberge de Claude Blaise devient un lieu d'échanges au village. On y parle aussi bien parcelles de terres à vendre, d'impôts lourds prélevés par le Prévost du Roi, que de familles à nouer par la cession d'un fils ou le cadeau d'une fille. C'est entre ces murs que Demange (l'arrière-petit-fils de Barbe) demande à Nicolas De Vic la main de sa fille, Antoinette. Cette union est bénie en l'église Saint-Nicolas par le curé Jean Guidat en 1624 et est consacrée l'année qui suit par la naissance de Jeanne Conreaux. C'est une belle enfant rêveuse cette fille chétive qui grandit près du feu de bois dans les jupes de sa mère. L'hiver 1630 est terrible de froid. La neige échoue, lourde, sur des arbres dépouillés, sans aucun égard pour les frênes, les peupliers. Les bois blancs recouverts d'un manteau virginal se confondent tant que l'on n'y voit qu'une dalle immaculée masquant l'horizon. On ne perçoit plus du tout le petit pont au-dessus de la Béhine, la rivière traversant le village. Un faucon crécerelle guette sur le sol la moindre empreinte de grenouille ou de campagnol. Comme les hivers d'alors sont longs et glacials !... mais combien sont douces les soirées près du poêle... La voix éraillée, le grand-père Joseph prend la parole et tel un goutte-à-goutte distille les plus folles histoires à propos du temps passé de sa jeunesse. C'est pour la maisonnée une véritable liesse les démesures de l'ancêtre. Dans son coin Jeanne devine qu'elle vit là ses années les plus tendres. Elle s'approche de la fenêtre... recroqueville son être... et souffle sur le verre, pour faire de la buée.
Les années passent, dures et longues. A Orbey, village au plus bas du pays, des gens meurent. La nouvelle atteint vite le Bonhomme. La peste de 1632 cloître les habitants dans leurs fermes. On en sort uniquement pour les processions faites par le Curé Guidat. Chacun se signe au passage et récite un Pater Noster en baissant des yeux coupables. On est forcément coupable puisque la peste rode ! On espère naïvement que la faucheuse se fatiguera... ne pénétrera pas trop sur les hauteurs... ne se souviendra pas de vous.
C'est une époque impitoyable et bien triste pour le pauvre pays Welche. Car en même temps que la peste, déferle joyeuse la guerre de trente ans. La vallée devient le terrain de jeu d'une soldatesque avinée et cruelle. Les Suédois occupent une grande partie de la Lorraine, font irruption par le col du Bonhomme, et dévastent le village de fond en comble. Les cavaliers blonds pourchassent les rares habitants n'étant pas encore en fuite. Ce n'est pas la première invasion. Mais cette fois ces suédois sont bestiaux, s'abandonnant à des actes de sauvagerie sans pareille !... égorgeant et incendiant tout à la fois... et tout ce beau monde d'essuyer les sabots de leurs chevaux des mois durant sur une population apeurée.
Il ne paraît pas certain que ce fussent les mêmes bandes qui ravagèrent en même temps la Lorraine voisine, car les récits des anciens indiquent clairement que les Houèbes (c'est ainsi qu'on appelle ces vandales en pays Welche) ont fait le gros de leurs saccages dans la partie haute de l'Alsace. Un gros des troupes suédoises loge depuis lurette au pied des Vosges afin de se porter où il y a quelque curée à faire. Après leurs déprédations, les bandes chargées de butin et de filles affolées reprennent le chemin des hauteurs. Les bourgs de Lapoutroie et de Fréland ont beaucoup à souffrir de la férocité de ces brigands. On peut dire sans exagération que le pays est en partie dépeuplé autant par les assassinats des Houèbes que par la mortalité qui suit leurs ravages. Et comment décrire ces nuits gelées ! Ces errances forcées au fond des forêts ! Sans rien pour se chauffer ! Rien pour échapper à la fureur de cette humaine peste !
Les Houèbes arrivent le plus souvent à l'improviste par bandes et à cheval. Ces hordes sont assez fortes pour en imposer aux populations, les tenant sous le coup de la terreur. Les pillards se rendent chez les principales autorités, curé, maire, échevin et adjoints, ainsi que chez les principaux notables qu'ils attachent à la queue de leurs chevaux et ne les rendent que contre une rançon importante. C'est une sorte d'impôt levé sur le pays. Chacun y contribue en proportion de ses moyens... il faut bien s'exécuter... et comme cette spéculation plait fort à ces bandits, ils en usent !... Bientôt les bourses des pauvres bourgeois du Bonhomme sont à sec. Mais ne pas contenter ces forcenés, c'est s'exposer à de cruelles tortures. A trop tirer sur la corde, elle se casse : on tient conseil. Demange, le plus jeune fils Conreaux, émet l'avis qu'il faut opposer la force à la force et essayer de défendre son bon droit. Il est décidé que tout homme valide paie de sa personne, de son courage. Comme il s'agit d'opérer par surprise, le fils Petit Gerome et celui de Robert Finance, sont désignés éclaireurs pour donner l'alerte. Leur montagne est idéale à la guerre de partisans. Sur bien des chemins, il n'y a d'autre végétation que des épines et des fourrés épais se prêtant parfaitement à une embuscade. Un bras de ronces est choisi pour s'y cacher et y attendre les Houèbes. Chacun s'y rend avec l'arme qu'il a pu se procurer, qui une hache, qui une faux, qui une fourche, etc. La tradition omet les fusils, il faut bien admettre cependant qu'il doit s'en trouver quelques-uns. Les détails de la lutte n'ont pas été conservés, la tradition ne parle que du massacre et de la destruction complète des Suédois... lesquels sont tous enterrés illico presto, à la place même du champ de bataille.
La tradition ne dit pas combien de cultivateurs téméraires succombèrent dans le combat, mais évidemment il y a de nombreuses victimes. Au moins celles-ci sont-elles recueillies par des mains pieuses ou amies pour être ensuite déposées en terre, non moins pieusement, avec larmes et regrets.
Une nouvelle grande peste désole le village après l’épisode des Suédois. Par suite de la culture négligée, le pain devient d'une extrême rareté, et son prix hors des bornes ne permet pas à la classe populaire d'en acheter. La pomme de terre n'est pas connue encore, de sorte que le peuple des campagnes en est réduit à se nourrir d'herbes des champs. Cette alimentation contre nature a des effets désastreux : les corps des plus malheureux deviennent noirs et l'affection dégénère en une peste tellement intense qu'en certains lieux elle moissonne la plus grande partie de la population. Le pays Welche met des lustres à se remettre d'un si grand malheur. Le village du Bonhomme est à trois quart déserté. Nombre de fermes servent de mouroirs puis de tombeaux à leurs anciens occupants. Les maisons demeurent à la suite de cette peste, abandonnées et vides. Et deviennent le patrimoine des premiers rodeurs osant pénétrer dans ces asiles de la mort. Au fil de décennies s'évaporant, beaucoup de fermes se découvrent après des années lourdes de silence un nouveau propriétaire. Le zénith pour la France du siècle de Louis XIV, le roi soleil, est pour le pays Welche, un purgatoire immobile.
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Au Rond Gazon, le joli miracle permanent cesse. Le traité de Westphalie de 1645 rattachant l'Alsace au Royaume de France est passé par là. Il change la donne. Le droit celtique a vécu.
Antoinette, la mère de famille, meurt en 1688, après avoir prêté vie à dix enfants. Demange Conreaux, le héros de la bataille contre les Suédois, et mari d'Antoinette, décède à son tour le 1er mars 1691.
La maison et les biens sont partagés et découpés en part égales entre les enfants survivants. Six enfants sont encore en vie au moment du partage. Il s'agit de Jeanne, Didier, Dominique, Joseph, Marie et Nicolas. La ferme du Rond Gazon devient un puzzle ingérable. C'est Dominique qui en a l'usufruit mais il ne possède qu'un sixième du bien. Pour le reste, il est locataire de ses frères et sœurs. Soit il indemnise sa fratrie (mais son labeur ne lui apporte qu'un maigre gain), soit il trouve un moyen de racheter leurs parts. Encore faut-il en avoir les moyens. Par chance il épouse en 1695 Sébastienne Husson, la fille du notaire de Lapoutroie. C'est un très bon parti qui lui apporte gros bénéfice. Grâce à elle, il peut se lancer dans l'achat compte-gouttes des sixièmes éparpillés. En 1705, il a acquis les parts de ses sœurs Marie et Jeanne, ainsi que celles de ses frères Joseph et Nicolas. Celle de Didier, "la part manquante", lui échappe car elle a été revendue en 1691 au Prévost du roi, Jean Marcot, avant le mariage de Dominique avec la fille du notaire. Aucun argent ne lui rendra sa part. Jamais. Jean Marcot n'en a cure. D'argent, il n'a pas besoin. Surtout, il comprend que la valeur réelle de cette part, c'est le besoin maladif de Dominique à la réclamer... à rêver grand format de la récupérer. La supplique du regard du Dominique fait monter au centuple la valeur réelle de la part manquante. C'est pour Jean Marcot un plaisir sadique, son refus sec et réitéré de vendre. Il ne s'en séparera jamais. Le sixième manquant reste épine au pied de Dominique Conreaux sa vie durant. Tous ses gains, toutes ses réussites, toutes ses récoltes belles... la naissance de ses enfants même... tout cela est déprécié par "la part manquante". Ce manque devient ritournelle maléfique, obsession terrible, sujet tabou à la ferme "du cinquième du Rond Gazon". Personne n'a droit d'en causer avant que Dominique n'aborde le sujet. Avant que lui-même ne se mette à hurler et à maudire Didier, le faux-frère renégat !... Il psalmodie des nuits entières la malédiction sur la tête de ce nouveau Caïn !... Dans ses pires ivresses, le malheureux va jusqu'au blasphème, jusqu’à dire que Caïn a au moins eu la bonté d'âme de tuer son frère Abel !... que sa vie à lui, sa vie de spolié est une sentence bien plus cruelle ! Immanquablement, il se réveille ivre mort sur un coin de table.
Sébastienne meurt en 1710. Encore bien jeune. Les mauvaises langues au village disent qu'elle est morte de lassitude... que les jérémiades de son époux ont épuisé sa flamme.
Les enfants de Dominique et Sébastienne se prénomment Demange, Claude, Jeanne et Marie-Thérèse. Lors de la mort de leur père âgé de 81 ans le 15 décembre 1743, Rond Gazon est une ferme muette où ne rode que la rancœur aigre du vieux cœur devenu froid. Tous les enfants le sentent bien : ils enterrent un père avec un retard d'un demi-siècle. Il est mort en 1691, au moment du partage initial.
La part manquante est finalement récupérée par la fratrie quand le fils Marcot donne son accord à la vente, une fois le vieux Conreaux et son père disparus tout deux. Il se refusait à trahir la volonté de son père même s'il n'a jamais vraiment compris le pourquoi du refus permanent. Il déclare simplement qu'il est temps d'enterrer la querelle avec leurs auteurs.
Toutes les parts sont entre les mains de Marie-Thérèse et de Jeanne, les femmes de la famille Conreaux. Marie-Thérèse quitte la maison à son tour. Trop de souvenirs, comme mille vilains corbeaux, survolent la ferme du Rond Gazon. Elle traverse le col et retrouve la racine lorraine de sa chair et de son sang pour s'établir à Fraize. Elle épouse Blaise Marchal, un tisserand, et au Bonhomme, personne n'entend plus parler d'elle. Du moins jusqu'à son décès en 1753, où Blaise cède les parts de Rond Gazon à son neveu par alliance, Dominique, suivant en cela les dernières volontés de son épouse. C'est un des fils de Demange Conreaux, fils de Jeanne sa belle-sœur. Cession par devant notaire contre 1450 livres et l'obligation d'un viager pour Jeanne avec pension annuelle de 50 florins et l'entretien d'une vache, du jardinage et procuration de pommes de terre selon besoin.
Un événement extraordinaire ébloui le village en 1755. Le duc Stanislas fait ouvrir la route de Saint-Dié pour atteindre le col du Bonhomme. Il a besoin de bras, et chaque village traversé en fournit pour aider les terrassiers. Dominique Conreaux est de ceux-là. Après de nombreux coups de pelle, il est abasourdi en mettant au jour une quantité immense d'ossements humains. Sur pareille trouvaille, les conjectures vont bon train ; personne ne se souvient de la bataille des suédois et de leur défaite amère contre les cultivateurs du village. C'était il y a près de 120 années. Une toute vieille femme du Bonhomme, qui a conservé une mémoire heureuse, raconte ce qu'elle avait ouï dire à ses parents, et alors la lumière est faite sur cette singulière découverte. Elle raconte : "Les restes des Houèbes ne sont pas encore tous passés à l'état de poussière, et il n'était pas rare du temps de mes parents, lorsque la charrue mordait plus profondément que d'habitude, de rencontrer quelques débris d'ossements". Preuve certaine selon elle que là avait eu lieu un grand enfouissement. On parle de bataille... de brigandages... et on referme le sol sur les dépouilles.
Concernant Rond Gazon, il faut attendre 1769 et le décès de Jeanne pour que Marie-Anne Conreau entre en possession archi-complète de la ferme. Et pourtant, l'avenir de Rond Gazon se joue ailleurs...
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François Humbert naît le 22 novembre 1739. Sa famille s'est vitrifiée depuis des lustres à Fraize et Plainfaing, deux bourgs léchant le pied de la montagne lorraine, comme un miroir au versant alsacien du Bonhomme. C'est près en kilomètres réels. C'est pays étranger en kilomètres ressentis. En 1769, il a 30 ans. C'est année d'immense famine. Raison pour laquelle il fait sauterelle au-dessus du col. François miroite une terre nouvelle, une terre plus généreuse. Pour sa famille, de père en fils, c'est laboureur résidant à Fraize. Il est le premier de sa famille à valdinguer direction du pays Welche. Il faut dire qu'on raconte que là-bas, l'étendue des champs s'accroît considérablement... que ça suit peu ou prou l'augmentation de l'émigration Lorraine, Suisse et allemande. La taille moyenne d'un bien passe de 635 arpents en 1716 à 4973 arpents en 1770 (un arpent, c'est 51 ares). Au Bonhomme, des moulins sont construits. La forêt appartient encore aux Seigneurs, mais on sent déjà que c'est pour peu de temps. Ça fleure la révolte un peu partout, et des étincelles s'allument à tout bout de champs. Les premiers tissages à domicile apparaissent. Les enfants vont à l'école. Deux tiers des garçons et un tiers des filles savent lire et écrire en 1775. Le Bonhomme et le val d'Orbey sont clairement un Eldorado. Il y a ruée vers le pays Welche.
Au village, la plus grande partie des maisons est désormais regroupée autour de l'église et de la mairie. François achète une terre vierge, et bâtit sa demeure loin de ce "trop de monde", il grimpe au sommet du village, à flanc la colline, non loin de la ferme nommée Rond Gazon. Surtout car il a découvert que tout près, coule une source d'où jaillit une eau pure favorisant l'habitat dans cet endroit reculé.
Très vite il fait de sa maison dans la clairière une terre labourée où trois cochons s'engraissent en riant. Des poules, des lapins et un joli potager complètent son paradis. Le voisinage jalouse et se tait. Il faut de longs mois avant que la greffe ne prenne. La greffe a de jolis yeux. Elle s'appelle Marie-Anne Conraux.
Son père Dominique est mort le 11 avril 1762 et Marie-Anne est à la peine dans son Rond Gazon. François est fort et beau. Il est travailleur. C'est très souvent qu'il vient, en échange d'outils ou de légumes, aider Marie-Anne à labourer son pré ou s'occuper d'une bête malade. Les deux solitudes se complètent tant et si bien qu'un mariage a lieu le 7 mai 1770. François a 31 ans, Marie-Anne 27. Ils sont épris l'un de l'autre. François emménage au Rond Gazon et cinq années plus tard un garçon va naître. En mémoire de son père, François le baptise Blaise. C'est le prénom "blason familial". Depuis aussi loin qu'on lui raconte, tous les premiers mâles chez les Humbert sont poinçonnés "Blaise".
Le travail à la ferme est dur, sans répit. La grossesse est difficile. François n'a pas de temps à perdre pour s'inquiéter d'une femme fardeau qui va mettre couche. Il l'envoie à la Croix aux mines, derrière la montagne, là où travaille une partie de sa famille Lorraine. Il dit à Marie-Anne d'y rester quelques temps. De revenir dès que possible avec ses bras valides pour la ferme. Il dit que l'enfant sera tout aussi bien, s'il reste ses premières années avec ses cousins et sa grand-mère. Qu'il sera pas poids mort là-bas. Qu'il sera juste "un de plus". Et aussi que de toute façon, en cas de mal, y aurait aucun remède à lui donner ici, aucun médecin assez fou pour s'aventurer sur une ferme tout en haut de la montagne. Que ça serait perte de temps trop grande et chance en moins pour tous les autres au village. Déjà que les petits tombent comme des mouches. C'est pas la faute au médecin et aux villageois si eux croupissent en joli exil suspendu. Et aussi, mais ça il n'a pas besoin de le dire, un médecin ça coûte des sous qu'il ne veut pas donner.
C'est comme ça que Blaise Humbert naît à la Croix aux mines, le 19 février 1775. Il y pousse dix ans... jusqu'au moment où ses bras deviendront appui utile au Rond Gazon. L'enfant n'est pas malheureux en Lorraine. Il grandit souriant à Plainfaing. La ferme voisine a une ribambelle de jeunes garçons avec qui piailler dans le pré. C'est la famille Durand. Une famille liée aux Humbert depuis lurette. Ça date du temps de l'aïeul, l'arrière-grand-père, un certain Joseph Durand né à Clefcy en 1597, ayant émigré à Plainfaing par épousailles. Son fils Jean-Baptiste a marié Jeanne, une Humbert, le 16 janvier 1659. Depuis lors, c'est promesse familiale : un garçon Durand est destiné à une fille Humbert et vice-versa. C'est écrit dans les têtes. C'est respecté mieux qu'une Bible.
Blaise se souvient de ce temps comme d'une pause dans l'existence. Une pause qu'il aurait pris toute entière dès son début. C'est l'enfance à une époque où cet état n'existe pas. Quand le temps est beau, lui et les enfants Durand vont au lac. Ce qu'ils appellent lac est un trou d'eau bordé de cailloux et gonflé de pluie. C'est le seul océan qui leur est permis. Ils se posent sur l'herbe épaisse et laissent le soleil colorer leur peau. Ils marchent délicatement pour pas blesser leurs pieds sur les cailloux pointus. Ça leur fait une démarche pareille aux fakirs hindous marchant sur les braises les pieds nus. Lorsque la faim vient se loger dans leurs petits estomacs, ils volent une pomme. Ce trou d'eau n'était pas salé comme la mer. Ces cailloux acérés faisaient office de sable fin. Les souvenirs de Blaise colorent d'une jolie lumière ces lieux, ce temps, quand son cœur s'en souvient.
A douze ans, ses bras sont forts et sa place est à la ferme paternelle. Il dit adieu aux copains Durand. Ils se reverront peut-être aux confirmations, aux processions, aux mariages, aux enterrements. Les années se suivent comme un collier de lourdes perles. C'est sueur et toutes les heures penchées sur la ferme. Toujours plus de travail. Toujours plus de fatigue. En 1789, Blaise a 14 ans. La Révolution française passe et n'existe pas. La vie d'un village de montagne, c'est scories pour la hache de la République. La révolution n'existe que pour les chevaux, le fourrage et le bois qu'elle réquisitionne. Aussi pour ce vieux curé réfractaire venu trouver abri à Faurupt, en hauteur du Bonhomme. L'enfant est allé le voir dans sa cachette. Blaise n'a rien compris à son charabia.
"Vois-tu mon garçon, la force du monde est répandue en toute chose. L’âme de l'homme en est l'apothéose... La pensée sans âme est un intellect froid... Le corps sans âme est un agrégat maladroit ! L'âme est le vin, le sucre, l'or, la pierre précieuse !... elle est aussi la voix qui parfois se fait chuchoteuse, qui nous rappelle à Dieu, le seul tout-puissant !... Saisir cela fait naître un bonheur étourdissant !..."
Blaise s'éloigne en courant de ce blablata incompréhensible et qui l'affole... il s'arrête essoufflé, regarde au-dedans de lui-même comme au travers d'une fenêtre ouverte et voit la misère... sent la souffrance... pleure l'injustice. Le peuple est pauvre sous cette révolution comme sous l'ancien roi. Blaise sait trop bien ces familles qui déjeunent avec du pain sec, verrouillent leur porte pour cacher leur pauvreté. Il sait que la nourriture que ceux-là n'ont pas est un bec qui les pique sur les mains et sur les pieds. Quand la foule voit ces malheureux, elle parle tout bas d'échalas, de bêtes à bon dieu, de bedeaux et d'haridelles. Ces voix qui murmurent, ces pauvres gens ne les entendent pas... eux les ronces parmi les ravenelles.
Les années coulent comme la Béhine, le petit ruisseau léchant le village. Blaise aimerait être cette eau. Il aimerait glisser à toute allure au loin et filer au-delà de sa sueur. Il se souvient avoir un jour volé une heure sur son temps de labeur pour s'asseoir sur une pierre au milieu du ruisseau et penser aux amis de l'autre versant du col, à ceux de Lorraine. Blaise aimerait tant les revoir. Mais ça dure guère, ses poudres d'escampette rêvassières. La ferme et le père froncent des sourcils. Les bêtes et le pré aussi. La famille Humbert s'agrandit. Deux petites sœurs, Marie et Anne-Marie, et trois petits frères, Dominique, Jean-Baptiste et François-Nicolas rejoignent Blaise.
L'hiver s'abat sur l'Est de la France tout comme sur l'Europe : en calamité. Peu de gens du pays Welche ont souvenance d'un froid pareil dans les montagnes et les vallées. Le thermomètre marque moins dix-huit dans les nuits congelées de décembre. Chacun court pressé près des feux et des marmites, lieux exquis, bienheureux aux membres durcis par les journées passées à l'extérieur. Le froid qui souffle est intense. Il vandalise les maisons. Les moissons seront maigres... partout la vie passe et meurt... On redoute d'avance la prochaine saison... L'hiver, ennemi implacable est si fort que la Béhine est muette, pétrifiée. Les sapins sont transis et les frênes sont morts. Les vignes des plaines d'Alsace ont gelé. Le froid fait périr les buses, les étourneaux. Le gibier est apeuré autant que les hommes. Les processions se suivent pour le Dieu-très-haut, et des prières sont marmottées par les vieilles et les enfants. La nourriture est un manque énorme.
François Humbert, âgé de 63 ans, part avec son fils Jean-Baptiste chercher de quoi se nourrir en Lorraine. Ils doivent pour cela franchir à pied le col et ses 949 mètres d'altitude. L'hiver immobile s'est figé sur la montagne... mais ne les fait différer en rien le périple. François salue son épouse, prend un bâton, et les deux hommes disparaissent dans les blancs chemins. Les jours défilent dans une absence qui se prolonge. Blaise et sa mère s'inquiètent. Ce froid est sidérant. Blaise se dit que c'est lui, l'aîné qui aurait dû faire ce voyage. Accompagner le père qui est à bout de force par ce temps violent. Mais il a depuis longtemps appris à ne plus discuter les décisions du père. Il connait sa tête de mule. Encore deux jours sans retour, et il marchera sur leurs pas. La mère est en pleurs. Elle craint le mauvais sort. Ne veut pas que Blaise y aille. Ne veut pas risquer un autre fils. Blaise est clone de son père et marche sans se retourner. La neige tombe dans le vent qui se lève. Le temps est glacé. La neige est partout. Partout est la neige. Le blanc inonde son regard épuisé. En quasi-errance depuis l'aurore, le visage émacié fait maigre rempart contre l'air qui gèle. Le vent d'Est redouble et ses dents vibrent quand le col se dévoile enfin au bout de quatre heures. Le froid d'abord et la joie ensuite. La joie d'être vivant toujours. C'est l'ordre des choses ; son père, son frère ne sont plus en cause. Cette montagne conspire sous un manteau neigeux. Semble un théâtre où diables et dieux prennent bonheur aux vies à prendre. Blaise s’effondre. Et miracle, la tempête cesse. Ses yeux se ferment, brûlés par un flot de lave blanche. Paraissant deux globes étanches, l'un voit à peine, l'autre ne voit plus rien. Il pense : voilà où entraîne une arrogance d'humain. Le bleu du ciel fait comme une mer renversée. Le soleil sur la neige fait son œuvre d'été.
Blaise s'endort sur un lit de mousse. Un chien errant lui lèche une joue givrée. Une sorte de bouvier bernois au gros cou blanc et à la robe marronne. Blaise se soulève, reprend la route. Le chien avance deux mètres devant. Blaise le suit comme une ombre décollée. L'utilise comme un bâton d'aveugle. Il donne au chien le nom d'Oural, souvenir du temps de l'école. Il l'aimait bien, la carte de géographie de la salle de classe. Surtout le vert des forêts et le marron des montagnes. Blaise se souvient que la tache marronne tout à droite de la carte s’appelle Oural. Un mur entre Europe et Asie. Comme ce col qui sépare Lorraine et Alsace. Comme cette neige qui sépare la mort et la vie. Pour ça qu'il baptise le chien Oural. C'est une enfance retrouvée... Le bleu du ciel, le blanc de la neige, le silence épais des forêts, tout ça lui donne un court moment le sentiment d'être mort. C'est une douleur sourde dans les orteils qui lui rappelle son état de vivant. Blaise pense à son père, à son frère. Frappe aux portes des fermes sur son chemin. Interroge à tout-va toute vie. C'est même rengaine partout. Condoléances, mais que c'est appeler la mort, un exode en ce moment sur le col enneigé. L'une des filles de ferme lui ouvre sa porte, le laisse entrer pour se réchauffer près du feu. Elle se nomme Marie-Jeanne Petitdemange. Elle est jolie et a quarante minutes pour lui. Près d'elle, Blaise se réchauffe autant le cœur que les orteils, lui parle de la ferme que son père a bâti de ses mains en haut de la colline appelée Rond Gazon. Il lui parle d'amour, c'est à dire de poules, de cochons gras et de sécurité.
C'est sur le chemin du retour que le père et le frère sont retrouvés, allongés dans une fosse, le long d'un ru forestier, le 20 janvier 1803. Ils auront sûrement voulu couper par la forêt avant de se perdre dans le froid. Sous le givre où ils reposent, ils paraissent deux sphinx endormis. Ils sont allés dans la chose par le corridor blanc et froid. La pâleur des visages, miroitement clair des cieux, montre à Blaise le rivage de l'abîme feutré de l'adieu. Blaise ramène ses morts et plante deux croix. Il marmonne une prière sacrilège. Le vieil homme est mort. Il s'est couché l'autre nuit. Il a dormi trop fort, a rêvé à la pluie qui tombe sur les hommes attablés en ce monde. C'est durant un somme qu’il a quitté la ronde... C'est grande peine de perdre un père et un frère le même jour... c'est surtout malédiction, quatre bras vigoureux de moins. Blaise leur en veut terrible pour cet abandon rase campagne. Et cependant, même à cet instant précis, il pense à la jeune fille aperçue au bord de sa propre mort... à ce visage blanc, à ces yeux azur... T’appeler en riant et t’appeler encore, Marie-Jeanne... car toi tu es plus que vivante, et le vieil homme est mort.
7
Oural se couche sur les deux tombes. Suit Blaise partout. Il est comme empli des deux âmes éteintes. C'est un non-dit entendu à la ferme du Rond Gazon. Pour ça qu'il ne vient à personne l'idée de chasser le chien. Il est libre de ses mouvements et ses mouvements sont désormais ceux de Blaise. Il est l'ombre du maître de maison. L'amitié entre le chien et l'homme dépasse l'entendement, c'est une amitié de silence. Une amitié gigantesque.
En décembre 1804 la République vire Empire. Bonaparte creuse des trous pour y mettre les hommes. Blaise se promène au cimetière. Depuis que le soir a brillé de ses étoiles, que quelques insectes le survolent sans attention, il voit les heures passer et s'installe en lui l'éternité du deuil et de la séparation. La mort, c'est une chambrette fermée... sans fenêtre, sans parfum, sans mémoire. La vie, faut-il le rappeler, c'est un mouroir. Les amis, les amours, tout passe et s'oublie dans l'humus ou le père et le plus jeune frère se désagrègent. La mort c'est un puits ; la vie c'est un manège. Les robes sont riches dans leur velours, mais qui a-t-il de réel en tout cela ?... Blaise se sent à un carrefour, sait que l'arrivée sera le même chemin froid. Il aime à croire qu'on plaisante en laissant des messages sur les pierres. Il pense "Gravez sur la mienne, je reste avec vous en prières"...
L'épopée napoléonienne ne parvient pas plus que la révolution au village. Sauf un jour par an, lors de la loterie macabre pour la jeunesse. Toute la population est réunie autour de la mairie. Un capitaine plein de balafres et un maire plein de désolation emplissent une urne pleine de numéros. Chacun des débuts d'homme plonge sa main dans l'urne et a son avenir au bout des doigts. Les dix plus petits numéros tirés partent à la guerre. François-Nicolas Humbert, le plus jeune frère de Blaise, à la main qui tremble. Loin des vastes assauts impériaux qui traînent, il est craintif dans la salle communale avec pour seul arsenal le petit canif que lui a donné son père, le jour de ses quinze ans. Il écoute l'homme de la ville : "le numéro suivant !"... il pense "pourvu que mon nombre soit le plus grand possible... il le faut !... j'ai toujours cru en la Sainte Bible !... je ne pourrais manquer mes brebis et mes vaches... abandonner mon frère à ces pénibles tâches !..."
La conscription de 1809, monstre hideux et repoussant, mange de plus en plus souvent la jeunesse des campagnes. Peut-être sera-t-il un héros, celui qui tire le mauvais numéro... Pour le village, il sera un homme mort. François-Nicolas ne voit ni gloire ni tort, à engraisser des troupes sur un coup du hasard. Et voilà que sa main s'ouvre !... il part !!! Est-ce-que ces batailles le regardent lui !? Le curé lui-même le lui a dit : il a le droit de refuser cette guerre... Sa mère, de colère, renverse la marmite dans la cuisine ! "Maman ! Maman !... ne m'oublie pas ! Les jambes chancelantes, je porte ta croix !... je pleure comme un enfant effrayé au soir !... en me voyant, on pense en voilà un qui part !... au moment du jour où l'on fermait les portes, j'aurais donné plus que tout pour que l'ennemi l'emporte et que cette sauvagerie cesse... hélas personne pour me tenir en laisse... et ma liberté, en ce jour, ressemble à un martyr ! Je n'ai plus que l'honneur pour m'empêcher de fuir... Mon horizon aurait dû rester limité à mon clocher, et il me faut sitôt tout quitter, non pas pour cheminer à la ville voisine, mais pour une contrée d'une bien autre mine !... On me place les pieds nus sur un marchepied... on me toise - hélas ! - je n'ai point d'infirmité et n'ai pas à portée de bourse le doux remplacement. Venez mes amis ! Venez mes parents ! Embrassez l'enfant... vous ne reverrez que l'homme !... et peut-être un autre, puisque de la guerre je dois être l'apôtre !... gardez une trace de moi dans vos cœurs. Quand je m'éloignerai, ne pleurez pas en pluie. La tentation de déserter serait trop forte !... je ne veux pas rejoindre la vile cohorte qui erre déchue dans les forêts alentours. Un jour viendra. Un jour peut-être. Un jour toujours".
Le 27 juin 1810, le début d'été est caniculaire. Blaise et Marie-Jeanne sont devant le curé. Le mariage a lieu en l'église Saint-Nicolas du Bonhomme. Depuis 1773, c'est le point culminant de la chrétienté dans cette vallée Welche. Blaise a 35 ans, Marie-Jeanne 31. C'est une amitié profonde qui a muté par circonstances et par intérêts communs en union. Par chance, leurs corps exultent. Ils s'entendent bien sur ce plan-là. Il faut préciser qu'en huit ans, trois garçons et trois filles naissent. C'est le bonheur et la bénédiction. Tout réussi à la ferme. Tout ce que Blaise plante pousse. Des frênes sont installés derrière la maison. Un sapin devant pour les Noël. Le potager s'agrandit, regorge de légumes, et belle muraille naturelle de cette colline paradisiaque, une forêt d'érables s'installe en silence.
La royauté avait vécu loin du village, n'existait qu'en impôts à payer. L'œuvre napoléonienne fut autre chose. Elle prenait de temps à autre un garçon du village. On en avait vu en peu d'années une vingtaine quitter leur ferme à la recherche d'une gloire qu'ils imaginaient facile... d'aventures lointaines qui se promettaient merveilleuses. Ils avaient entendu les victoires d'Austerlitz, de Iéna, de Wagram... les grands maréchaux paraissaient des dieux grecs dont le capitaine corse serait un Zeus renouvelé. D'autres, comme son jeune frère s'étaient perdus en Russie, dans une rivière ou sous une lance. Beaucoup manquent à l'appel de la sonnerie aux morts... En 1814, l'Empire s'effrite puis s'effondre. Napoléon recule toujours plus depuis la Bérézina catastrophe de novembre 1812. La guerre se rapproche du village comme une flaque s'étendant sans fin. Les défaites militaires s'additionnent, s'étirent tel un puits sans fond. En janvier 1814, les cosaques russes pénètrent le Bonhomme, saccagent et s'emparent de tout ce qu'il est à portée de rapine. Biens et corps. Poules, lapins et cochons sont cuits à la broche ou dans de grosses marmites. Les jeunes filles se dissimulent dans la forêt pour échapper aux viols. Quelques-unes tombent dans les mains slaves tout de même. Aucun brave de l'Empire pour défendre les gueux. C'est razzia gratis deux jours durant pour les cosaques avinés. C'est vengeance et victoire facile pour eux. Dans cette débandade, le village se trouve malgré tout un petit héros : Colas-Pierre. Abrité sur les hauteurs, derrière une pierre qui désormais porte son nom, lorsque les cosaques repartent en campagne et quittent le pays Welche, le jeune Colas canarde à tout-va la queue de colonne de cavaliers pilleurs. Il se refait un Roncevaux dans des montagnes vosgiennes. Trois cosaques restent au tapis. Sa chance, c'est que les Russes ont pris trop de retard pour perdre du temps en broutilles. Des chevaux lourds les emportent loin dans un nuage gris de poussières. Ils savent que bientôt, ils feront face au carré des fidèles, au reste de la Grande Armée Impériale. Ils savent qu'il va falloir se battre un peu et mourir beaucoup. Autour de Napoléon, les grognards les attendent. Ce sont des troncs détachés au milieu d'une prairie que les corbeaux russes survoleront sans s'y poser. La guerre a fracassé les vieux arbres endormis qui reposent silencieux sous les feuilles de laurier. Après l'abdication de l'Empereur, Baradet Charles, après six années d'errance, est le premier à revenir au village. La vingtaine d'autre s'est éparpillée sur les champs de bataille. Tout le village rejoint le héros chez le cabaretier, offre trois chopes de vin pour qu'il raconte les pays traversés, les batailles glorieuses. Le jeune Pierre Colas se met tout à côté, vante son coup de carabine sur les cosaques de janvier, déclare quasi que lui et Baradet sont copains de régiment. Le regard gris et pâle, Baradet psalmodie dans un silence d'église.
« Elle est loin cette république manquée. Froide et austère telle une statue zébrée par les abondantes secousses de l'Empire, elle est défunte-née. Elle a eu pour seuls sbires quelques généraux en mal de victoires... Combien sont morts pour rougir une page d'Histoire !... En plein cœur de Strasbourg, avant le clair matin, est né ce chant de guerre pour l'armée du Rhin que nous chantions à tue-tête en campagne... Rien ne nous stoppait !... les mers comme les montagnes étaient des espaces demandant nos exploits. On criait "vive nous et advienne que pourra !"... Aujourd'hui je me sens vieux et je n'ai plus de force. L'Empire français mes amis, c'est moins que la Corse !... J'ai tant de peine à vous dire que moi aussi j'ai crié "vive le Roi !" pour m'enfuir... Je voulais mon jour de gloire, je ne le veux plus. N'avez-vous pas entendu tomber l'Empire ! Rien n'a troublé le repos de ce lieu ! Il s'est abîmé pourtant sans prévenir laissant le mont Olympe sans son Dieu ! Les quelques printemps téméraires où plus haut que rois et reines Bonaparte commandait la Terre, versent leurs larmes dans la Seine... Fallait-il que nous renonçions même à l'honneur ?... Il est des gloires qui passent, et des hontes qui demeurent ».
Les grappes de villageois s'éloignent. Baradet les écœure. Il ne parle que de défaites, de désillusions et de cimetières... Lui-même sent qu'il n'est plus de leur clique... qu'il a vu trop de sang couler. Alors, il disparaît et de lui on n’entend plus jamais parler.
Lui, erre sur les chemins et cauchemarde.
Oiseau flegmatique, sur une branche cassée, l'anémone et le coquelicot se courbent sur ton dos et alignent des yeux ronds et vitreux dans le brouillard épais ; ils musiquent ensemble. Baisse les paupières, ne les regarde plus, la douleur te rend fou, ou tu ne les comprends plus !... Hier encore jaillissement de rêves insensés et de victoires multicolores : tout cela, un boulet peut l'emporter... loin parfois, en quelques secondes... te souviens-tu à la limite des lisières là où tu inventais un langage avec cette fille si peu sage ?... Elle nidifie dans ta tête... ses cheveux sont défaits et longs... et que brille ta mémoire qui te transporte si bien dans le pays de ton commencement. L'haleine tiédie tes lèvres s'écartent... Un filet rouge glisse sur ta joue... La voix terrible des bouches muettes exhale des petits cris attendrissants qui heurtent les triomphes cantiques... Tu t'endors dans ce verger... « je » est mort.
En juin 1815, l'Empire tombe pour la seconde fois. Les anciens soldats sont vaincus et retournent dans leurs villages. Au Bonhomme, ce qui frappe d'abord, c'est le nombre croissant de gueux confluant sur les chemins fatigués... sillonnant sans cesse les routes cabossées tels des spectres vivants hors de ce temps ! Ils divaguent perdus en grappes isolées. Âmes froissées dans les nues et le cœur décroché, profitant de quelques charrues généreuses, leurs pieds gonflés n'en peuvent plus. Pour manger, ils creusent à même le sol ! Détroussant quelques-uns, retroussant quelques-unes, au gré de leurs détours. Sans but et sans cause. N'ayant plus rien à être, pas même une petite chose, pas même un petit rien, ces ombres avancent... sans foyer certain, ayant pour seule subsistance la mendicité ou le brigandage. Ce qu'on en pense ensuite tient assez du commérage.
Blaise croit reconnaître son frère parmi ces moribonds qui se dispersent et s'évaporent comme des revenants refusant de revenir. Il interroge ces êtres qui passent vêtus de frusques de soldats vaincus. C'est toujours la même chanson : ces soldats sont devenus des poètes romantiques. Ils bavent leur idolâtrie à l'aigle bicorne.
Ils disent :
" Les quelques printemps téméraires où plus haut que les rois et les reines l'Empereur commandait la Terre, versent leurs larmes dans la Seine. Regardez le trône expirant ! Évanoui comme nos vieilles chimères !... Nous pleurons ce qu'il y avait de grand dans l'idée révolutionnaire !... Transportés loin de théâtres bruyants, nous voici au bord du tombeau !... Aussi profond et silencieux qu'un océan, Napoléon plonge dans Waterloo. Les rois tombés n'aperçoivent pas ce qu'a vu hier un jour glorieux… Un peuple entier qui ouvre ses bras... et l'homme seul qui lui dit adieu !... Voyez les rives difformes du Dniepr, les plaines du brillant soleil d'Italie !... Les pays sous le joug des vieux sceptre royaux et les Empires tombés depuis !... Voyez les pyramides d'Égypte et le Nil !... et les sultanats effacés !... Pénétrez dans les vastes cryptes où les héros de jadis sont enfermés !... Passez près de la blanche Madrid et de ses toits écrasés de chaleur... Voyez sur ses peintures les rides accumulées depuis notre splendeur !... Priez sous les murs de Saint-Jean d'Acre avec les fantômes rodant désormais ici !... Ne craignez-pas le doux simulacre des fous, des Saints, des érudits !... Respirez les parfums de Vienne !... et celui des rochers !... et des fleurs !... Pensez aux conquêtes anciennes, disparues sous les ans moqueurs !... Galopez au hasard dans les forêts russes, hongroises ou allemandes ! ... Parcourez le beau pays polonais de Marie Walewska, belle offrande... Allez depuis la superbe Lisbonne jusqu’aux rivages de la Belgique !... Que rien ne vous y étonne, l’Europe avant, c’était l’Amérique !... Voyez les Alpes suisses enneigées ! Et la France désormais endormie !... partout - nous ! - fiers grognards sommes passés… avec la puissance de l’incendie !"
Blaise ne descend plus de sa colline à chaque fois qu'un nouvel estropié accoste le Bonhomme. Il n'écoute plus leurs ritournelles... Son frère dort sans doute depuis longtemps. Car la gloire dont ces fantômes parlent, c'est la mort toujours. Et il sait que cette gloire, on ne peut la trouver sans charger sa monture de rêves et de fusils. Le crépuscule aime suffisamment Rond Gazon pour offrir toutes les morts nécessaires à gonfler le vieux cimetière.
8
L’été approche. La moisson ne promet pas grand chose qui vaille. La grêle et le vent en malandrins notoires s’abattent sur les champs où les plantations se cambrent. Le bois continue de se fendre... C’est un jeu violent que la nature propose. Ne demeure que peu de choses dans le grenier à provisions. Vient le temps du manque qui se loge dans les estomacs. La récolte épouvantable débarrasse les tables. La faim, mal monstrueux, rit de toutes ses dents. Le 2 juin 1817, après bien des années de souffrance, c'est au tour de Marie-Anne, la mère de Blaise, de mourir. Seule dans la maison. Seule dans son lit. Seule dans sa tête. Âgée de 73 ans.
Trois années encore, et Rond Gazon vire plein cimetière. Le choléra fauche en février et mars 1820, cinq des six enfants. La maladie s'attable et choisit parmi les enfants ses tendres proies. Que l'un tousse, et aussitôt se tournent vers lui des yeux apeurés. De lui tout entier naît l'appréhension. Après le second décès, Blaise brise sa tirelire. Le médecin du village est appelé, car enfin... la mort ne se contentera pas des enfants. Le carabin énonce les prescriptions usuelles, parle de patience et de bon repos nécessaire. Marie-Jeanne, mère en deuil, voit le mal choisir un fils, deux fils, puis trois pris par la main par la lugubre étrangère. L'homme de foi est à son tour convoqué... mais lui ne vient pas, car la mort décime au Rond Gazon. Il fait dire à Blaise de se repentir. De prier pour le mal qu'il a commis, un jour, quelque part. Le curé priera dans son coin pour leurs âmes. Blaise s'offusque, va dans la sacristie, hurle qu'il ne peut s'agir que d'une méprise divine !... trois fils d'une même famille enlevés, c'est un multiple de trois d'Isaac et d'Abraham !... Le curé s'emporte, parle de blasphème... jette dehors le père éploré. La faucheuse, elle, se rit de ces atermoiements. Elle prend où bon lui semble, et bien souvent elle se ressert. Que lui importent les hommes, leurs vœux et leurs tourments. Les enfants qu'elle consomme sont pour elle un dessert. Pour clouer le tout, Oural, le chien devenu l'ombre du maître, s'éteint à son tour, vieux et blessé par le malheur qui s'abat en larmes amères au Rond Gazon. Blaise devient quasi fou. Il nie la mort du chien. Prend son bâton et s'éloigne deux jours puis revient avec un autre chien, un autre bouvier bernois. Marie-Jeanne est trop heureuse de revoir celui qu'elle croyait perdu pour toujours. Elle ne l'interroge pas sur l'animal. Ne demande pas où il l'a trouvé. Blaise la prend dans ses bras et dit : "il s'appelle Oural".
Le 4 mai 1822 à 23h (après les six enfants) c'est au tour de sa bien-aimée Marie-Jeanne âgée de 43 ans de s'endormir dans l'oubli. Blaise maudit le ciel, la terre et les dieux de toutes les époques. Un soleil pâle traverse les maigres nuages et ne réchauffe rien, ni la terre, ni le cœur. Quelques arbres frissonnent. Tout le malheur est dans les visages. L'église est pleine de gémissements. C’est la mort qui impose le moment et l’heure. Des grappes de gens pareilles à vingt corbeaux domestiques, avancent d’un pas docile en silences retenus. Des souvenirs forts et des bonheurs disparus se refabriquent. C’est l'épouse de Blaise qu’on enterre. La vie n’en voulait plus. Au cimetière, serpentent badauds et anonymes. Des amis. Des enfants. Et Blaise est stupéfié que le monde continu quand Marie-Jeanne s’abime. Il exècre que les autres puissent respirer encore. Lui ne respire plus, il sait faire seulement semblant. Elle est loin, sa jeunesse. Le temps passe et, venimeux serpent, illumine son désastre et l’énorme détresse. La vie est un caprice, c’est sur un coup de tête qu’elle s’en va pour ailleurs un jour, une nuit. Blaise ne croit plus en ce sombre prophète qui annonce pour demain un prochain paradis.
Blaise Humbert a 48 ans, et c'est un vieil homme en deuil. Il est cultivateur au Rond Gazon, mais aussi à La Verse et aux Tournées. Il a quelques biens mais le cœur froid. L'amour est chose qui ne compte pas. Le 28 janvier 1823, il ramène une épouse de Lorraine à la Cense des Chomelles au-dessus du Chipal. Marie-Thérèse Conreaux, 26 ans tout juste. Une arrière-petite-cousine de sa mère, une épouse qui a 22 ans de moins que lui. Et vient l'enfant du miracle, né six mois après la noce. Un petit Blaise né le 8 juin 1823. Le village sourit en coin, est heureux que la vie reprenne au Rond Gazon. La femme nouvelle a le temps de donner deux filles encore, Marie-Thérèse, le 9 janvier 1825 et Marie-Catherine, le 23 octobre 1826. Elle, c'est l'enfant de la malédiction car six mois auparavant, le 28 mars 1826, son père est couché dans son lit depuis deux jours et une fièvre le brûle. Blaise divague : je vois cette chose en ce jour étrange. Ma vie qui s'enfuit sans que rien ne change. Ma vie captive du loup affamé. Je vois tout cela en cette fin de journée. A quoi bon me mentir mes bons enfants. Je l'ai vu venir, accoster ma rade. Mon pressentiment a tout de certain. Je le dis je le sais, je serai mort demain ! Alors donc salut, puisque tu me délivres. Doux pressentiment, tu me dis de te suivre au soleil brûlant des derniers adieux. De noirs séraphins descendent des cieux.
Blaise s'endort pour l'éternité, âgé de 51 ans.
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En 1828, le roi Charles X venant de Strasbourg s'arrête dans le village. Il est accueilli avec enthousiasme par une population ravie de l'événement. C'est au cœur de cette parade que Marie-Thérèse voit Jean-Baptiste Masson pour la toute première fois. Il faut dire qu'il est cabaretier, et qu'une agricultrice n'a nulle raison de s'arrêter devant son échoppe. Pendant quatre ans, la vie coule comme un enfer. En 1830, la petite Marie-Catherine Humbert meurt d'une mauvaise grippe. Les travaux à la ferme et ses deux grands enfants exténuent Marie-Thérèse. Alors, pourquoi est-elle si heureuse ? Il y a bien quelques bons à rien qui rêvent de faire le coucou dans un nid qu'ils croient facile, mais c'est mal la connaître. Nombreux ont vidé les lieux à coup de balai. Mais quand même, cette vie lui est usante. Elle doit repenser un avenir. C'est l'époque où l'activité de tissage à domicile s'est bien développée au village. Marie-Thérèse Conreaux s'essaie manouvrière. Elle confectionne, en plus des travaux des champs, de jolis bouts de tissus qu'elle revend pour quelque sous. Cela lui donne un revenu moins dépendant des caprices du temps. Et puis, elle peut tisser la nuit. Blaise fils a 8 ans et sa sœur Marie-Thérèse 6. La solitude malgré tout lui pèse. Un homme ne serait pas de trop pour l'aider. Blaise n'est encore qu'un enfant. Et puis, il y a aussi le plaisir d'un lit partagé. Un autre mariage paraît inévitable. Elle est jeune encore, malgré ses 35 ans. Elle le voit dans les regards de ce Jean-Baptiste Masson, le cabaretier du village. Il sert du vin au détail et donne à manger contre de l'argent. Voilà se dit-elle, un métier qui ne vous brise pas. Elle s'imagine bien épouse de cette vie-là. Il a quelques biens, ce qui l'embellit encore, et vient d'une famille de marchands de fromages tenant commerce à la petite Lièvre, près de Ste-Marie aux mines. Et puis, disons-le, il n'a pas si vilaine figure. La nouvelle du mariage étonne malgré tout. C'est fêté grandes pompes le 26 novembre 1832, avec cloche et curé. La paroisse piaille curieuse, comme des mouches attirées par l'odeur du vinaigre. La veuve de Blaise apparaît encore jolie. Elle a de grandes cuisses pleines de muscles, des yeux bleus pareils à des bouts de ciel, et sa voix est douce et claire comme celle des enfants. On devine grâce au froid qu'elle est nue sous sa robe. Deux seins lourds pointent et se balancent à chacun de ses pas. Les témoins sont Jean-Nicolas Eustache, l'instituteur et Jean Simon Masson, l'aubergiste du village. Les invités se sentent inexplicablement un peu trahis. Ils envient la noce et plus encore la nuit de noce de l’époux Jean-Baptiste. Mais baissent les yeux à chaque fois qu'ils toisent le regard de la mariée. La beauté fait peur et mal aux hommes laids. Elle jette au visage avec cruauté leur délabrement. Comme depuis l'aube des temps en pareille occasion, les sots grivoisent sous cape. Parlent de bottes de foins où ils l'auraient bien troussée, la Marie-Thérèse. Entraînés dans la surenchère, deux ou trois crachent et jurent même l'avoir fait, et plusieurs fois. Racontent des mythologies grotesques de courbatures et d'extases. Après la messe, le vin est offert et les chopines dévalent plus encore. Les épouses jettent des yeux mauvais. En 1833 nait de cette union le seul enfant du couple, Marie-Catherine Masson. La famille vit recomposée au Rond Gazon. Blaise fils et Marie-Thérèse fille, les enfants Humbert et la petite Marie-Catherine, la demi-sœur Masson, vivent côte à côte, chiens de faïence. Emboités. Sans heurt. Sans fraternité.
Cette petite née d'un autre sang que son père est un signe. Le jeune Blaise veut retourner sur le versant lorrain. Lui et ce cabaretier dans la ferme, c'est un homme de trop. Car dès le début, les coups pleuvent et les hurlements disent qu'il fait tout de travers. Il comprend surtout qu'il respire ici le même air que le nouvel époux de sa mère, que du haut de ses neuf ans, il ressemble physiquement bien trop à son père !... que c'est là insulte impardonnable ! Et puis, pour lui qui a vu son père trimer dans les prés à longueur de temps, cabaretier ce n'est pas un métier, c'est un vice. Il n'a pas les bras assez durs encore pour chasser l'intrus. Quant au coucou, il voit d'un bon œil le fils de "l'autre" s'éloigner. Il encourage et laisse faire. Blaise fuit Rond Gazon, fuit les deux Marie-Thérèse, mère et fille, et laisse pour longtemps Jean-Baptiste Masson maître des lieux. En s'éloignant de la maison sur la colline, Blaise sent son sang lorrain gonfler et courir dans ses veines. Le vieux chien Oural n'a plus les pattes pour suivre le fils Blaise. Il se couche sur la tombe de son ancien maître et ne se relèvera plus. Blaise fils est persuadé que le grand-père François a fait fausse route. Que cette terre n'est pas la leur et ne le sera jamais. Que trop de malheurs se sont abattus ici pour y vivre jamais en paix. Ce cabaretier dans le lit de son père le lui a confirmé, s'il le fallait. Il a un besoin de retour au pays natal. C'est là-bas, dans la bascule Lorraine, qu'est le cœur des Humbert. Il le sait. Il y retrouve ses accents et ses visages. L’air même lui paraît plus vrai et plus pur. Il travaille et grandit en force et en caractère. Raconte Rond Gazon à qui veut l'entendre... parle de son malheur. De retour à Plainfaing, tout de suite, il lie des liens avec la progéniture de Jean-Baptiste Durand. Les familles Humbert et Durand, depuis trois générations, se nouent comme des ceps de vigne. Ils se prénomment Jean-Baptiste, Marie-Rosalie, François et Nicolas. Blaise n'a pas connu les trois premiers enfants, tous morts avant son arrivée. Les années passent, heureuses, au côté de quatre survivants. Blaise sait seulement qu'une Marie-Anne Durand est morte à 5 ans, qu'un Jean-Nicolas Durand est mort à 13 ans et, chose bizarre pour lui, qu'un premier Jean-Baptiste Durand est mort à 6 ans. Peut-être pour ça qu'il se lie tant avec ce second Jean-Baptiste Durand. Cet ami devenu frère. Il a l'impression d'avoir, avec lui, une amitié au-delà de la mort.
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Cette amitié se fortifie, tant et tant que le 27 janvier 1848 Blaise Humbert épouse Marie-Rosalie, la sœur de Jean-Baptiste, et que ce même jour en l'église Saint-Nicolas du Bonhomme, Jean-Baptiste Durand épouse Marie-Thérèse Humbert, la sœur de Blaise. Il est décidé que le couple Durand vivra au Rond Gazon. Le cabaretier Jean-Baptiste Masson ne s'est jamais fait à cette vie sur les hauteurs. C'est le cœur léger qu'il laisse place à l’époux de sa belle-fille. Il emporte son épouse avec lui et file vivre au-dessus de son échoppe, leur fille Marie-Catherine ayant épousé le cabaretier de Fréland.
Jean-Baptiste Durand est le premier de ce nom à vivre au Rond Gazon. Son mariage est une union de nécessité. Le respect du pacte entre les Humbert et les Durand. Marie-Thérèse à 23 ans, lui en a 22. C'est deux jeunesses en éruption. Les étincelles et les heurts secouent Rond Gazon. Régulièrement, Blaise revient mettre sa sœur dans le droit chemin, à coup de sermons bien fignolés. Après cinq longues années, un enfant survient de ce lit. Une petite Catherine nait le 9 juillet 1853, et est le soleil de la maison. La vie de mère commence pour Marie-Thérèse. Elle admet que Jean-Baptiste n'est ni piètre mari, ni mauvais bougre ; et il est travailleur. Sous la force de ses bras, il fait des merveilles de la ferme grosse du Rond Gazon. C'est en voulant monter un muret de soutènement que le sournois malheur accourt tout souriant, ce 29 octobre 1854. Jean-Baptiste soulève une charrette pleine de lourdes pierres ramassées ça-et-là, et c'est en tirant cette charrue bancale, boiteuse, que sur lui se renverse tout le chargement. Il a tout juste 28 ans. Depuis le potager près de la maison, Marie-Thérèse qui a tout entendu dévale fissa vers lui et elle comprend le désastre. Au milieu du chemin, couché sur un côté, comme déjà dans les nues et paraissant endormi, elle croit voir sourire son époux lorsqu'elle embrasse son front.
Le malheur se propage. Le 20 avril 1855, en son domicile, Jean-Baptiste Masson expire d'un mal non connu. Il fume énormément, boit tout autant, tousse beaucoup ces derniers mois. On parle de tuberculose. Son épouse retourne vivre avec sa fille. Quand on les voit, on dit "les veuves"... Rond Gazon devient la ferme des femmes tristes. A cause de la grand-mère Marie-Thérèse, veuve une seconde fois, de la femme Marie-Thérèse, veuve à 29 ans, et de l'enfant, Catherine, orpheline à 15 mois.
Blaise fils est heureux de ne plus être au lieu maudit, ce Rond Gazon funeste. Il s'en veut un peu pour son ami Jean-Baptiste. Mais il y a la terre. Il y a la famille. Il doit tout arranger encore. Il présente Nicolas Durand, le frère de Jean-Baptiste, à sa sœur devenue veuve. Son second choix se serait porté sur François, le troisième frère Durand, mais celui-ci est déjà marié. C'est comme ça que Nicolas est choisi pour Marie-Thérèse. Par défaut. Troisième roue du carrosse. Nicolas arrive devant Marie-Thérèse et lui dit : "Je suis le frère de celui qui n'est plus. Je me présente à toi, moi qui suis l'imprévu !... Puisqu'il faut que nos vies désormais soient unies, à défaut d’être amants soyons au moins amis !... je regarde l'herbe folle lentement frissonner, et les monts et les plaines, comme venus me parler, me fredonnent à l'oreille "soit le bienvenu, et redonne des ailes à cet amour vaincu". Il faudra bien du temps, mais j'en ai à donner. Bien sûr je marcherai où tu voudras marcher... Sais-tu que j'ai couru dès lors que je l'ai pu ! Moi qui ne suis que le frère de celui qui n'est plus".
Marie-Thérèse fond en larmes. Le 17 août 1856 Blaise est témoin de ce second mariage. Marie-Thérèse a 31 ans, Nicolas, 24. Blaise est heureux pour sa sœur. Comme un bonheur n'arrive jamais seul, moins d'une année plus tard, la fille Masson, devenue épouse Herqué, meurt âgée de seulement 23 ans. Marie-Catherine et Charles Herqué, s'éteignent des suites d'une grippe féroce. Lui, le 5 février 1857, elle le 13. La fin définitive de l'épisode Masson est accueillie avec soulagement par Blaise Humbert. Elle était la dernière en capacité à pouvoir contester à sa sœur la ferme du Rond Gazon. Ne serait-ce que partiellement. Cette fois-ci, il retourne pour du bon dans sa Lorraine, à Fraize, heureux d'oublier des années noires et méchantes.
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Le couple Nicolas Durand et Marie-Thérèse Humbert vivent côte à côte et en silence, alourdis par la présence aigre de la mère de Marie-Thérèse, la vieille Conreaux. Elle, c'est la dernière de sa race à vivre ici. Depuis toujours les Conreaux ont dirigé Rond Gazon. Elle se terre dans le ressentiment... aurait préféré mille fois que sa fille reste veuve. Ce qu'elle aurait fait sans doute sans son dur frère. Blaise n'a jamais compris sa mère. Blaise n'a jamais agi en Humbert. Son père a été trop dur avec lui. La vieille Conreaux sent bien que tout le désastre vient de ce renvoie initial du jeune enfant dans la Lorraine et des dix maudites années où il s'est entiché de ces Durand de malheur. Et dire qu'il a marié la Marie-Rosalie ! Qu'il a imposé à sa propre sœur ce Jean-Baptiste de rien !... et ensuite ce Nicolas qui est encore un enfant… Peut-être sera-t-il manipulable celui-ci. Voilà comment raisonne la vieille femme derrière sa fenêtre grise.
Nicolas n'en a cure. Fait celui qui ne voit rien. Qui ne devine rien. Il est jeune et en a la fougue ; il sait que la vie et ses malheurs ont gravé un visage toujours triste à son épouse. Il ne veut lutter que contre ça. A l'heure où brunissent ses bras, épuisé par la tache... où s'installe lentement un meilleur soleil dans un creux du ciel ; où des chats blancs dans la grange se dissimulent et se cachent, Nicolas quitte son champ, c'est pour lui l'essentiel. Il observe le fruit de son dur labeur, envisage une année meilleure que ne le fût la dernière. Est-ce un présent des cieux, ou une réponse aux nombreuses prières ? A l'heure douce où s'éteignent les lumières de la ferme endormie, il interroge les années à suer encore ; pareilles à d'anciennes menaces réunies, elles s'amoncellent et noircissent le décor.
Le 6 juin 1858, une fumée opaque obscurcis le ciel. Depuis Rond Gazon, Marie-Thérèse et Nicolas s'inquiètent de ce trait noir qui sépare le paysage en deux. C'est le crépuscule en plein midi. Ce n'est plus le jour mais ce n'est pas la nuit. Ils courent vers le village. Ça vient de l'église. Le presbytère est en flammes et plusieurs maisons semblent des Pise. Les toits de chaume disparaissent sous un crépitement monstrueux. C'est un pétard qui serait la cause du grand feu. Des enfants jouaient, trois au moins étaient là. Cette lumière éclaire la nuit comme un sombre jour. De fines étoffes volent en sarabande. Au centre du village, monté sur une estrade, le maire hurle aux hommes de s'y rendre. La ronde des villageois porte de l'eau pour que le feu se noie. Mais en peu de secondes une trombe orange, dans un bruit de tonnerre, embrase tous les yeux !... on s'affole et l'on court... on marche ou l'on peut !... quelle effroyable aube ! ces gens renversés !... les arbres près de l'église sont des lambeaux enflammés !... les statues piles dedans ont le cou déjà noir, et on voit le Christ en croix tout au fond du couloir !... les Saints s'accrochent et trébuchent, et enfin tout s'effondre !... tous appellent au secours, et personne pour répondre !... dans cette bousculade, les icônes semblent piétinées !... le curé chef de guerre, emmène son armée !... car le bois recule, et le sol avale les bancs qui soutiennent le brasier infernal !... c'est un sable mouvant !... tel un ogre affamé, des cris abominables partout dans la vallée ! Et ce n'est pas une fable !... il faut attendre que le feu soit repu, que ce blasphème cesse. Et tout le village d'être nus, car Dieu même les délaisse.
Le 1er septembre 1861, la vie semble revenir avec la naissance d'Adèle, premier enfant du couple Durand Humbert. Pourquoi donc, comme avec son premier époux Jean-Baptiste, Marie-Thérèse met-elle cinq années avant de donner naissance à un Durand ? Peut-être son corps voulait-il empêcher le malheur. Car le malheur survient dès le mois suivant. Elle ne peut croire ça vrai. Comment se peut-il que par un clair matin, alors même que le jour pointait calme et serein, un quelconque Dieu permette ce drame funeste ? Une vie toute neuve qui s'enfuit et tout ce malheur qui reste... Morte le 9 octobre 1861 (calembredaine qui cherche une raison à cette fin) Adèle venait seulement d'ouvrir les paupières que déjà son corps d'enfant dort sous les pierres. Longtemps, sa mère viendra déposer ses pleurs, dire que la vie lui a cassé le cœur... "c'est elle !... hurle-t-elle... c'est elle !"... Marie-Thérèse, partout voit Adèle dans la nature. Partout elle entend, sa riante créature. Aux dernières heures du jour, elle va dans les bois. Elle parle alors à l'être que personne ne voit. Sur ses lèvres, suspendu comme un dernier présent ; elle vient déposer là, un sourire d'enfant.
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Trois années tristes s'étiolent et, le 23 décembre 1864, à l'âge de 39 ans, offrande inespérée, un fils lui est donné. Elle le prénomme Nicolas, comme son second époux. Peut-être pour lui signifier que le frère Jean-Baptiste est bel et bien enterré. A une époque où chaque famille enfante par ribambelle, le couple Durand n'aura plus d'autre petit. Tous les espoirs et toute l'attention sont portés sur le seul Nicolas. C'est un enfant magique qui efface de par sa présence les anciens méchants lierres griffant la maison. Son rire se déploie et résonne dans la vallée. C'est un pinson au printemps qui aurait retrouvé le bonheur de chanter. Il parle au chat gris sur la fenêtre. Se lance à pieds joints dans les flaques aux grenouilles. Il parle aux arbres vieux, et récite des poèmes. C'est un enfant studieux qui pourrait "aller loin". L'instituteur le dit. Le curé approuve.
Le hic, c'est qu'il n'y a pas d'alternative. Un seul fils gambade à Rond Gazon. La ferme se nourrit de la sueur des hommes. Elle quémande leurs bras et toutes leurs pensées. Nicolas le père répète à qui mieux-mieux à Nicolas son fils que les bêtes le réclament... que le sang dans ses veines remonte à bien plus loin que lui... qu'il doit faire honneur aux noms de ses pères... et que le cimetière est garni de rêveurs. Enfin, que si souvent la vie vous empêche, c’est surtout l'honneur.
Le 18 avril 1870, la vieille Conreaux descend enfin dans la tombe. Un vent de douceur enveloppe Rond Gazon. Marie-Thérèse ne pleure pas sa mère. Elle sait les malheurs que ce vieux corps enfouissait. Elle sait que les silences étaient des cris. Sa mère lui avait conté l'affreuse peste de 1832... la mort coup sur coup des six enfants de la première épouse de son père... Marie-Thérèse avait aussi entendu avec horreur dans la voix de sa mère, quelque chose qui ressemblait à de la jubilation de ce malheur d'avant elle. De cette femme première qui a bien fait de suivre ses enfants. De faire place nette. Elle se souvient qu'un jour même, sa mère lui avait dit dans une sorte d'extase malsaine : "tu sais ma fille... sans cette peste... sans ces petits six martyrs... sans cette femme jeune encore à mourir... ton père ne m'aurait pas même remarquée... et ni toi, ni ton Nicolas n'auriez jamais mis les pieds sur cette terre... oui... il faut parfois y regarder à deux fois avant de maudire le malheur qui vient...". Et elle s'en était retournée à son tricot en chantonnant une ancienne mélodie avec un sourire méchant sur la bouche. Le printemps s'annonce heureux. le petit Nicolas a 6 ans. Marie-Thérèse regarde les pierres de sa maison, touche le muret construit par son père... elle supplie Dieu de lui laisser son fils. Elle connaît par cœur les jeux cruels du destin. Elle pense à Adèle aussi. A Adèle encore.
Mais déjà on reparle de guerre. Après l'oncle Bonaparte, c'est le neveu qui chavire. Depuis 1852 et son second Empire, il a bataillé en Italie, en Crimée puis au Mexique. Lui manquait sa guerre en France. Il tombe dans le piège de la Prusse et le pays Welche transpire à grosses gouttes. C'est un autre Waterloo qu'on redoute... avec encore des jeunes du village effacés. A Paris, les doux conseils fredonnent la belle rengaine du second Empire et l’on accourt, de Loire et de Saône, de partout ; on court pour le bien mourir ! Mais que veut ce peuple germanique, ces bavarois, ces rhénans, ces prussiens ? Tout cela n’est qu’une clique de maraudeurs, de vauriens et d’assassins ! Balafré par l’ouvrage du pouvoir, l’Empereur soulève sa tête immense ; il jette à l’horizon son lourd regard et perçoit les nuages qui avancent. Que faut-il faire dans cette tempête ? Un vent noir dégage toute raison ; car c’est encore Waterloo qui guette ; et c’est encore Blücher et sa morne chanson...
La déroute est énorme !... On s'entretue à Paris ; c'est la République au bout du fusil. Les tuileries sont en cendres et la colonne du grand aigle renversée. On fusille à tout va sur les pavés. En mai 1871 à Stuttgart, la République cède au second Reich allemand l'Alsace et la Moselle. Le pays Welche de facto devient Reichsland allemand. La Lorraine elle reste française. La frontière faite de la crête des Vosges devient frontière de fer. Pour quasi cinq décennies on s'observe et chacun montre ses crocs. Il n'est plus question de passer le col du Bonhomme pour broutille ou visite. La frontière est muraille. Les familles Humbert et Durand sont scindées en deux. Marie-Thérèse et Nicolas, piquets à Rond Gazon. Blaise et le reste des Durand, éplorés à Fraize et Plainfaing, en Lorraine.
L'Alsace se regermanise. Elle revient à son âme originelle, celle remontant au temps de Charlemagne, l'empereur dont les Français se sont accaparés, qu'ils ont gravés dans le joli marbre du roman national ! Le patois ne ment pas, la langue ne ment jamais. C'est l'âme avec des mots. C'est ici que le pays Welche se distingue encore. Son patois roman lui permet, vingt années durant après l'annexion, de pouvoir garder le français en plus de l'allemand pour les documents officiels et pour l'enseignement. Partout ailleurs en Alsace, l'école se fait en allemand. Le nom des rues et des communes se germanisent jusque sur les hauteurs du pays Welche. En 1871, Le Bonhomme devient Diedolshausen tout en étant autorisé à garder son appellation française. Les habitants se trouvent devant le choix draconien de "l'option". C'est la possibilité offerte à celui désirant garder sa nationalité française de le faire. Mais à la seule condition de quitter le territoire annexé !... de prendre ce que l'on peut emporter, mais de laisser terres et fermes à d'autres occupants !... Le plus souvent à un voisin flairant la bonne affaire. Parfois un "allemand de l'intérieur", un pauvre bougre pas beaucoup mieux loti que ceux étant partis, mais venu profiter de l'aubaine comme des centaines de coucous gris, ce rapace voleur de nids.
Nicolas a 39 ans, Marie-Thérèse 46, et le fils Nicolas 7. Ils ont changé de pays sans changer de terre. Ils choisissent de devenir allemands de papier. Qu'importent ces querelles d'Empires ! Cette guerre entre un Napoléon et un Kaiser ! Ils ont connu le roi Louis-Philippe, la seconde République, le second Empire de Napoléon III, et pour quel résultat pour eux ?!... La faim n'en fut jamais moins violente !... les bras moins fatigués !... alors que leur importe un Kaiser. C’est rikiki dans leur quotidien puisqu'on ne les oblige pas, eux, à parler allemand. La ferme tout en haut de la colline est un exil pas ressenti. En 1873, pour bien marquer que cette ferme est la leur, ils font graver dans la pierre au-dessus de la porte d'entrée "ND1873MTH", pour Nicolas Durand 1873 Marie-Thérèse Humbert.
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Resté en Lorraine, après trois années d'exil, Blaise veut tenter l'odyssée. Il pense au grand-père François et à l'oncle Jean-Baptiste morts pendant l'hiver glacé de 1803. Son père lui a conté mainte fois la terrible légende... comment les visages inertes furent retrouvés durcis et blancs dans la glace... Malgré le supplice, Blaise marche dans l'hiver rude de janvier 1875. Il veut voir sa sœur une fois encore. Et aussi, l'ami Nicolas. Il marche vite, coupe par une forêt qu'il connaît par cœur. Chaque recoin de la montagne lui est familier. Il avance sans bruit, de nuit, au milieu des coucous et des chats en chasse. C'est grande clameur quand Marie-Thérèse le voit à l'aube au fond du pré, le dos courbé, mais le pas toujours rapide. Elle ranime le feu, ouvre la porte, et serre contre elle ce frère prodigue. Nicolas fils a onze ans et les yeux de l'oncle Jean-Baptiste... peut-être aussi pour ça que sa mère l'aime tant... Blaise embrasse sa sœur et s'écroule de fatigue et de froid. Il dort et tousse trois jours complets, ça fait comme des tonnerres furieux. Le médecin parle de phtisie ou de mal attrapé dans sa nuit d'escapade folle. Le 25 janvier 1875, Blaise Humbert, entouré des bras de Marie-Thérèse, cesse de respirer, âgé de 51 ans seulement.
Après sa mère en 1870 (la dernière des Conreaux) et maintenant son frère Blaise dans la fosse, Marie-Thérèse sent la rupture qui vient de s'opérer. Elle sera la dernière Humbert du lieu. Désormais, Rond Gazon est pleine et entière et pour longtemps aux Durand. Les Humbert sont en Lorraine. Le pays Welche est en Allemagne. La mort brutale de son frère a radié Rond Gazon des têtes lorraines. Plus personne là-bas ne veut entendre ce nom. D'ailleurs, Marie-Rosalie veuve de Blaise et sœur de Nicolas ne mettra plus les pieds de ce côté-ci de la montagne. Elle s'éteindra le 9 mars 1903 à Fraize, âgée de 79 ans.
A Rond Gazon, le 24 avril 1891, Nicolas Durand fils est un homme. Il épouse Marie-Catherine Petitdemange. Cette union est un mélange de bonheur et de déchirement que seule une mère peut comprendre. Marie-Thérèse passe des heures pleines d'un silence résigné. Le jeune couple s'installe à la ferme et un premier enfant nait le 3 décembre 1894. Les deux parents ont trente ans. Ce petit paraît bien faible. Il est prénommé "Nicolas", comme son père et son grand-père. La ferme est glacée dans les murs et dans les cœurs. Dans la nuit de silence, l'enfant cesse de respirer. Il n'aura pas même eu le temps d'être baptisé, et qu'importe à la mère qui maudit tous les dieux !... le second fils, Paul, arrive le 30 août 1897. Sa grand-mère Marie-Thérèse est heureuse de la vie qui revient à Rond Gazon... de cet avenir en marche... de ce siècle numéro vingt qui, elle en est sûre, sera un siècle d'apaisement et de paix sur la Terre. Sa bru est enceinte du troisième petit en 1900, comme un signe supplémentaire du regain. Marie-Thérèse espère une petite fille. Elle ne verra pas la naissance d'Aloyse, l'enfant au prénom allemand, au cœur de l'été. Une grippe emporte Marie-Thérèse à 75 ans, le 10 mars 1900. C'est la dernière Humbert du lieu. Le vieux mari Nicolas est inconsolable. D'autant plus que trois années plus tard, jour pour jour, sa sœur Marie-Rosalie, dernière de sa fratrie avec lui et épouse de Blaise Humbert, meurt sans être jamais reparue à Rond Gazon. Le papy Nicolas traine du soir au matin dans le pré. Il n'en peut plus de son exil terrible. Certains murmurent qu'il aurait comme perdu la boule... qu'on lui parle et qu'une fois sur deux, il vous reconnait pas... que c'est souvent même qu'on le voit se parler à lui-même... que c'est pas du joli les insultes qu'il semble lancer vers le ciel certains jours !... qu'on est bien gentil de rien répéter à monsieur le curé.... que tout ça va mal finir. Et tout ça fini mal. Le vieux Nicolas retourne des mottes de terre et de végétation. Il y met le feu pour fertiliser le sol, pratique agricole ancestrale de l'écobuage. Est-ce faute à un subit retournement de vent ou à une erreur fatale, mais le vieillard prend feu, s'embrase complètement et meurt le 17 mars 1906, à l'âge de 73 ans.
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Le petit Paul a six ans et assiste de loin au martyr du grand-père. C'est des nuits atroces et des hurlements terribles pendant des semaines. La torche du papy, c'est comme un bouchon aigre sur son enfance. Il ne croit plus ni au bon dieu, ni à ses anges gardiens !... c'est foutaises pour marmots et chiendents dans la vérité vraie !...
Il parle allemand Paul. Depuis 1894 la langue allemande est imposée dans le pays Welche. Ça suffit comme ça les exceptions !... Surtout que des voleurs de Bavière et du Bade-Wurtemberg ont pri racine dans le village. L'Alsace, c'est l'Allemagne depuis un quart de siècle !... il serait temps de l'accepter !... et de faire les efforts pour !... cesser de croire au retour hypothétique à la France... d'ailleurs, ici, on parle de moissons, d'argent, de terres à acheter... de boire des coups aussi, mais très peu de patriotisme. Quand comme Paul on est né en 1897, qu'on a été élevé dans le Reichsland allemand, que depuis vingt-six ans avant sa naissance sa terre est allemande, que l'école vous inculque que la parenthèse française est accidentelle mais erreur réparée... les rêveries françaises de reconquête de l'autre côté de la montagne paraissent au mieux des enfantillages !... Et au fur et à mesure des années qui avancent, des menaces terribles pour la paix des familles et des caprices de mauvais perdants belliqueux.
Tant et si bien qu'en septembre 1914 lorsque la grande guerre commence, la majorité des jeunes alsaciens qui partent au combat sont les enfants et les petits-enfants de ceux qui ont choisi de ne pas quitter l'Alsace en 70... qui ont accepté de devenir citoyens allemands... ceux-là, pour la plupart en tout cas, ont la volonté farouche de défendre la mère patrie contre la maudite République voisine qui maugrée encore et toujours sa défaite éclair de 1870.
Paul est un homme fort. Il a 17 ans en 1914. La guerre il voit pas trop comment y échapper, si elle dure trop longtemps. Tout le monde dit qu'elle va être vite torchée, comme la dernière. C'est sur ça qu'il compte Paul. Il espère que l'Allemagne dit vrai. Il espère que comme on le lui a apprit à l'école, les Français sont des couards et qu'aux premières canonnades ça va détaler comme des garennes. Et puis on dit que la guerre a pas besoin de pléthore d'hommes pour écraser cette vermine française. Tout ça est assez nébuleux dans son crâne malgré tout. L’euphorie des va-t-en-guerre paraît exagérée... Pour finir, laisser derrière une ferme et tout le travail aux bras de son père lui paraît injuste.
Au tout début des canons il est bien jeune. Alors la question se pose pas. Mais en 1915... en 1916... et pire, en 1917... il a 20 ans !... la guerre qui bave tout près réclame son lot de chair humaine !... elle en recrache des boyaux plein !... Depuis sa hauteur du Rond Gazon chante un tonnerre ininterrompu. Il voit comme des longues cheminées semblant sortir de la montagne et tirer un gros trait vers les cieux, crachant une poussière noire tout le jour.
Ce qui a sauvé Paul jusqu'en 1917, c'est le manque de confiance envers les alsaciens. Ils sont vus traîtres en puissance, quelle que soit l'armée qu'il rejoignent... 90% des alsaciens au sein des troupes allemandes pourrissent sur le front russe... pour palier à toute hésitation supposée à tuer. Les très rares qui rejoignent la France sont moqués pour leur accent qui les rend plus boches encore que les allemands vert-de-gris !... C'est de la troupe bonne pour l'arrière !... Dans la traduction pour le meilleur des cas !... Leur confier un fusil, c'est courir des risques et périls qu'aucun général Français est prêt à endosser. C'est ça qui sauve Paul jusqu'ici. Il se fait oublier par les deux camps dans son Rond Gazon".
Mais en début 1918, la guerre prend autre tournure... La Russie s'est volatilisée dans sa révolution. La guerre allemande est terminée sur le front de l'Est. Elle réorganise ses troupes vers le front français, et tout citoyen est appelé à rejoindre le grand carnage ! Des soldats viennent chercher Paul à la ferme. Il a intérêt à être frais et dispo. A brailler un enthousiasme comme tout le monde. Ses parents Nicolas et Marie-Jeanne sont dévastés. Paul, lui, n'est pas mécontent de se battre pour l'Allemagne. Même s'il aurait préféré y aller plus tôt... du temps de l'exaltation partagée !... du hourra tralala !... parce que maintenant il y croit plus du tout à la victoire éclair contre les français... On lui colle un fusil dans les mains et on l'expédie début avril à Ypres. Son capitaine est alsacien, comme lui et tout le régiment quasi... On lui explique qu'on se bat en Belgique, qu'en face, ce sont des canadiens et des anglais... alors, qu'y peut y aller bonne franquette et tirer dans le tas sans remord ni question. Le 29, la bataille se termine sans vainqueur ni vaincu. Juste une boucherie énorme. Après ça, y a plus besoin de pincettes. La seule chose qui soit vrai, c'est rester en vie et pas voir ses camarades coupés en deux, brûlés au lance-flamme ou écrabouillés par un tank... Victoires et défaites, ça n'existe pas. Ça, c'est des mots de généraux le cul dans des fauteuils et de journalistes avides de scoops. Paul y voit que du sang noir et collant... de la chair découpée et cramoisie sentant pareil à du cochon grillé.
Le 27 septembre dans la forêt de l'Argonne, Paul prend une balle dans la poitrine. Le poumon droit est perforé. Il tombe d'un bloc et s'endort enfin. Les yeux ouverts et son dos contre la terre, il regarde les oiseaux voler dans le ciel. Sa chance : deux camarades le ramènent vers leurs lignes. S'il avait été laissé là, il serait mort de faim, de froid… ou achevé à coup de baïonnettes. Pour Paul la guerre est finie deux mois avant l'armistice. Combien de fois – mille fois sûrement ! – il a remercié cette balle venue lui fracasser le corps. Sans elle, il aurait succombé comme trop d'autres.
Lorsqu'il revient au village en 1919, l'Alsace est a nouveau française. Pour Paul, elle l'est pour la première fois. Et c'est vécu pareil pour quasi tous les moins de cinquante ans. A part les très vieux, qui se souvient d'avant 1870 ?!... Tout le monde au village... les voisins... le maire... le curé... les gendarmes même... passe sous silence les quatre années d'enfer. Fait comme si la guerre n'avait jamais eu lieu. Comme si on fut français depuis toujours. Personne en parle, pas même les ivrognes quand un étranger se perd et demande son chemin. On indique la sortie du village et on ferme la conversation. Le seul vrai dilemme réside dans le monument aux morts. Ce sont des enfants du villages qui sont tombés. Ils sont nombreux et il ne vient à personne l'idée de ne pas les honorer. Mais ils ne sont pas morts pour la France. Après délibération, la commune fait graver "A nos morts". Sans autre précision.
15
Le vieux Nicolas est mort le 14 avril 1940, juste avant le désastre de mai. Il a rejoint sa Marie-Catherine, décédée le 16 février 1933. La guerre est en roue libre jusqu'en juin 1944 et le débarquement allié. Kilomètre par kilomètre, les obus et les bombes se rapprochent du Bonhomme.
Tremblant de tout son être, le fils de Paul Durand et de Marie Finance est caché dans le cellier, parmi les quelques provisions. Il entend au travers d’un soupirail les vrombissements dans le ciel. C’est lui Papy André. Les obus pleuvent près de la maison. Dans le fracas immense et sous les nuages de poussière, sous bien des gravats lourds, ses quinze années ne pèsent guère. Quand enfin cesse cette morbide pluie, la famille tout entière remonte et quitte le mauvais nid. C'est là qu'il l'a vu, planté devant ses yeux, ce projectile rebelle qui n'a pas daigné plaire et qui n'a pas voulu séparer en deux les humains qui étaient là, à l'ombre de la lumière.
Les petites croix dans le ciel s’enfuient et secouent les nuages. André le sait comme une vérité révélée. Il sera mécanicien d'avion ! Les yeux rivés vers le bleu, il regarde les carlingues de fer trouer les brumes. Et c'est comme un joli voyage.
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