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Carré F, Rangée 7

Dernière mise à jour : 19 mars


 

 

 

Carré G, Rangée 4

 

Je brasse un océan endormi dont l’écume en surface est composée de blocs de granit, de terre compressée et de mousse sur les pierres. Parmi les allées gravillonneuses, les marbres cendrés et les bustes dressés, je musarde le vieux cimetière puisqu'ici seulement, là où sont enfouis les restes d’humains, j’éprouve le sentiment d’appartenir à la longue nécropole humaine.

 

Il y a une civilisation sous terre. Bien que leurs cœurs ne palpitent plus, que leurs dents tombent et que leurs chairs s’effritent, disposés en rangs d’oignons, des êtres paralysés et languissants habitent à quelques dizaines de centimètres de vos souliers. Chaque ensevelissement accouche de son lot de chair abîmée et d’os ratatinés.

 

Je m’appelle Olivier Moze. Ce bel ossuaire est mon Eden retrouvé, joli terroir de l’anachronisme vécu. Les disparus du mois dernier coudoient ceux d'il y a dix ans, ceux d'il y a trente ans, ceux d’il y a un siècle et plus. Leurs fosses renouvelées sont creusées par des hommes formant mon voisinage paisible et définitif. Je regarde le compost humain fourmiller en ce lieu clos où de vieux ossements croulent en leur crépuscule. C’est là, au milieu des dépouilles anéanties, que je passe ma vie à imaginer leurs existences évaporées.

 

Les nouveaux-morts germent sous terre, forment un halo minuscule éclairant un pétroglyphe oublié, visité dès l’aube par les promeneurs de la Toussaint, quelques grabataires dont l’heure du dernier rendez-vous a été retardée.

 

La cloche de l’église adjacente résonne et le cortège d’une famille, ombres neuves plombées d’une douleur colossale, s’échoue ici telle une baleine abîmée et prisonnière de cette plage de sépultures. Malgré la détresse gigantesque, le nouvel arrivant un jour sera chassé de la mémoire des siens, par le labeur qui accapare la tête, et par le temps qui érode la peine. Le nouveau locataire finit toujours par disparaître, recouvert par le lierre vorace.  Tout à la fin, brille un sparadrap jaune fluo menaçant d’expulser les vieux os des ancêtres dans une catacombe anonyme, et vilipendant une descendance supposée seulement, car absente.

 

Quant à moi, je continue à rôder ici bien après qu’aient disparu les gémissantes et les âmes perdues, fouillant un nom inscrit sur une croix de bois. Je côtoie ces existences achevées, ces êtres agencés sous une terre indolente ayant pour unique ambition de finir en petits ossements dissimulés.

 

Parcourant les cénotaphes, je lie connaissance avec ces fatalités horizontales, ventrues, bossues, rampantes, dormantes. Je suis plus proche des vies englouties que des ombres ayant partagé ma vie.

 

Il y a ceux partis pendant leur sommeil, ceux criblés par les guerres, ceux pris par la peste Covid, ceux avalés par une méchante maladie. Il  y a les vies noyées, celles suicidées, les mille accidentés de toutes sortes. Aussi l'immense majorité dont la vieillesse fut la seule cause de l’emménagement ici.

 

Les calvaires forment un bégaiement de destinées éphémères dont je m’acharne à connaître les bonheurs et les tourments. En fonction du décorum sur les pierres tombales, j’essaie de deviner les habits portés en linceuls, belles tenues soigneusement choisies pour durer une éternité, et les fronts froids joliment coiffés.

 

Le peuple du cimetière est comme les grains de sable agglutinés sur une plage : on marche sur lui sans jamais y penser ni s’intéresser au nombre. Combien faut-il de grains de sable pour former une plage ?... et qu’elle fut leur fonction en tant que grain isolé ?...

 

Avez-vous jamais songé au fait que quand bien même il y aurait des milliards de naissances à venir, ceux qui reposent ici ne reviendront pas ? Plus jamais la même fossette sur la joue, plus jamais la même étincelle dans le regard plus jamais le même timbre de voix, plus jamais le même clignement d’œil.

 

Quelques caveaux s’ornent ostensiblement d’un buste-orgueil. Je lis ici : « En souvenir de Julia ». Dans la lumière du matin, l’effigie de marbre resplendie en un jeu d’ombres mouvantes, soulignant la beauté de Julia embastillée dans ce roc. Le corsage gloutonnement décolleté sur deux promesses… le cou mince et droit… les cheveux à la mode du Second Empire… les lèvres discrètement entrouvertes… le nez en trompette… sa frimousse est une perfection digne d’Ishtar. Ses yeux paraissent implorer de m’attarder ici quelques secondes, comme pour reprendre une conversation trop tôt interrompue.

 

Sa voix – car je l’entends maintenant ! – est douce comme une brise dans le feuillage. Julia rayonne alentour et domine les autres mausolées pétrifiés. Depuis des caveaux adjacents, d’autres ensevelis me maudissent et me jalousent. Apeuré, je fuis ces corps devenus poussière, m’éloignant des cercueils cloués. Julia dort depuis cent-soixante-huit ans. Dans l’échelle infinie du temps, que sont cent-soixante-huit années ?

 

Près de la sortie du cimetière, de gros nuages crachent leur tristesse. A mes pieds, tentant d’y voir mon reflet, je regarde des flaques noires. Le jour s’abîme et je ne dors plus. J’ai oublié combien de temps j'ai titubé dans ce jardin extraordinaire. Les mains trépidant d’excitation et agité par quelque enthousiasme déréglé, je reviens à pas de loup vers Julia… m’incline vers ses lèvres pleines… y dépose un baiser éploré. Me croirez-vous quand j’affirme qu’elle m’a souri ?

 

Mais je raconte cette histoire beaucoup trop vite. Tout ça commence bien avant mes errances dans le cimetière. Ça remonte à une époque où je vivais un mariage agonisant et où chaque matin je pointais à l’agence d’assurance, accablé mais réintégrant malgré tout le cheptel salarié, ignorant seulement qu’une autre vie fut possible.

 

 

Mars 2015

 

 

Je vivais la chansonnette comme les autres. Je tirais pas la langue, non… je restais propre et tout, collant mon cul sur une chaise, accomplissant les mimiques communes et les sourires calibrés. Tout au plus, je fatiguais des mandibules.  Fallait vendre et puis basta ! Allez !... à qui l’tour ?... Bonjour messieurs dames et entre les deux, le bon sacerdoce commercial.

 

C’est pas la voie royale vers Crésus, mais on finit pas sur la paille non plus… On peut même en vivre très bien « si on est à l’écoute »… Soi-disant ça serait ça le secret : écouter les besoins du client… Si c’est pas vous prendre pour des billes !... si c’est pas du mou pour les chats !... Le secret (et y en a pas d’autres !) c’est faire signer des contrats aux gogos, leur faire cracher le max d’oseille au bassinet, faire déballer les éconocroques des grippe-sous ! « Ecouter les besoins  des clients »… pfff… C’est pour les réunionnites et le brainstorming ce baratin du secret… c’est pour les séminaires en cocufiage de masse… comme un dodu mensonge autosuggestionné, un canular qu’on s’inocule en groupe pour retourner tête haute au bureau chaque matin.

 

Par facilité, je suis certain que tout le monde y croit un peu au baratin du secret. Ça soulage la conscience, comme une exonération qu’on se donne. Jusqu’à c’qu’un jour, tout ça valdingue passe-temps, déquillage de pigeons, épinglage au tableau de chasse !... On s’imagine soudain As des As… Baron Rouge dans les cieux brumeux du tertiaire lors d’un meeting aérien sous la vigilance du boss. On y fait des pataquès !... on leur aménage de sacrés loopings aux blaireaux !... quelles frisettes !... pas des saltos à la manque !... pour sûr on collectionne les barrettes sur le fuselage ! Faire plaisir au boss ça devient le Graal à atteindre… avec chaque semaine la bobine du gagnant affichée en salle de réunion, là où la bluette est chantonnée en chorale le lundi matin.

 

Faut être bon chienchien. C’est pas si compliqué un bureau… c’est un chenil où l’on jappe tout frétillant de servilité… Je dis pas qu’on aboie jamais ; ce qui est sûr, c’est qu’on mord pas. Il le sait bien le maître, c’est pour ça qu’il fait seulement les gros yeux et édente pas les clebs de sa meute. On sait tous qu’en cas de coup de crocs, il euthanasierait le rageur à la fourrière Pôle-emploi. On y va pour le su-sucre, au turbin… pas pour se faire saquer !... Purée, quand j’y pense aujourd’hui, le tour de piste aux étoiles que c’était ce grand barnum ! On blousait du matin au soir ! Et avec chichis et tout ! Les soirs, le boss y comptait les contrats, comme un mac compte les passes de ses putes !... Curieusement, avec le temps, j’y ai pris du plaisir moi aussi, à la caresse sur l’échine. Je la recherchais même. Elle manquait grave quand elle tardait trop à venir, la petite tape-récompense sur la couenne. C’était ça peut-être le pire de tout.

 

Même si y avait toujours un moment dans la journée où je comprenais ce que je foutais là… où celui que je suis dedans se pinçait le nez face à celui que je jappais dehors… j’aurais pu m’foutre des coups de chevrotine !...  je plongeais des heures dans du cafard terrible… dans une flemme galopante …

 

C’était dur de continuer en acceptant cette niche abêtissante. C’est pour ça qu’un jour, je ne sais plus quand ni comment, je m’suis dit qu’il fallait trouver un stratagème… J’ai engagé une mutinerie douce, à mon échelle. Une rébellion larvée, chronophage et millimétrée. Il m’a suffit de ralentir le rythme. D’éparpiller les dossiers sur mon bureau, comme si y avait surcharge affreuse de travail… mille tâches chimériques à réaliser. Voilà… j’ai procrastiné et chloroformé tout, chaque dossier estampillé par moi « très problématique ». Tout mon travail vira apothéose d’une réflexion acharnée. Le point d’orgue de dures négociations méritant éloges et hourras !...

 

En réalité, les choses se vendaient très bien toutes seules. Suffit d’un brin de causette. Fallait jouer le cinoche du boss ! Ceux qui s’y refusent sont des imbéciles téméraires, plus imbéciles que téméraires. Des chômeurs en gestation. Voilà encore un mot qu’on nous a appris à mâchouiller avec crainte… on a été bien éduqué pour ça ! Etre chômeur, ça serait s’exhiber fainéant !... proclamer qu’on est que dalle !... Le travail, c’est biblique… « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » qu’il a dit l’autre ! La société nous a biberonné ce mantra depuis l’enfance. Et pis c’est pas n’importe qui qui l’a dit. C’est Dieu himself !... Alors être chômeur, c’est pas formulé au règlement intérieur encore, mais ça serait un truc d’hérétique… un excommunié de la bienséance… un nuisible et un malfaisant. Y a pourtant aucun mal à pas travailler. Le mal, il m’a toujours semblé que c’est de pas avoir de pognon.

 

Quand je regardais mon boss en équerre sur son siège, je le voyais jamais turbiner lui ; je le voyais compter, ça j’admets… C’est l’essentiel de son activité d’ailleurs. Faut laisser ça aux riches : compter ils savent ! Ils se gourent jamais dans le calcul les peaux d’vache ! Tu peux zieuter ta fiche de paie à t’en sortir les yeux des orbites, tu n’y trouveras jamais un zéro en trop ! C’est pour ça qu’y faut turbiner en sup. Et j’me plains pas, y a pire sûrement je le sais bien… J’étais genre à peu près potable en fric. Boulot-boulot, un peu de loisirs et petites rengaines. J’avais conscience de la nécessité de travailler… seulement, pas pour autre chose que le pèze. Le pèze qui permet tout… On en veut tous, du blé.

 

C’que je rêvassais d’avoir, c’est du pèze pour le surplus, pour l’extravagant… de la tune à m’en saouler midi et soir… je me promettais que si un jour je serais riche, je ferais rentier-chômeur comme métier. Comme les nantis. Chômeur sans honte. C’est pour cette raison qu’elles prospèrent les espérances, les baves inlassables devant les lotos, les tiercés ou les billets de grattage. Que je sache, les vainqueurs du hasard ne continuent pas leur labeur morbide ! Y reviennent pas pointer, eux, et là, pas de pataquès, messieurs dames… pas d’embrouillamini. Personne songe à en parler comme de chômeurs nuisibles, de profiteurs, une fois le pactole en poche !... personne pour les désigner du doigt !... non… ceux-là, les rescapés du hasard, on les respecte, on les applaudit et y sont direct catapultés patrons dans nos têtes, ils ne passent plus par la case pingouin !... on s’est fait empapaouter par bonne éducation… on les acclame juste parce qu’ils ont du fric… y deviennent larrons en foire avec les boss de partout. L’intelligence des jolies loteries, c’est d’avoir formaté les cerveaux. D’avoir prouvé par A + B que le bonheur, c’est la tune. Les riches, à cette mesure, sont les idoles. Les pauvres, c’est des déconfits. Moins que des pets.  Des minables et des ratés. Comment que les hommes y seraient pas dépassés par tout ce qui n’est pas gagner de l’argent avec ce type d’éducation ?... tout le monde est capitaliste… les pauvres, peut-être plus que les riches… les pauvres, ça jamais été autre chose que des riches sans pactole… l’aigreur sans la tune… c’est impardonnable ça ! Irrécupérable ! Jusqu’à l’éventuelle cagnotte, y a pas de milieu, de situation intermédiaire, de pont entre deux. Le fric, c’est comme le sexe : après la première fois, t’es plus jamais puceau. Une fois que t’en as eu, tu penses plus pareil. Même si un jour t'as plus rien, tu penses plus pareil. T’es plus puceau en pognon et t’es volontaire pour choper toutes les chtouilles du marécage pour en ravoir !... 

 

Le boss a proposé un jour si je voulais pas être autoentrepreneur. J’ai refusé tout net. C’est l’arnaque au zénith. C’est le transvasement des charges patronales vers le larbin,  vendu pour des clopinettes… pour peau d’balle… J’ai augmenté davantage encore ma grève en sourdine… ma révolte petite semaine… tapage de bulle permanent… rêvasserie orgasmique… tournages de pouces grandioses… dès que j’ouvrais la porte du turbin… tout ce que je pouvais, sauf le boulot. La cage était vide… j’étais plus empaillé, gazouillant dehors, l’esprit toujours ailleurs…

 

Il faudrait changer tellement de choses pour que ça change vraiment ! J’y croyais pas des tonnes alors je continuais de patauger avec toute la smala des quand-même-plus-que-rien-alors-ferme-ta-gueule… avec ceux juste bons pour consommer du foin… Le fourrage qu’on veut bien nous lâcher, mais pas plus que trois quatre brindilles par-ci par-là.

 

Dormez tranquille les Crésus ! La populace bêle bien. Elle a bien essayé de moins bêler, de passer outre les clôtures, mais pour que dalle ! Alors, à vos marques !... à vos oreilles toutes !... Ecoutez le charivari animalier ! Bé ! Bé ! Bé !... Croyez-moi, le troupeau a beau avoir tous les vingt ans des révolutions plein la gueule, on lui fait constamment boire la tasse à temps…

 

On lui rappelle à ce connard de peuple qu’il en a encore bien des choses à perdre !... que c’est bien beau de jouer aux joyeux drilles mais qu’y a un taf à finir !... un nouvel IPod à acheter !... que si c’est pas lui ça en s’ra un autre !... alors qu’y grouille le morpion !... Allez on lui pardonne ! Mais pour cette fois-ci seulement hein !... sans rancune… Fous-toi devant Drucker et boucle là !

 

C’est fini l’époque où les hommes étaient de la matière première à propagande politique !... On joue pas l’avenir de ses gosses à pile ou face !... C’est pour ça que personne tique… qu’on préfère continuer le barbotage dans le médiocre. Les assurances sociales, ça a été le coup de maître !... le coup d’échec et mat !... C’est l’enfer pavé de bonnes intentions. Distiller des aidounettes sociales aux pouilleux, c’est leur martingale... pas des cagnottes, mais un peu d’oseille quand même. Pour faire consommation. Assez pour pas crever… Pour s’acheter un peu de loisirs. Mais gaffe, pas pour tous, hein !... faut conserver quelques traine-misère à montrer. Des humains-témoins comme il y a des maisons-témoins. Des clodos épouvantails. Des morbacs sur pattes ! Prodiguer un peu de blé aux pouilleux c’est une largesse temporaire… Le fric saumone toujours. Y remonte la rivière et atterrit bout du compte dans les mêmes pognes. Regarde tout en haut de la pyramide. La razzia c’est toujours à sens unique.

 

En attendant, grâce aux aides… vlan !... rayés d’un trait qu’ils sont les embryons révolutionnaires !... tout le monde à la bonne soupe !... joli velouté !... aucun retardataire à la gamelle !... fini de faire les pitres !... on ne jacasse plus !... on bâfre tout !... on engloutit bien !... on mâche longtemps et fort, à s’en péter les molaires pour être sûr de pas avoir mal au bide et de bien digérer… bons domestiques, on pose nos petits popotins sur les petites chaises et, tout tassés, tout baveux, on chinoise rien… canards laquais magnifiques !...

 

Par lâcheté ou par bon sens, j’ai longtemps été du même avis que le boss. S’il y a une chose que la vie m’a appris, c’est celle-ci : qu’il soit de bureau, d’usine ou d’ailleurs, le patron, pour durer un peu avec lui, faut toujours être son écho. Un patron, c’est une société en raccourci, un état dictatorial cloisonné à l’espace d’une raison sociale. La règle est toujours la même : Il gouverne, distribue les bons et les mauvais points ; on exécute, on flatte et on obtempère. Il n’y a rien d’autre à comprendre ou espérer. La Fontaine, pilleur d’Ésope l’avait rappelé « à son maître complaire… ».  Je ne crois pas que ce soit un hasard si on inculque aux mômes les fables par cœur dès la primaire.

 

Je pouvais pas continuer indéfiniment comme ça… y a eu miracle… un déclic magique, une loterie bienfaitrice : la mort de Sylvain, mon ami musicien depuis trente ans. Ça m’avait remis les yeux en face des trous. Ça avait clôturé le mariage moribond et l’esclavage salarial, en m’ayant enseigné que la vie c’est temporaire…

 

J’avais éteint des années comme ça, gravissant tous les échelons du larbinat. Je m’étais extirpé hors de mes rêves et avait collé aux basques de ce que je croyais le réel. En résumé : je m’étais trouduculisé ! Les assurances, ç’avait été un mauvais choix, je m’en rends compte maintenant que c’est fini… parce que c’est quoi en définitive l’assurance ? En conceptualisé, c’est le risque zéro ! Que ce soit pour l’automobile, la multirisque habitation ou la complémentaire santé, je passais mes journées à dérouler en perroquet obéissant le message des mères : faire attention… surtout se prémunir… tout prévoir… tout ménager… tout quantifier… ne laisser aucune place à l’imprévu. Mon boulot, c’était coller le trouillomètre à zéro au péquin moyen. Annoncer la catastrophe imminente. Et alors là quelle rigolade quand le client il s’épongeait !... qu’il ouvrait les yeux !... qu’il écarquillait !... qu’il comprenait le gribouille, que partout fallait faire gaffe !... Bien sûr, ça se fait pas tout seul le truc… au début il n’a pas l’air de bicher… il se rebiffe le gars !... il veut pas raquer !... il est à califourchon entre son portefeuille et sa frousse !... Moi, je l’empoignais par les j’tons… j’en remettais plusieurs couches… j’le chouchoutais !... j’le câlinais… j’le charlatanisais !... et alors soudain !... Minute pouce qu’il suppliait le gars !... C’est où que je signe ?... Il la ramenait moins sa fraise en sortant du bureau le rapiat ! Il miaulait des merci ! et des à bientôt. Il offrait son trou de balle virginal.

 

Ç’a pas été sans risque pour moi cette danse… J’ai enfilé toutes les litanies des accidents possibles… des certitudes qu’un jour le malheur ça arrive. Pas étonnant que j’me sois senti souffreteux à mon tour… paralytique de l’audace.

 

Heureusement Sylvain est mort. Son adieu m’a ressuscité. En quinze jours à peine, j’ai démissionné de cette vie.

 

 

Carré H, Rangée 5

 

 

Je viens souvent le remercier pour ma réduction de peine. Il repose sous un monticule de terre molle. Les nuages abandonnent le ciel et le soleil lâche ses rayons. Un vent d’Est balaye sa sépulture.  Si je le pouvais, je creuserais pour le sortir de là. Endormi dans sa boîte, les mains croisées sur le ventre, il se moque des morsures du vent printanier.

 

Pourquoi ai-je à l’esprit ses mains croisées sur le ventre ? Parce que c’est la dernière vision de lui en chair et en os, ce dimanche de fin mars 2015…

 

J’avais hésité avant d’aller à sa rencontre, mais il était nécessaire de le revoir autrement qu’en photo. J’avais sonné à la morgue sur le coup des neuf heures,car je voulais être le premier et n’y croiser personne. Une petite dame avait ouvert offrant un regard de compassion toute professionnelle. Je devinais que ce visage affligé devait être malaisé à déconstruire, une fois de retour chez elle...

 

La petite dame avait demandé qui je venais voir.  J’aurais voulu prononcer le nom plus fort, être plus audible… le bramer avec fierté, en souvenir de l’amitié trentenaire… mais j’ai murmuré le nom avec chagrin, mes yeux lestés de larmes s’écroulant. Elle m’avait invité à patienter pendant qu’elle irait chercher le corps. Le corps… rien qu’avec ce mot, pour moi elle parlait d’un inconnu. Sylvain n’était pas un corps, c’était la joie, la rigolade, les beuveries et les chansons des Beatles. Ensuite, j’avais fait face pour la seconde fois à la mort de mon ami. La première fois, cela avait été sur son lit d’hôpital, cela avait semblé moins froid. Il est mort pendant la nuit, Saïda avait appelé et j’avais rappliqué.

 

Il m’avait parlé d’elle la toute première fois le vendredi 6 juillet 2000. Trentenaires restés scotchés dans l’adolescence, nous descendions les bières au pied d’un arbre, posant cadavre après cadavre les canettes près du tronc. Ça bricolait un joli collier verdâtre au cerisier du jardin. Les guitares épuisées par nos doigts dormaient à même l’herbe. Emmaillotés de vapeurs d’alcool, nous étions deux lurons ne braillant quasi plus. C’était bredouillages et tintements bière contre bière. C’était débauche heureuse. Il me saoula ce soir là de sa furie « Saïda ». Tous les signaux guimauves s’étaient allumés. Il resquillait son barnum sensuel, assassinait toutes ses moitiés d’avant. Ses illusions passées étaient devenues de vieilles défuntes.

 

Je l’écoutais me vanter sa muse... ses mérites... ses douceurs. Ivre de mon alcool et de son sucre moisi, je lui demandais du silence. C’était folie extra son truc !... incohérence totale et blablatas qu’y s’faisait pour lui-même ! Sa Saïda elle était en couple, mère d’un môme et enceinte du second. Je demandais s’il était sérieux !... s’il avait pas pété tous les câbles !... lui expliquais acharné les pelotons d’exécution qu’il se préparait et les vilénies qu’on lui crachera à la gueule… les funérailles d’amitié qui viendraient. Sa furie c’était pas seulement une jolie hélice à ascension verticale, c’était la nana d’un de ses potes… La chasse gardée totale !... Lui ne voulait pas démordre de son love boat, en crevait de pas l’avoir sous la main à volonté. C’était des éternités, sa sérénade à écouter. Il bramait la vie comme qu’elle devrait être… se promettait des Pavalas-les-flots avec elle et cent mille tourbillons programmés… Ça semblait une fièvre soudaine et délirante, un sous-sol puant. Je l’engueulais, jurais qu’il faudrait jamais ramper sur ce terrain boueux. Je lui certifiais que sa maladie c'était davantage du paludisme que du bisou-bisou.

 

Heureusement il a rien écouté. Heureusement il y est allé franco. Heureusement…

 

Elle lui a offert son seul enfant. Lui a inspiré ses plus belles mélodies. L’a accompagné jusqu’au tombeau.

 

Avec Sylvain c’était amitié à racines profondes d’une époque d’il y a trente ans. On était ados et voulions être calques des Beatles. On rêvait de stadiums remplis et de concerts géants. On a dégorgé au moins deux cent mélodies à nous deux ! Attention auteurs-compositeurs-interprètes ! Pas ventriloques perpétuels non. On avait rameuté deux potes et créé un petit band local. On écrivait au kilomètre couplets et refrains. On était les âmes de caoutchouc, référence au Rubber Soul des Beatles. On a passé des années comme ça, complètement butés et s’embourbant dans nos rêves, de bars en kermesses à s’époumoner tout guillerets, à balancer mille ritournelles sur des rythmes binaires. On prévoyait applaudissements à n’en plus finir et triomphes. Les habitués bourrant les bars n'étaient pas de notre avis. Avec de ces tronches… Pas très folichonnes… C’étaient plutôt effluves et compagnie… Plus férus d’alcools que de ritournelles. Alors on la rangeait dare-dare notre camelote. On la taisait la création personnelle, donnant au maigre public ce qu’il attendait. On crachait les Get Back, les Helter Skelter, les Pinball Wizard etc. En fin de soirée, on zeppelinait souvent, hurlant les légendes… zappant les hors d’œuvres pour arriver direct au plat principal, direct à la bonne purée bien costaude, au truc consistant qui rassasie l’auditoire tout d’suite !... et là ça plaisait !... L’ivresse du public ou un peu de talent chez nous, je préfère jamais savoir… Nos meilleurs moments, c’était quand même les succès chouravés à d’autres. On était des petits karaokés.

 

Nous, on maudissait l’auditoire. On avait comme des coups de sang face aux crétins merlans frits, aux fainéants mendiant toujours du raccommodé… Fallait pourtant s’y soumettre. On aurait voulu filer mille tartes à ces pecnots. On finissait vite pour tout gerber sans aucun frisson.

 

La question se pose pour moi aujourd’hui : pourquoi on se croyait légitime à faire ça ? On avait pompé les McCartney et les Lennon des dernières décennies et nos aubades c’était du verni se craquelant aux premières tentatives. On la prenait toujours notre branlé à la fin, à coups de pompes dans la fierté. On avait beau se triturer les méninges, on comprenait que dalle. Ce foutoir et cette humiliation ont inexplicablement continué une décennie. Pour le fric on était payé en godets gratos. Les patronnes, parfois elles mettaient une cuillère en plus dans la tambouille et on se tapait alors une cloche du tonnerre… parfois même elles versaient sans avarice la bière. Les soirs de chance y pouvait y avoir un Kir ou un Gewurztraminer en rab.

 

Je le vois bien maintenant que la boue des années est retombée : on avait beau se démener, y avait rien de très effarouchant chez nous. Faut être réaliste et conclure qu’on valait pas plus que les coups de bières offertes. Avec le recul, j’le dis sans prétention, le mieux c’était encore les créations qu’on ne nous laissait jamais jouer ! Pour le reste c’était du baratin prétentieux. Quand je réécoute tout ça, malgré le son pourave, ça me colle un petit frémissement. Mais est-ce davantage que de la nostalgie ?

 

Je crois que dans d’autres mains, en d’autres temps, avec d’autres voix, nos chansons auraient marché. Mais pas avec nous !... non… pas avec nous… Il suffit pour s’en convaincre de faire quelques promenades sur You tube, d’écouter n’importe lequel des premiers venus au fin fond d’une chambre d’une ville au nom imprononçable et d’écouter trois minutes. Des meilleurs que nous, j’en pioche 20 par heure !... et des purs encore !... des jeunesses arrogantes et affichées !...

 

Nous, on reluisait trop de nos hypocrisies, de vacheries professées les uns sur les autres, de rancunes débiles et puériles, d’alcools ingurgités jusqu’au petit matin, de joints tournant les têtes et les idées, d’humeurs en sourdine, de sentiments en bémol, en dièse, rarement sur le ton juste en tout cas, toujours tout en mode mineur et finissant en gros majeur ! Tout était devenu à prendre ou à laisser. Jusqu’au soir où je les ai pris au mot. Je les ai laissés.  J’étais au bout de notre jeu de rôle ! On n’était plus un groupe depuis trop longtemps. Je m’étais barré soulagé.

 

Après ça, j’ai continué à en écrire des tralalas mais mollo-mollo et seulement pour moi. C’était que des resucées. Il n’y avait plus la cadence d’avant. J’avais perdu le rythme. Avant au moins y avait le rythme. Maintenant y restait des miettes à peine. Des tralalas trompe-l’œil. Je chinais encore, toujours dans l’art, illusion d’être artiste : mon tout à l’égo. J’étais vanité suprême. Un acteur enfilant les scènes les unes les autres. Des belles et des ratées. Je m’en fichais bien qu’elles soient belles ou ratées du moment où je pouvais jouer un premier rôle.  Je répétais pas. J’hâtais tout. Même si c’était rien que des scénettes sur-jouées, rien de bien authentique. En gros ma vie, ça aura été une ribambelle de casting…

 

Sylvain, je l’avais retrouvé quatre années après mon départ. On avait recollé tout de suite. On avait fait ce qu’on aurait dû faire depuis toujours : un duo guitares et voix, avec harmonies vocales dès qu’on pouvait. On avait repris un rab d’adolescence pour quinze ans. Et ça ne s’était arrêté qu’à son cimetière.

 

Il était à la morgue depuis 120 heures et on allait l’enterrer le lendemain lorsque je l’ai vu pour la dernière fois. Un cadavre me faisait face, les mains croisées sur le ventre, une rose entre les mains… je me souviens m’être dit que tout cela était d’un ridicule.

 

Si j’avais eu une once de loyauté, je la lui aurais arrachée des mains cette rose ! C’est grotesque comme l’esprit s’attache aux détails, mais à cet instant précis je ne voyais que cette pustule. C’est à peine si je considérais un peu l'ami. Faut dire que son corps tendait des pièges visuels : y avait bien un cadavre couché, mais pas le sien. Je l’aurais reconnu autrement. Autrement j’aurais pleuré. Je lui aurais parlé. Là  y avait un vieillard chauve, les yeux scotchés pour rester clos, la bouche harnachée pour rester fermée. Et puis d’une maigreur absolue, plus grande encore que sur son lit d’hôpital. Je suis resté deux minutes, ai fait le tour du vestige et n’ai pas murmuré trois mots. J’ai hésité une dernière fois à poser ma main sur sa main avant de sortir rapidement.

 

J’avais partagé avec lui les quinze derniers jours de sa vie. Il m’avait laissé le rôle éprouvant de témoin impuissant de son engloutissement progressif, avec l’amertume continue de se savoir inutile, de n’être qu’un petit remorqueur tournoyant sans fin autour d’un mastodonte en plein naufrage, un navire bien trop abîmé pour être ramené à bon port.

 

La veille de sa mort, il a gardé sa main serrée dans la mienne, refusant de la lâcher, laissant sortir d’une gorge muette un « non ! » On se fait toujours une idée fausse des dernières paroles de celui qui va mourir. J’avais espéré un oracle, une ligne de conduite, un testament. Ce soir-là, ses trois derniers mots furent : "C'est la merde"...

 

J’en suis venu à douter de son existence réelle. Tels les  dieux éteints, son aura m’accompagne.

 

Je pense à lui chaque fois que je suis nappé du souffle d’un fumeur de cigarettes. L’odeur du tabac expiré m’enchante, me propulse illico vers nos fiestas de jadis. Douce odeur de cigarette, poudre à perlimpinpin me ramenant son visage s’estompant… liane olfactive… toujours à la fin je maudis le fumeur au visage inconnu, météorite seulement de ma planète. Je ne reste jamais longtemps sur sa tombe. Le premier soir, il n’y avait pas même de nom gravé ici… juste un mini tertre duquel j’avais prélevé en cachette une poignée de terre à conserver chez moi... Une dalle avait été posée bien plus tard et des plaques souvenirs parlent désormais d’une amitié profonde et d’un parent perdu. On avait mené Sylvain là, un jour humide de printemps. Je suis une part de son fruit.

 

 

Août 2015

 

 

C’est pas jojo mon arrivée. Je pousse la grande porte de l’ancienne bâtisse. Tout de suite face à moi, un molosse avec plus de graisse que de muscle. Il me bloque le passage d’un ventre s’échappant d'une chemise trop serrée. Je dois vider mes poches, passer une sorte de portique d’aéroport avant de décoller vers mon divorce. Je me dirige vers le premier étage, porte N°105.

 

Tout au bout du couloir, je vois Sarah qui attend sur une chaise. C’est l’heure d’officialiser notre dislocation. Je devine ici ceux qui veulent pas… qui font la forte-tête… Je les ai repérés tout de suite… Ils louvoient… tergiversent… tapotent du pied… marmonnent un truc incompréhensible et soudain, s’immobilisant comme des poitevins à l’affût, ils lancent des prunelles apeurées et cannibales vers l’ancienne moitié du couple.

 

Je m’interroge sur le pourquoi des duels. Quand deux malheurs s’écharpent, nul besoin d’ajouter une barbarie supplémentaire. Ça devrait se stériliser par avocats interposés puisque nous pratiquons la délégation de notre venin…

 

Je sens qu’on est logé à la même enseigne, pain de la même farine, moisis par l’usure du temps. Je regarde Sarah de biais. Elle ne bouge pas. Je scrute ma montre et tapote maintenant nerveusement du pied moi aussi. Je me dis : encore un coup de pédale et on franchira le col, à blinde sur l’autre versant, sur la pente descendante, à plein gaz  et à fond les manettes.

 

Il faut tenir quelques minutes encore jusqu'à ma libération. Je suis désarçonné comme les autres, assis seulement d’une fesse sur ma chaise, prêt à bondir dès qu’on m’appellera. En attendant, je reste muet et regarde fixement le mur gris en face.

 

Et puis commence le dancing des avocats. Je lis sur les faciès toute la fierté de porter la longue robe noire. Ça jacasse l’entre soi, se tutoyant tout bout d'champs. Ça s’assemble comme des pigeons autour d’une brassée de pain dur. Le pain dur c’est nous, les couples en perdition. Ça se partage la gamelle conjugale, riant aux éclats, sans égard pour les amours engloutis à tout jamais, ni pour leurs capitaines périssant le cul sur les chaises.

 

Mon avocat-vautour tarde à intervenir dans la volière et je sue grosses gouttes depuis qu’une petite buse voûtée est venue me harponner pour m’annoncer qu’elle représentera Sarah. D’une voix guimauve, elle demande si Maître Gatin, mon défenseur à moi, est présent déjà… parce que ça va débuter bientôt… que ça sera notre tour dans pas plus de cinq minutes… Je bégaye ne pas savoir et la vois rejoindre Sarah. Tout sourire, la buse prépare ce qu’elle veut être mon Waterloo. Elle et mon ex chuchotent, érige l’artillerie lourde, semblent en fusion.

 

Soudain, mon défenseur débarque. C’est une sorte de pélican maladroit chantant la faribole de celui qui est trop occupé pour être à l’heure. Jubilant de lui-même, il m’assure qu’il vient quasi de faire un procès Barbie !… que la conciliation de notre broutille conjugale pouvait bien attendre un peu. Il raconte grave et fort. Trop fort à mon goût. J’ai envie de lui dire de baisser de plusieurs tons. Que l’autre buse au bout de la salle, elle entend tout ce qu’on dit et que tout ça fait pas sérieux du tout… qu’il faut se préparer, nous aussi ! Je comprends à son étonnement que le pélican n’a rien préparé du tout. Qu’il va improviser un développement passe-partout et que ça l’intéresse qu’à moitié nos bisbilles… mais comme y a quand même trois mille euros à tirer, il me fait l’aumône de réciter son laïus.

 

Puis quelqu’un prononce mon nom. C’est Madame le juge, paon jalouse de son autorité. Elle désire me parler seul. C’est la règle, selon elle. Elle réclame de savoir pourquoi je voulais déserter le couple et si c’est sans appel. Je me sens très gauche face à sa question, quasi pris en faute. J’avais bien préparé un petit discours, mais ma plaidoirie reste clouée dans la gorge. J’ai dit le minimum : qu'on n’est plus un couple… que nous faisons chambre à part depuis deux lustres… et qu’évidemment c’est définitif, ma décision. La juge m’invite à quitter son bureau et appelle celle qui est encore mon épouse. Je regarde Sarah passer sans un mot. Chez le juge, elle dure guère plus longtemps que moi.

 

Il faut pour finir y retourner ensemble. Ensemble, avec nos volatiles. On est côte à côte pour la première fois depuis des mois, sans un regard pour l’autre et contemplant le sol. On écoute nos oiseaux piailler. Je me sens comme à Golgotha avant la crucifixion. Il faut ça pour que la résurrection soit totale.

 

La buse déverse un flot de paroles malveillantes. Tout le toutim revanchard y passe. Elle me fait l’idée d’une athlète au moment grandiose du sacre. Elle veut que l’on coupe les mauvaises têtes, et en l’occurrence la mienne en tout premier. Sa langue fait danser les sept voiles. Je l’imagine en Salomé et moi en Jean le Baptiste. Elle semble jouir du moment et vouloir accomplir une sorte de mission civilisatrice en me faisant expier toutes les ruptures depuis l’aube de l’humanité. "Oh, mais pardon j’ai envie de gueuler. Constatez la chose, Madame le juge… c’est pas du jeu ça !... pouce… ».  Je sens que je vais finir dans la rubrique faits divers, façon étrangleur de Boston ! Elle me colle des frissons cette triple-buse !... elle hausse le ton et ne guimauve plus du tout !... Franchement, même moi je me trouve dégoûtant en l’écoutant énumérer mes crimes…

 

Puis c’est au tour de mon pélican chiffe-molle d’intervenir. La bouche grande ouverte et les bras moulinant le vide, il ânonne sa récitation par cœur. Le paon nous prévient qu’elle tranchera dans quelques jours. J’ai la certitude que le match est foutu. Que je n’ai pas même perdu aux points. C’est un joli KO efficace. Je sors de la pièce le dernier, et referme une vie derrière moi.

 

 

Septembre 2015

 

 

J’ai pris le train vers l’amitié. Vers Gary.

 

Gary, je l’ai connu au lycée. C’était un baba-cool par nécessité. Par nécessité pour les autres autour. Je sentais un abîme de violence en lui. Sentais de quoi il serait capable s’il ne se surveillait pas tout bout d’champs. Devinais que son « peace and love », était avant tout un maquillage, une armure pour protéger les autres. J’étais son voisin de classe et l’entendais rugir intérieurement, tapoter du pied tout le cour durant, trouer ses cahiers à force d’appuyer sur son Bic. A maintes reprises, il avait quitté le cour sans explication et on l’entendait courir dans les couloirs. Je craignais que si un jour il cédait à sa nature enfouie, il trucide par maladresse.

 

Il avait laissé de maigres poils couler sur ses joues, portant toujours un gros pull-over deux tailles trop grand, un jean sans marque et des chaussures de marches toujours crottées. Il écoutait Brel, Ange et Ferré, parlait de révolution douce, et finissait souvent son sommeil sur les tables de classe. Gary avait décrété des drapeaux blancs pour lui-même. Nous sortions le soir et il laissait avec moi libre cour à sa vérité première… à ses menaces envers le monde tel qu’il est. On s’était quittés après le Bac, moi filant en BTS, lui en fac de Lettres, et nous étions retrouvés neuf années plus tard le jour de mes noces. Je l’avais invité en souvenir de mes dix-sept ans. Depuis lors, une fois par mois nous nous retrouvions dans un bar à vin à refaire un monde et défaire le nôtre. C’est lui, le tout premier à qui j’avais causé déboires conjugaux et volonté d’autre chose. Gary, c'est le confident idéal. Gourou sans adepte, prévoyant sans cesse le grand départ et la vraie vie ailleurs. Ici, tout serait foutu, qu’on devine derrière ses lunettes double-foyer. Tout son charabia est teinté de mysticisme et de voyages. Il a des quêtes d’absolu, avec un gros dégoût du réel qui l’entoure. Il veut fuir le monde pour ne pas le tuer. Ce qu’il rêve ? Un retour au ground zéro de l’âme. Se recromagnoniser la pensée !... une puissance divine et les hommes ne faisant qu’un. Il veut faire son odyssée de l’espèce.

 

Je me souviens de notre dernière rencontre en Alsace, trois années avant nos retrouvailles ardéchoises. Je l’écoutais admiratif, en pamoison devant les mirages entrevus. Je l’avais déjà suivi dans ses flâneries en Irlande, ses envies de Californie et ses conquêtes du Maghreb. De vagabondages en pérégrinations, je l’avais entendu accoster nombre de terres nouvelles. Son dernier projet : l’Ardèche ! Je m’étais dit que ses rêves raccourcissent… se rationalisent et se nationalisent. Ça semblait plus concret. Forcé, y a une nana là-dessous… Dès que l’homme cesse de rêver trop loin, c’est qu’y a un nid qu’il envisage… Le nid de Gary a pour prénom Ada. Une native d’un petit village de pierres blanches et de broussailles. Elle envisage de reprendre la demeure familiale abandonnée. Une culture bio de plantes médicinales ou quelque chose du genre.

 

C’était guère différent des larzaqueries de jadis… retour à la nature et à sa vérité toute crue, toute nue… Gary, je le voyais pas courir zizi à l’air dans des champs de coquelicots. Le chambardement, c’était pour dans deux mois. J’ai voulu  rencontrer Ada, me faire mon idée des possibilités de succès. Il déclara un peu gêné qu’elle était à Paris pour un stage. Je moquais Gary, parlant d’un master en marijuana, exigeant de connaitre le thème du stage. Gary, tout fier annonça qu’elle était en train de suivre une formation en lutins ! Il enchaîna derrière sur la potentialité de mondes cachés, ces connaissances qui nous feraient défaut encore, parla de chamanisme intégral, d’horloges du monde toutes déréglées… Estomaqué, j’encaissais ses homélies en dodelinant de la tête ; l’air de rien, je trouvais son charabia presque normal. Pour d’autres, ça aurait été le déclencheur de rigolades ininterrompues. Pas pour moi. Non pas que je m’y attendais, mais ça collait terriblement bien à Gary…

 

Je ne pouvais m’empêcher de le jalouser. Le nirvana sublime, les mondes souterrains et mythiques, son Ada était d’une poésie totale. Pour moi, le bureau, son Canigou et le boss jamais content. Pour Gary, la fée. Je sais bien que le carrosse, il valdingue toujours citrouille à la fin, mais est-ce une raison suffisante pour ne voyager jamais ?

 

Ça pouvait évidemment pas être pour ailleurs, ma première virée après l’apostasie conjugale. Forcément, j’allais chez Gary.

 

5h de train.

3h d’attente en gare routière de Valence.

1h30 de car pour rejoindre Le Cheylard où Gary doit venir me récupérer.

Encore une demi-heure de voiture jusqu’au hameau de Jouanvins, où il vit avec Ada.

Total : un voyage de 10h sous une canicule effrayante.

 

Une pensée piqure vient pendant mon purgatoire à Valence… Bière après bière, je m’interroge sur le sens de cet auto-flagellement estival... en veux à Gary de pas être venu me récupérer à Valence… de me laisser poireauter trois heures en gare. J’ai fait l’effort de le rejoindre dans son trou du cul du monde. J’en viens à me demander si son accord n’a pas été prononcé seulement lorsque l'odyssée ardéchoise paraissait improbable et lointaine. Je ne suis pas vorace de la campagne, moi ! Clair que ça me débecte pas en diapositive, mais en chlorophylle, ça fait vite monochrome. Attention, j’aime bien l’idée de la promenade bucolique, de la sieste post-repas ombragée ! C’est mes rotules qui sont moins friandes des chemins escarpés et des cailloux tendant leurs croche-pieds.

 

J’arrive dans leur jus campagnard... pense à l’incongruité de la situation. Le couple. L’ami qui arrive. Dans un ciné de Sautet, ça aurait tourné vaudevillesque. La réalité est moins cinémascope. Mes nuits s’emplissent uniquement du bonheur de regarder s’arquer la lune dans le ciel.

 

Je pense à Gary et Ada… peine à comprendre le fonctionnement de leur binôme retranché. Deux ascètes exilés hors de leur époque. Leur grotte est une ancienne bâtisse longtemps abandonnée qui se lamente de l’état de ses fenêtres et de ses murs. Elle appartient à la famille d’Ada qui vit désormais en Allemagne. Ils sont les premiers occupants depuis lurette…

 

Je comprends au premier coup d’œil que le confort est optionnel ; la douche se résume à un goutte à  goutte d’eau froide traçant un pointillé parallèle à trois araignées prenant le frais sur un vieux carrelage mural. Je tente d’aider du mieux que je peux mais ne peux pas beaucoup. Je fauche l’herbe quelques minutes, le temps d’avoir les mains ampoulées…

 

Je les envie de savoir vivre de ce « si peu » qui est leur « tout ». S’il pleut, ils bricolent, lisent, restent couchés, pensent. Quand il fait beau, ils jardinent, plantent des herbes aromatiques, s’occupent du potager, réparent clôtures et murets. Souvent, ils se promènent seulement, profitant du soleil matinal pour se goinfrer de vitamine D. Je me demande si ma présence les bouscule… s’ils ont peur que je m’ennuie… pire, que je juge leur style de vie spartiate. J’espère ne pas renvoyer cette impression.

 

Gary avale plus de bières et de vin que si je n'étais pas là, je lui en suis gré. Nous restons à l’ombre d’un arbre dont je serais bien incapable de définir l’essence. Je questionne Gary sur ce qu’il pense du monde tel qu'il est devenu. Il réfléchit un court moment et dit que nous faisons beaucoup d'efforts pour fabriquer du laid. Moi, je me demande d’où lui vient cette parole d’Evangile…

 

Une semaine passe. Tout me semble figé. Les murs de pierrailles, héritage séculaire, pacifient la vision. Vivant là, tuméfiés d’un passé désappris, Gary et Ada voguent la chanson. Le  premier hiver ne les a pas rompus, ni le second. Ils embrasseront bientôt le troisième. Les poètes recommandent des soleils, des étoiles, des océans… toutes choses qu’Ada et Gary ont a porté de matin. La maison naît d’un terrain propice aux herbes folles. Des insectes tourbillonnent, rampent, jouissent d’arbrisseaux, et de fleurs provenant du monde réel. C’est paradisiaque. Ils hypothèquent faire des huiles et des tisanes ; des sels et autres poudres.

 

Parfois, Ada prophétise :

Les herbes chlorophylles

De rêves non assouvis

Condamnent à l’exil

De soi-même de sa vie

 

 

Octobre 2015


Revenu d’Ardèche et lové dans une vie oisive, j’ai fait plusieurs sorties par le biais d’un site de rencontres amicales permettant d’agrémenter la vie de bobines toutes nouvelles. But affiché du site : faire se rencontrer des gens par le biais d’une activité ludique, sportive ou culturelle, activité à laquelle aucun des participants n’aurait songé autrement, sur le joli principe de l’occasion faisant le larron.

 

En vérité, auto hypnose collective que ce machin bidule. J’ai compris très vite que ne participent à ces sorties que des solitudes en quête d’affection, avec l’avantage de l’hypocrisie amicale, sans la gêne du moment où, sans cette hypocrisie, il faudrait dire à l’autre qu’il ne plait pas.  Où il n’y aura pas nécessité à dire : ouste !... dégage !... non, pas toi !... si t’étais beau, j’dis pas, mais là, non !...

 

Ici, c'est entre gens de bonne compagnie. Le fait que 95% des inscrits soient célibataires en fait pour celui qui examine les choses avec sincérité un bouillon de culture amoureux en gestation. Il suffit d’assister à quelques-unes de ces réunions amicales pour le constater. C'est une activité sur laquelle devrait se pencher quelque sociologue un jour. Ça vaut tous les Dogons de la terre, la horde des soirées d’On Va Sortir… Il y a un air de tribus, avec rites, adoubements et crucifixions. Les causeries restent dignes mais les pensées, elles, valdinguent fissa sous la ceinture, scanners déshabillant, avec des regards balayant de la tête aux pieds.

 

Aux rencontres, faut les voir venir archi poudrées les donzelles !... comme elles ondulent bien, avec des mouvements de bras adorables, des paroles comme des manigances et des postures toutes fignolées… avec des mains dans leurs cheveux toujours. Des sortilèges qu’on croit voir surgir du néant. Des danses de sept voiles… des parfums envahissants !... elles font les coquettes !... c’est toute une attraction !... une fête foraine féminine…

 

Les mecs sont guère différents… pires, sûrement !… ils ramènent leurs tronches enfarinées avec idées miteuses… regards obliques… direct sur les fesses dès que faisable en douce… et des bobines de cinoche style séries américaines !... se gavant d’espoir, échafaudant mille plans étonnants !… au moindre sourire, ça décrète les amazones amoureuses !... ça se prévoit fissa masseurs de nichons !... se trouve spirituel… se crée des rôles bien au-dessus de sa condition... Au fur et à mesure que les soirées avancent et que les rêves se dégarnissent, les chasseurs rentrant une fois encore bredouilles maudissent les déesses adorées il y a une heure seulement et parlent de grognasses tout à fait sans intérêt. Bien sûr, il y a bien deux ou trois étudiantes égarées, perdues loin de leurs foyers… mais c’est vraiment pas la règle du genre. Les rares couples que j’ai croisés paraissent en sursis, dans le tourbillon dévastateur de l’habitude conjugale. Bien souvent, l’un des deux seulement est demandeur, l’autre suivant plus ou moins, n’ayant que deux options offertes : la laisse du chien ou la corde du pendu.

 

A la fin restent comme moi quelques vieux beaux venus renforcer un tableau de chasse qu’ils savent ne plus pouvoir agrandir dans une concurrence loyale avec la jeunesse arrogante… Ceux-là voient ici une sorte de réserve pour mâles amoindris, moins risquée... Le vieux monde féminin n’est pas en reste. La majorité est constituée de mères se sentant arrivées à cet instant douloureux, ce moment inquiétant, ce point de quasi non-retour qu’elles nomment : "le dernier moment pour refaire ma vie" !

 

C'est au cours d'une de ces soirées, que j’ai rencontré Doris la première fois. Au programme : une balade champêtre ; un groupe de 12. Je ne connais qu’une personne du barnum : Karine. Aucune ambigüité. Elle propose de me véhiculer jusqu’au lieu du rendez-vous. Chacun apporte un fromage, une boisson, un sauciflard. On crapahute 40 minutes, posons des plaids, observons la lune pleine dans le ciel noir. Karine m’avait demandé d’apporter ma guitare pour la sérénade, comme une cerise sur la soirée. Je l’avais rejoint en pantalon et chemisette en jean. Avec mon chapeau feutre bleu et mes lunettes de soleil sixties, j’avais pas le look crédible du marcheur. Karine faisait taxi ce jour-là, récupérant deux autres lurons au passage. L’un des deux est une luronne. Bavarde, elle parlait pour quatre. Elle, c’est Doris, 48 ans et des rondeurs assumées. Le crépuscule descend et l’apéro l’imita. Un fromage passa de main en main. Doris en avala une part avec une gourmandise qui tranche des passionnées du pèse-personne. J’entamais mon tour de chant à la lueur des étoiles. Ça me rappelait un peu l’époque de l’amitié évaporée, mes duos avec Sylvain. Les yeux humides et le cœur lourd, je me mis en spectacle sous un public facile et flatteur.

 

Des pensées guimauves massèrent dans mon jus. Je ne sais si c’est le crépuscule et l’affaissement de température ou le regard de Doris qui me collait le frisson… Avec la lune ronde et le vin tiède, les paroles mutèrent philosophiques. Les mots, c'est souvent des aboiements. Rarement des sublimités. Les mots glissent comme des ruisseaux. J’ai trop bu et suis trop mélancolique pour la discussion sans risque. Surtout qu’autour les autres parlent politique ! Leurs voix se fanent. Certains se croient « au courant » et ameutent les charrettes poujadistes. J’en peux plus et éloigne ma carcasse du bétail.

 

Je scrute le rond blanc dans le ciel.

Tout le reste est en trop.

La nuit progresse.

 

On redescend à pied de la colline pour rejoindre les voitures. Coup de pouce du hasard, quand le déluge biblique fait son comeback, Doris et moi marchons côte à côte. Et là aucun Noé à l'horizon. Les fringues passent par la lessiveuse météorologique. Elle fouille à toute bringue son sac à dos et en ressort un mini-parapluie ; c'est fatal, je me colle à elle, demande aucune permission pour ça. L’instinct sait quand il récoltera une baffe ou non. Sa joue est quasi contre la mienne. Le mélange de sa sueur et de la pluie embaume ses cheveux. Ça file un coup de fouet terrible à ma pulsation cardiaque et j’allonge un bras autour de son épaule, priant pour que le ciel continue à pisser toute sa vessie. Ça fait un Dresde liquide, cette cascade !... fleurs… branches… humains… tout mute épaves. Mes bouées de sauvetage, elles sont à vingt centimètres. C’est ses deux gros nichons. J’y peux rien, mes yeux s'y engouffrent. La nature s'impose toujours. 

 

 

Décembre 2015

 

 

Après trois mois de câlineries, Doris annonce que son vrai prénom est Sidonie… qu’elle veut que je passe Noël avec sa famille en Lorraine. Ce qui est terrible pour moi, c’est la conviction qu’elle a craché le morceau forcée et non par choix ; que devant sa smala entière elle pouvait pas revendiquer son alter-ego ; que sans ce voyage ça aurait été Doris pour l’éternité. Ça gâche ma romance. Un prénom c’est pas rien quand même. Sidonie elle comprend pas mon knock-out, mon air renfrogné. Doris, c’est juste un prénom d’emprunt selon elle. 

 

A cette époque je sortais souvent avec un frangin, sorte de Casanova ayant l’habitude des relations éphémères. Le décompte des nanas entre ses draps ferait un joli calendrier de l’avent, mais pour tous les mois de l’année. C’est pas un mauvais bougre. Sincère toujours, il pipeaute des serments pour oreilles naïves. Je suis pas loin de penser que ses oreilles à lui avalent les mêmes couleuvres que celles que sa bouche promet. Depuis mon divorce, je lui semble présentable, je crois. Plus dans la norme, moins contre nature. On se briffe nos vies.

 

Il m’interroge sur ma  nouvelle… Elle fait quoi Doris ?... elle bosse où ?... quel âge ?... Je me méfis un peu, des fois qu’il voudrait se l’empaler !... Je réponds sur le boulot et sur l’âge. Là-dessus, Casanova raconte qu’un jour il a eu une aventure avec une gonzesse de cette même boîte, mais pas longtemps. Quand je précise que Doris a une passion pour la marche, il devient bredouillant. Sa vantardise baisse d'un cran. Il regarde en biais. Demande si je suis sûr du blaze. Je mens un oui hyper convainquant et c’est un bataillon de « ouf » qui sort de sa bouche. Il m’avoue que je lui ai foutu les chocottes, avec ma marcheuse !... qu’il y a lurette, il était avec une nana bossant là-bas, même âge que Doris et adorant la marche aussi !...  que c’aurait été un hasard gigantesque mais malgré tout possible dans une boite de 400. Bref, qu’il est soulagé.

 

Je demande combien de temps ils sont restés ensemble. Deux semaines à peine, qu’il dit en souriant. C’était en 2007, d’après ses souvenirs. La demoiselle lui avait fait quelques turlutes, pas plus. Forcément, je demande le prénom. Sa réponse était tombée comme une guillotine « Sidonie ». J’avouais alors que Doris et Sidonie ne sont qu’une, précisant tout de go que je lui en veux pas du tout. Que ça serait grotesque. En 2007, j’étais marié pour les 8 années suivantes. Doris/Sidonie était libre de turluter la Terre entière. Et lui de promener son zizi partout.

 

J’étais en vrai un peu vexé quand même par le fait qu’elle ait caché les pipes délibérément. La bobine du frangin est sur plusieurs albums photos qu'elle a feuilletés chez moi. Elle a forcément vu son visage avant de s'affairer à mon pantalon. Elle aurait dû s’abstenir je trouve. Le problème c’est que, même si j’ai envie de prolonger les galipettes avec elle, l'image des turlutes fait boule de pétanque dans mon larynx. Mais je dois refuser les rancœurs anachroniques, les wagons de fiel queue-leu-leu que ça ferait sinon… C'est le silence de Sidonie qui me torgnole. Le fait qu’elle pense pouvoir continuer doigts dans le nez à saluer demain Casanova devant moi, œil complice et index vertical sur les lèvres.

 

Malgré tout, j’ai la certitude qu'elle avait aucune porte de sortie honorable. Comment aurait-elle pu cracher le morceau sans jeter du napalm sur notre début de romance ? Je voyais sa situation. Ma raison comprenait. Mon orgueil seul bouillonnait.

 

Le lendemain j’envoie un message à Sido, lui déclare avoir parlé avec Casanova et lui impose de passer chez moi à 19 h car il faut qu'on parle. Ce message est limpide. Il hurle le pot aux roses éventé. Les heures qui suivent le message sont un supplice pour elle. Elle attend que je pose à son front une douloureuse couronne d'épines. Elle arrive, sonnée, les yeux rougis et gonflés. Sur la table, elle voit une bouteille de Gewurztraminer et deux coupes pleines, puis saute dans mes bras et pleure doucement. Sa tête tapie contre mon épaule, je ne peux m'empêcher de trouver tout ça très théâtral. Je le sais, une fois encore, je me suis donné le beau rôle… ai rejoué le samaritain… le magnanime là où en fin de compte, il n'y avait que de l'orgueil en couveuse et de la luxure qui déborde.

 

 

Mars 2016

 

 

Sido veut me faire découvrir une ville thermale : Plombière-les-bains.

 

L’impératrice Eugénie est le fantôme éternel de la ville. Les balcons sont drapeautés "façon tricolore" comme au lendemain de Sébastopol !... Ce qui frappe tout de suite après les drapeaux, c’est le vide des maisons… peu d’habitants en ces lieux éteints… Seuls quelques hôtels se garnissent ça-et-là d’une ou deux grappes de vieillards courant après une santé vagabonde. Nous allons aux thermes avec eux... Ça me fait frémir, cet anachronisme !... ce goût de trempette chez les vieux !... j’avais jamais fait de séjours en thermes… Dès l’arrivée, ça sent l’antichambre de la vie… la parenthèse étrange. Les paysages, qu’ils soient naturels ou façonnés par l’homme, mirobolent devant mes mirettes !... j’étais entré dans une crevasse vosgienne, propulsé vers un à-peu-près d’autrefois. Cet autrefois est plus présent encore à l’intérieur des thermes. Architecture figée en ersatz d’Empire romain. Une plaque commémorative indique que Voltaire a transpiré ici. Il logeait à deux pas. Je regarde les gouttes perler sur les corps luisants et sent l’une d’elle faire une glissade gigantesque depuis mon front jusqu’à mon gros orteil.

 

 

Mai 2016

 

 

Le second périple avec Sido, ç’avait été la Côte d’Azur. Nice, j’y avais mis les pieds il y a une dizaine d’années. Vacances en villes bord de mer… y avait eu Monaco, Cannes, Fréjus, St Raphaël et Nice… un peu plus haut dans les terres, Draguignan, les gorges du Verdon et Grasse, la ville du parfum. C’était du temps du mariage heureux. Le périple familial avait eu lieu au mois de février, rapport au tarif et au surpeuplement repoussoir des périodes estivales. Au retour, le soleil inondant les photos contrastait joliment avec les doudounes, les cagoules et les chaussures fourrées sur des plages désertées.

 

Là, c’est Sido qui veut y aller. J’ai compris qu’elle avait besoin de vacances au soleil avec moi. Elle voulait son week-end balnéaire et ses photos cartes postales avec nous deux et la plage. Je peux comprendre ça. J’ai dit oui. C’est tout de suite étrange, ce sentiment de déjà-vu dès l’arrivée en ville… cette intuition d’être ballotté entre le visage passé et le visage présent. Sarah, malgré les rancœurs, a encore son appartement dans mon crâne.

 

Nous logeons « route de Turin », arcade située à 3 kilomètres à pied de la vieille ville. Matin et soir, le petit trajet à pied entre l’hôtel et la plage de cailloux figure un rituel rassurant. Une économie de transport aussi. Il y a le passage obligé sur la promenade des anglais, celui au marché aux fleurs, la halte dans la parfumerie Fragonard, la place Masséna, le parc planté de fiers palmiers, les rues étroites du vieux Nice, l’hôtel Negresco et la myriade de villas ayant traversé le temps.

 

Un lieu m’a charmé particulièrement. Un lieu où je n’étais jamais allé, où je me suis fissa senti à la maison. Oui… si je devais retenir un moment, ce serait le quart d’heure passé dans le cimetière juif. Tout près de l’entrée, un bloc de granit attire le regard. Scellé au bloc de granit, quatre mini chefs-d’œuvre de pierre : un avion ; un train ; une automobile ; un sapin.

 

Il est évident que c’est une représentation de jouets d’enfant. Je m’approche, une photo sépia presque effacée montre un visage juvénile.

 

Sylvio Maurice ASSEO,

Né à Paris le 19 juin 1923,

Décédé à Nice le 15 janvier 1931.

 

Sur une colonne, ces quelques lignes :

« A Sylvio,

La justice eut voulu ô notre enfant

Que ce fut à toi à nous conduire

Un jour dans notre dernière demeure.

Pourquoi donc est-ce à nous à nous trouver

Debout devant la tienne ?

Misérable destin !

Qu’à-t-on donc fait de toi ô Sylvio !

Si jeune ! Si beau ! Si splendide et sublime ?

De l’ombre.

Dans cette ombre, un rayon froid.

C’est tout ce qui nous reste…

Et pour toujours ! Toujours !

Un train, une auto, un avion, un petit sapin.

Tu nous as demandé ça la veille de ta mort,

Les voilà, hélas ! Immobiles et froids,

Mais aussi inséparables

De ton tombeau que l’est de nous

Ton dernier souffle recueilli

Dans les plis les plus profonds de notre âme

A nous, Sylvio ! Tes parents. »

 

Je pense à Sylvio… à Sylvain… Depuis le cimetière, je regarde en contrebas le lent mouvement des vagues et rejoins Sido qui attend en souriant.

 

 

Juillet 2016

 

 

Du camping j’en avais jamais fait. Quand Sido dit que son frangin et sa belle-doche nous invitent à partager un mobil-home, j’hésite avant de dire oui. Faut dire que j’avais des images d’Épinal plein la tronche !... des dubosqueries humiliantes !... des Dupont-la-joie à avoir des haut-le-cœur !... Pour me convaincre, Sido raconte que sa jeunesse complète avait été camping !... chaque été, avec toute sa smala, elle avait fait la migration vers les tentes et les caravanes. Ses récits étaient des brochures de bonheur familial. J’ai voulu y goûter aussi.

 

Tout le monde prend place dans la Mercedes du frangin de Sido. Magellan sur l’autoroute, j’aborde sur le siège passager les kilomètres vers l’inconnu avec méfiance. Le frangin, il est vice champion de France de 4X4 et, à ce titre, il se croit forcé de m'expliquer la conduite apaisée et efficace à 180 à  l’heure… J’écoute qu’à moitié. Piéton depuis plus d’un an, ayant laissé mon auto et ma maison en cadeau pour Sarah, je suis peu grisé par l’accélération. Sous ma nuque  j’installe le repose-tête en mousse et ferme les yeux à défaut des oreilles… c’est tout de suite 50% de calme. Lentement, la complainte d’un CD remplace le discours fangiesque…

 

Arrivé au camping, un type en voiturette de golf nous escorte au mobil-home. Les valises se défont. Les culs s’assoient. Les canettes s’ouvrent. En réalité, le camping de Fréjus est situé à une dizaine de kilomètres de Fréjus, juste à côté du camp militaire du 21ème régiment d’infanterie de marine. Plusieurs fois par jours, les pioupious entonnent leurs ritournelles sonores. Les fantômes des guerres passées s’échappent de ces chœurs. Chaque matin, vers 10h, je me colle au grillage entourant la caserne et écoute leur mélopée. A la radio, ça serait insupportable pour moi, mais en voix humaines, ça prend ampleur mélancolique gigantesque… J’aurais bien aimé la faire, la guerre. C’est juste  mourir que je voulais pas. La conscription je lui avais dit niet au décès de mon père, me collant « soutien-de-famille »… En d’autres temps, pour louper les dortoirs et les épluchures de patates, il fallait être cul-de-jatte ou pédéraste ou fils de quelqu’un de haut placé. Moi, j’ai juste remercié le cimetière. J’ai un peu de regret, de l’avoir pas faite ma guerre en temps de paix. Immobile, je regarde des rangées de soldats marcher au pas cadencé dans leur fort Saganne et sous des trompettes hurlantes. De retour au mobil-home, un rituel s’installe. A quatre dans 16 m², c’est nécessité. Chacun sa tâche, sa place, son temps. J’aime le petit-déjeuner qui ouvre et le dîner qui clos. Le matin, les autres filent à la piscine après un footing dans les chemins environnants. Accompagné de mon ukulélé, je me réfugie dans le bois de Malvoisin. Des pierres vertes ont donné le nom au camping. Chaque soir, nous aidons les bouteilles de mauvais rosé à se sentir moins lourdes.

 

 

Août 2016

 

 

Je retourne voir Gary et son Ardèche. Ada m’accueille au milieu de petits chats blonds et de grands silences blancs. Gary parle peu et écrit tous les jours. Il réécrit son premier roman depuis trois décennies. Il m’en fait lire des bouts toujours remodelés. Sa lecture a tout d’une ordonnance médicale. J’y comprends quasi rien, déchiffre mal le sens, mais quand je lis, ça fait du bien. A l’oral, Gary atrophie sa pensée. Je crois que ça vient du fait qu’à l’oral y peut rien raturer. Y a zéro buvard à l’oral. Et je sais combien il aime à reprendre ses mots, les libérer d’évidences qui n’en sont pas. Je sais les années passées sur trois pages. Alors en face à face tendu, je vous dis pas comme il parle de mauvaise grâce. Je crois qu’il rêve de plus avoir à parler jamais. A vivre parmi les bêtes et les hommes. Dans cet ordre-là. Je le sais dormir dans sa montagne avec les étoiles pour lanternes… avec les coucous pour réveil… avec les araignées pavoisant dans leurs toiles… je le sais se lever seulement pour ouvrir la porte aux chats… je sais son agacement à expliquer… pour lui les mots sont presque toujours des enclumes lourdes accablant l’instinct… des ligatures pour rêveries domestiquées.

 

Ada, c’est douceur de la revoir. Elle dit qu’elle s’apprête à l’exil… envisage la mère de la béatitude immortelle, Mata Amritandamayi, qu’elle désigne Amma… Ada m’annonce qu’elle rêve de s’enraciner dans l’ashram d’Amma… d’y barboter dans dix jours… Elle déclare qu’en faisant ça, elle s’agrippera enfin au bout de son rembobinage. Là-bas, la seule nourriture est le darshan, gros câlin accompagné d’un pétale de rose. Là-bas, Amma susurre « mon chéri » à chaque enlacé. Mamour des millions de fois par an. Passe toute son énergie en bisou-câlin. Paraît que c’est pour celui qui reçoit une belle danse, une musique toute nouvelle, seul amour qui vaille. C’est câlin de la maman universelle. Une poitrine de femme et un bisou en clef pour nos serrures. Le monde est plasma selon Ada. Chaque jour propose notre naissance ou notre avortement. Heureux celui qui nait chaque jour, dit-elle… celui qui s’éveille avec le regard d’une mère sur le sein d’une femme. Je décrète que la vie masculine est une farce.

 

Pourquoi le morceau est trop gros pour moi… pourquoi j’avale pas ?… j’en sais rien ! Brique par brique mon mur gagne en hauteur… Gary parle de nourriture de lumière… d’êtres en éveil… il chante l’homme inédique… le respirien… les bonshommes nourris d’énergie de vie !... que protéines, glucides et lipides, c’est blablatas du passé !... le vrai festin, c’est la lumière !... l’air !... le sol !... les paysages !... la musique !... les rencontres !... certainement pas le poison d’homme des cavernes qu’on se fourre dans la gueule !... que tout ça, c’est aigreur et tromperie !... moi, je lui parle des anorexiques et des pauvres crevant toutes les dalles du monde… j’ironise et ajoute que les rapiats vont être enchantés par son idée... je le charrie beaucoup, mais lui démord de rien… Il parle « petit Bouddha » et évangiles… « L’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sortira de la bouche de Dieu »… je lui reproche de gommer la parole divine avant la virgule. 

 

Il prophétise que si l’on meurt de ne plus manger ni boire, ce n’est pas de ne plus manger ni boire… c’est de n’y être pas prêt !... c’est carence de spiritualité… c’est blocage de chakras… de nadis… de méridiens… de chi… Pour Gary, l’homme suprême vivra de sa salive et de son Prana. Il soutient que l’oxygène suffît et dirige vers le corps tout le vital.

 

Ma pensée épaissit sa palissade, poursuit son mur toujours plus haut. Je vois que les câlins d’Amma et les ashrams d’Ada seront jamais ma perfusion. Que la lumière de Gary aura toujours mon parasol. Que mon nourrisson se refuse à renaître. Que lui et moi, on n’est plus dans le même compartiment. Qu’il est a des jets de vapeur de moi. Qu’y veut plus monter dans la commune Micheline. Le caillot qui m’étouffe, c’est la gourou-express… J’ai jamais réussi à gober le truc entier. Des petits bouts, accompagnés de bibine, oui… Mais le truc entier, non… J’ai l’œsophage à crédulité trop étroit, c’est tout mon malheur. Pas de chance, je dois attendre que des rêves petits et des voyages annulés « dernière minute ». Dès que les premiers coups de fusils sortent, je suis petit fonctionnaire. Au mieux de mes possibilités, un éclusier regardant passer le yacht des autres.

 

Je suis resté deux jours encore seulement avec eux. Je sais d’où je suis et quel est mon grain à moudre. Je sais ce que je vaux. Je sais mon goût et mon nectar. J’ai pas besoin d’une oreille dans les cieux. Je suis l’arbre de ma racine. Une grêle sans cesse recommencée. Une ronce parmi les mensonges ébouriffants. 

 

 

Décembre 2016

 

 

Pour Sido et moi, c’est la fin des haricots. Plus aucun plaisir à la voir ni à l’entendre. Je me demande ce que j’ai bien pu lui trouver. Comme tout initiateur de rupture, je deviens dictateur sanguinaire, valdingue à la benne les mois passés et les nuits peau contre peau. J’excommunie les promesses faites et décrète une quarantaine sur nos rencontres. Plus rien ne doit rester debout. Je fous tout par terre sans égard.

 

Sido voit rien venir. Je lui envoie un message laconique. Soi disant, je dois réfléchir. C’est tout réfléchi. C’est lâcheté masculine mon message. J’arrive pas à masquer mon vide affectif.  Je l’appelle trois jours plus tard. C’est fini. Je suis désolé. A l’autre bout du fil, Sido pleure et dit que ces seize mois auront été formidables… qu’elle a été heureuse… Moi, je répète froidement « je suis désolé »… Elle finit par dire que j’ai encore mes chaussures de marche chez elle. Je trouve cette digression incongrue. Je réponds que je viendrai les chercher plus tard... que pour le moment, il y a aucune randonnée de prévue. Je raccroche et me sens libre comme après mon divorce. Libre de rejoindre Luisa.

 

 

Février 2017

 

 

J’y avais jamais foutu les pieds à Madrid…

 

Le périple est teinté de cette fraicheur que n'ont que les premières fois,  avec ce goût d’avoir débusqué le Graal… Je me sens chercheur d’or en quête de sa pépite. Luisa, elle avait surgi de presque nulle part… Ambassadrice de mon espoir… déchiffrant mon rêve… elle avait proposé la rencontre. J'ai peu songé à défendre ma vieille logique, disposé pour la retrouver à voyager plus que de raison.

 

Le rencard sentimental est à mi-chemin.

Pour elle, 257 kilomètres de train.

Pour moi, 1200 kilomètres d’avion.

En heures, c’est quasi kif-kif pareil.

 

J'arrive le premier dans sa capitale, direction Atocha, lieu de jointure. Pendant les vingt dernières minutes de son voyage elle m’adresse des messages d’où déborde son angoisse... son désir aussi. Par quel puissant vaudou n’a-t-elle pas rebroussé chemin ?

 

Les fenêtres du train qui la mènent à Madrid, tour à tour, l’apaisent ou l’épouvantent. Elle arrive… traverse la gare… cherche du regard… Je suis derrière elle… Elle ne me voit pas… Je pose ma main sur son épaule, elle se retourne…

 

Tout de suite, elle m'offre ses pyramides technicolors.

Je fourre mes lèvres dans ses Buckingham.

Nos murmures fiévreux sont les seuls discours audibles.

Rien ne s’oppose à la vie.

Désormais nous sommes immortels.

 

 

Avril 2017

 

 

Revenu chez moi, j’ai à nouveau des envies de bol d’air pur et de tralala champêtre. Je pense à Sido. C’est souvent qu’on allait trotter sur les sous pentes vosgiennes, au-dessus de villages colorés. Si je repense à Sido, c’est pas tant pour sa compagnie que pour mes godasses de marche à 110 euros laissées chez elle depuis ma rupture rase-campagne. Je me contente d’un SMS demandant quand je pourrais récupérer les groles… Elle répond pas.

 

Après quelques jours, abandonnant toute idée de les revoir, j’en rachète d’autres – plus chères ! – juste pour me signifier que si elle croit me priver, elle se goure. L’homme est con… Et puis quand même, au bout de trois semaines, elle répond. Je dois passer le mardi suivant à 19h si je veux récupérer les otages… Elle m’attend en bas de l’immeuble… garde les godasses en main, veut causer un peu avant… Elle s’imagine que je partirai pas sans, alors elle déverse son blablata en technicolor…

 

Ce qui m’a frappé en la voyant, c’est qu’elle est ostensiblement pomponnée. Il est 19h, je sais qu’elle est rentrée du taf il y a déjà 2h et elle se présente façon princesse d’orient. Ça sent le dernier coup de Trafalgar. Elle veut me jeter au visage ce que je perds… Au début, elle cajole, demande ce qu’elle a bien pu faire de mal et pourquoi que je l’aime plus… Je sens que je vais devoir être cruel et froid… que tout espoir chez elle n’est pas éteint. Je réponds que c’est comme ça… que si je savais pourquoi on aime un jour et puis l’autre non, je serais milliardaire !... que je ferais breveter le savoir. Evidemment, je peux pas blablater mon escapade ibérique entre les bras de Luisa et au creux de son corps en feu…

 

Sido furibonde. Me regarde dans les yeux. Assène des arguties qui volent pas haut… Je m’éternise pas sur le discours ; ça n’a été que de la chiasse !... Ce qui m’a abasourdi, c’est quand elle a dit « et le séjour à Paris que tu m’avais promis ? »

 

Ah ! le culot que je lui trouve… Elle rumine… valdingue des vacheries à n’en plus finir… veut que je fasse pénitence… que je reconnaisse le côté pénible de sa situation. J’ai bien compris qu’elle aimerait que je cesse pas d’exister autrement qu’en me vivant salopard grandiose.  Mais je lui en veux pas. C’est tout du pervers l’amour, quand il s’échappe dans les caniveaux. Ça veut toujours l’autre à l’abattoir, les tripes à l’air et le cœur saignant !

 

 

Carré F, Rangée 7

 

 

Pour occuper mon temps, je décide d’écrire. J’ai déjà échoué dans la musique et la peinture, il me reste d’autres arts à rater. « Ça…ça fera pas une belle histoire, non… ». C’est ce qu’a marmonné ma mère, quand je lui ai annoncé que je voulais écrire sur Lucien, mon grand-père paternel, mort il y a six lustres. J’avais senti que ça lui faisait de la peine, qu’elle redoutait les questions bulldozer que je risquais de poser. Mille questions lâchées en meutes. Et des questions vécues hostiles…

 

La hantise que c’est souvent, les questions !... Les hyènes hurlantes que ça peut devenir, les demandes !... et j’en avais des ribambelles… forcément, je voulais le comprendre, j’en avais toujours entendu parler en mal du grand-père Lucien… du vieux salaud. Depuis sa mort c’était un silence recouvrant tout, à son sujet. Il était mort en entier. En corps comme en mémoire. Disparu. Volatilisé. Evaporé.

 

C’était le 11 juillet 1987, deux jours avant mes dix-huit ans. J’étais balourd, un peu bohème ; alors le vieux salaud c’était comme qui dirait un autre monde… Une archive sans intérêt. Un catafalque sur pieds…

 

Il venait d’avoir quatre-vingt balais quand mon père s’était démené pour qu’il obtienne un logement sur le même palier que le nôtre. Il voulait l’avoir près de lui « au cas où ». Il avait l’âge « d’au cas où » le papy. Mais ça m’avait surpris quand même. On n’était pas très filial dans la famille. Mon grand-père, j’en entendais pas parler ou presque ; quand je surprenais ma mère causer de lui, c’était toujours pour le flinguer... le mettre à toutes les sauces... les plus dégueulasses surtout.

 

Alors l’absence de filiation, c’était vécu naturel. Ça choquait pas. Ça manquait pas. Y avait jamais eu de goûter chez lui ni de friandises. Pas d’histoires sur ses genoux. Rien. Jamais. C’était pas un grand-père de cinoche… Souvent, je l’avais croisé dans l’escalier, claquant un " bonjour !" en vitesse, courant vers mes occupations juvéniles, oisillon frétillant. Parfois, oh rarement ! – il venait boire un café à la maison. Immanquablement ça se terminait en chamailles ! Des années de rancœurs… de suppurations gluantes se ruaient au grand jour. La porte d’entrée claquait !… un silence pesant prenait place… chacun quittait la pièce où la dispute avait surgi, comme si le vieux salaud y fut malgré tout encore un peu présent !

 

Je me souviens d’un vieillard aux antres de sa vie… la clope au bec… un sourire narquois… une démarche sûre… une impression d’ensemble encore à son avantage. Il aimait la gniole…

 

Les poivrades terribles du vieux ! Il sifflait pas mal ! Comment qu’il la secouait, la bouteille… le goulot dans sa main, jusqu’à la toute dernière goutte… Il achevait son réconfort… rasade après rasade… la gueule ouverte… Il les écorchait tous, les culs de bouteille ! « On trinque ! On trinque ! » qu’il paraissait maudire, le gosier jamais sec, levant son verre en direction d’un type imaginaire… Attention !... jamais éméché total, le vieux… torché au naturel… sans animosité ni violence… Le gros rouge à la place du beefsteak !...

 

Pourquoi mon père voulait se coltiner le vieux salaud, je n’en savais fichtre rien. C’était le père de mon père et ça suffisait comme explication… mon père n’avait pas à développer ! Et puis, en réalité… je m’en foutais complètement !

 

J’ai appris sa mort sans grisaille. Egoïstement. Comme toute jeunesse qui se respecte. D’ailleurs je n’ai vu personne larmoyer à la maison et j’ai pas été à son enterrement. Avec le recul, ça m’interroge... Pourquoi donc ne suis-je pas aller à la mise en bière du père de mon père, qui vivait sur le même palier que nous ?... Etait-ce de l’indifférence seulement où m’avait-on volontairement tenu à l’écart pour ne pas assister aux adieux du « vieux salaud »… Mois, de ce que je m’en souviens, je me disais qu’il avait fait sa vie, que ce n’était pas la mienne et que 82 ans était un bel âge… qu’il n’avait pas à se plaindre…

 

Y a une paye que tout ça était fini ! Plus de cinq lustres avaient passé… Mon père est mort deux ans plus tard, le même jour… j’aurai dû me méfier des 12 juillet… Je n’arrive toujours pas à penser avec un quelconque affect à ce « vieux salaud » méconnu… Mon intérêt pour mon grand-père est né de mon envie d’écrire sur la smala familiale, de faire une généalogie. C’est comme ça j’ai atterri devant sa tombe bien des années après son trépas.

 

Le cimetière, je le connaissais par cœur, devinant, presque avant de les atteindre, le nom des pensionnaires des tombeaux allongés, les endormis dans ces gnioufs définitifs. Or… parmi cette foule… il y a Lucien, mon grand-père… Souvent, je m’arrêtais devant son barda, à l’ombre du cyprès laissant cette place constamment humide. Je me disais « Dors bien, vieux salaud ! ». J’étais disons… maladroitement affectueux !

 

C’est comme ça qu’on a renoué, lui et moi. En silence. Moi debout, lui couché. Un rendez-vous perpendiculaire, anachronique. Statistiquement, je suis un quart de vieux salaud. Faut bien que j’en accepte l’héritage. J’en suis venu à vouloir écrire sur lui ; parce que le monde est plein de vieux salauds et que pour sûr Lucien en était un ! Mais même les vieux salauds ont droit à une seconde chance, à une décantation post-mortem…

 

Il est né en Alsace, à Sausheim, le 20 janvier 1905. Il est né allemand. Complètement allemand. Petit rappel historique pour planter le décor. Depuis 1870, l’Alsace est allemande. Depuis 35 ans au moment de sa naissance. Son père, Joseph (mon arrière-grand-père donc) est né en 1876. Allemand de naissance, lui aussi. J’insiste !... ça a toute son importance… Lucien est né allemand, d’un père lui aussi né allemand. Il faut grimper jusqu’à son grand-père pour être né français !

 

J’ai retrouvé l’extrait de naissance de Lucien. Sur l’acte civil, son prénom s’écrit Luzian, c’est-à-dire Lucien en allemand. Son père, Joseph, a reçu un prénom français malgré qu’il soit né Allemand en 1876 (ceci s’expliquant aisément puisque lui avait un père né français, Emile, en 1834). Mais Joseph donne à son fils un vrai prénom allemand : Luzian. Pour lui, né il y a 29 ans en territoire allemand, la question ne se pose plus. Son fils sera entièrement intégré à l’Allemagne de Bismarck ; assimilé comme on dit aujourd’hui. Il fait l’école allemande, en maitrise parfaitement les codes, la langue… en plus de pratiquer journellement son patois germanophone : l’alsacien.

 

Voilà la chose nette et posée. Sans fioriture, ni faux- semblant : Luzian, mon grand-père, autant que faire se peut, est allemand ! Sa mère, Catherine Weigel, est allemande de naissance, d’origine française. D’avant la défaite de Sedan. Napoléon III a fermé le banc français de l’Alsace. Bismarck a tiré un trait sur le traité de Westphalie de 1648 qui a donné l’Alsace germanique à la France de Louis XIV. « Ça n’est que justice ! » dit-on alors dans les campagnes.

 

L’Alsace a été allemande depuis le partage des fils de Charlemagne et pour les huit siècles suivants. Après tout, elle n’était française que depuis deux siècles à peine. Luzian grandit en récitant les défaites de Iéna et de Lübeck et les victoires de Leipsick et de Waterloo. Pour lui, Napoléon est un pilleur !... un dépeceur !... un faiseur de fosses communes !... Jeanne d’Arc, Louis XIV, Napoléon ou la révolution française ne le concernent en rien. Ce n’est pas son Histoire d’Allemagne. Non, lui, il tressaille en apprenant les Bismarck, les Guillaume II ou les Blücher. Il regarde la ligne bleue des Vosges avec angoisse, avec crainte de la revanche française hurlée à tout va par les Barrès, les Déroulède, les Maurras et tous ces vociférateurs ennemis... C’est entendu… depuis la fin de Bonaparte et le traité de Vienne de 1815, l’Allemagne a toujours vaincu ces prétentieux de français… mais quand même… si jamais ça change demain ?…

 

Et puis la guerre de 1914 arrive. Les temps sont à la mort. L’horreur des tranchées. Son père, Joseph, appelé à son tour, écrit presque chaque jour pour raconter les misères, la privation et le froid... Luzian à 9 ans en 1914. Qu’est-ce qui s’passe dans son crâne ?... Il fulmine !... Il vocifère !... Il est l’ainé et doit veiller sur sa mère. C’est son père qui lui a demandé. Alors il travaille comme il peut à la ferme. Il s’occupe de la vache, il l’aime bien celle-là ! Les lapins et les poules… il les aime moins. Ça communique pas ces bestioles, tandis que la vache, il lui parle. Et avec ses grands yeux, il voit bien qu’elle comprend !

 

Au début il compte les jours, puis les semaines, puis les mois. Au bout de la troisième année, il compte encore… C’est qu’il y croit quand même, qu’on les aura ces cochons de français ! Il a maintenant 12 ans. A cette époque, et dans ces conditions épouvantables, c’est par nécessité un homme. Il espère que bientôt ça sera à son tour d’aller se battre. Ça lui fait pas peur ; la colère née de l’absence du père lui donne depuis longtemps la volonté d’anéantir des französischen !

 

Mais, il y a sa mère et sa promesse… Il n’en peut plus d’attendre les courriers de plus en plus espacés du père. Il sent bien que le risque augmente sans cesse, et qu’un jour, peut-être, on l’annoncera mort !... Vite il se ressaisit ! Mort, son père ? Jamais ! Et puis quoi encore ! Tué par ces abrutis de français ! Par ces lâches !... sûrement pas, non ! Des mois passent encore. La guerre bat son plein régime. Quelques estropiés reviennent au village, d’autres gonflent le cimetière…

 

Et puis, c’est l’automne 1918. La fin des décombres s’annonce. Mais quelle honte aussi ! Les français, vainqueurs… Les français ! « Ils ont été aidés par les américains, ces porcs ! Sans ça jamais on aurait perdu ! » Voilà ce qu’il hurle ! Le clairon de l’armistice est un clairon de défaite humiliante… et puis ce père qui ne rentre toujours pas ! A ceux qui reviennent plein de sang, Luzian supplie des nouvelles réconfortantes…

 

Enfin la lettre arrive. Joseph a été tué le 18 octobre 1918. A 23 jours de l’armistice… Il reste seulement 23 jours de guerre quand son père, après des années de tranchées, vient de rompre… C’est indécent !... Et puis… malgré tout… pour quelques très vieux… ça a été la folie !... L’embrasement collectif !... L’orgie féerique !... C’est la liesse de la « libération » !... enfin !... Même que quelques jeunes, des ôtes-toi-d’là-faut-qu’j’y-mette, emboîtent le pas. Vive les résistants et les combattants de la dernière heure ! Les dénonciateurs zélés et les partisans tout neufs ! La joie du retour à la France !... « De quelle joie qu’ils nous parlent ? » rugissait intérieurement Luzian… Français, il ne l’avait jamais été. Ni lui, ni son père. Jamais ! Niemand ! Il ne parlait pas cette langue et son père était mort pour la grande Allemagne, paré d’un bel uniforme allemand. Deutschland über alles ! Rien de français là-dedans !... Pourquoi foutre donc devrait- il trouver une raison de se réjouir en ce 11 novembre 1918 ?... Non, il ne se réjouit pas. Il pleure.

 

Il aurait bien voulu la continuer, lui, la guerre… y fait pas son crâneur… Il a même jamais été plus sincère. Ensuite ? Il a fallu survivre, sans la force des bras du père. Il a fallu se battre. Pour la première fois depuis sa naissance, à l’âge de 13 ans huit mois et 22 jours, Luzian s’appelle Lucien. Tout ratatiné, tout recroquevillé, il intègre une usine de Mulhouse et va gonfler le nombre des crevards et des traîne-misère quémandant un emploi, toujours mal payé.

 

Vingt-deux années plus tard… cerné par les Fritz, éprouva-t-il le même déplaisir qu’à Paris à la débâcle de mai 40 ?... J’en doute. Il ne faisait pas de distinguo entre ceux de 14 et ceux de 40… Pour lui, la géographie française, c’était resté la Seine, le Rhône et la Loire. Le Rhin c’était déjà un peu le Danube ! Il parait qu’après… bien après… il en aurait fait des conneries, le vieux… et qu’il serait devenu lentement le vieux salaud. Il n’a pas été tendre !... il a plutôt été tout tonnerre !... toute méchanceté !... tout abrutissement !...

 

C’était donc un sujet en or. Une exclusivité toute familiale et personnelle ! Je me tâtais… Crapule ! Vinasse ! Fange ! Triptyque extraordinaire pour un roman !... Je l’écrirai peut- être un jour. Je n’excuse rien… mais je le comprenais mieux, le pépère.

 

 

Janvier 2018

 

 

L’Espagne, j’y ai promené mes pieds trente-huit fois en tout. Madrid, Barcelone, Murcia, Séville, Tolède, Cordoba, Cuenca, Ségovie, et surtout Albacete, là où Luisa attend son Olivier, son morceau de Tour Eiffel, son fromage français.

 

Quelle que soit la ville, pour renifler l'essence des tréfonds de son âme, il faut biberonner un de ces vieux comptoirs à alcools, là où les ancêtres disparus cyclonent autour des tables, où ça patrouille en chaque recoin, avec cette bouillie d'âmes écroulées, le passé s'extirpant hors des murs, suintant du plafond et débordant du café moulu posé sachets rikiki sur les étagères... ça offre du merveilleux, cette apnée étouffante !...

 

"¡Cállate! ¡Cállate!"... ceux-là s'expriment dense !... avec volume et ravage. Je pige assez l'espingouin pour savoir qu'ici ça signifie "ferme-la" bis repetita... Pourtant, tout aussi fissa, ils remblaient la colère... gémissent une amitié d'ivrognes et lèvent un "salud!" à hauteur d'Everest !... C'est ça l'Espagne, à son cœur !... des voix fortes et de l'amitié profonde.

 

Faisant gouttière au zinc, trois jubilados enquillent les cafes con leche les uns après les autres... ceux-là récitent une vie "pause-bistrot"... les belles gueulades et les grands emballements... les discussions en large et en travers !...

 

Faut préciser qu'ici, tout le monde quitte le bureau quelques minutes chaque jour, par saccades, et dégoupille autour d'un verre. Pour ça que les bars font recette et qu'y désemplissent jamais... la pause sans migration, c'est chose rarissime !... l'espagnol brame la rue et les trottoirs !... toujours, ça se rencarde autour de l'abreuvoir le plus proche.

 

Une Manchega pure souche fait litière derrière le zinc... ramène le glouglou au gré des hennissements.

Les cheveux gris et bouclés, una amiga s'efforce d'avaler des paroles somnifères... Je vois sa tête écroulée... ses peines perdues... ses "tais-toi" tout au bord de ses lèvres... lèvres renfermant un vacarme... et puis, non... elle ronfle les tracas de l'autre... les digère en ulcères pour demain.

 

Juste derrière, y a un couple Taf-taf bisou-bisou, peut-être les deux. D'elle, je ne vois qu'une chevelure couvrant le dos ; de lui, je devine à ses yeux des sommeils crevasses. Son pied droit ne cesse d'avoir la danse bougeotte...

 

Et puis, ça tsunami soudain !... c'est dix heures !... ça déferle par vagues !... ça transhumance !... ça fourmille fantastique !... ça baratine par rafales... Le bar mute caserne en branle, avec allures de guérillas !... ça politique sans dessus-dessous !... faut dire que le dimanche qui arrive, c'est elecciones nacionales !... alors, les guerres d'Espagne se réveillent... ça saisit affreux le spectateur cheveu sur gazpacho que je suis... ça me catapulte direct en 36 !... les voix deviennent carabines !... les noms d'oiseaux font des volières...

 

Mais déjà... c'est l'heure de reprendre sa place à la crèche alors le bar cède ses revolucionarios et ses fascistas aux banques centre-ville et aux compagnies d'assurance jusqu'à ce que d'autres escouades rappliquent au Black Jade Coffee d’Albacete, jusqu'à ce que d'autres gorges se déploient, prêtes aux pires massacres, jusqu'à ce que d'autres glouglous recommencent.

 

Je plonge mon nez sur un petit cahier que j’emmène toujours pour prendre des notes, pour ne pas oublier une bonne idée que je ne trouve jamais bonne lorsque je reprends le cahier à tête reposée.

 

Assis contre le zinc, j’écris à Luisa un petit texte énamouré, un truc guimauve et suave, sucré au possible. C’est toujours mieux que de dire que j’ai rien fait d’autre que d’enfiler bières et américanos. Et puis, ça gonfle bien mon orgueil, cette resucée du cantique des cantiques. Je me sens prophète quasi.

 

J’ai gardé une copie de ma lettre, pour la relire dans l’avion et aussi en France… pour pas oublier que je suis amoureux…

 

J’étais endormi, mais mon cœur veillait. A cause de cela, me voici aujourd’hui. Tu me remplis de joie, de ta main petite et de tes bras si doux que l’olive noire. Montre-moi ton visage, belle castillane. Je t’ai couru longtemps sans jamais te trouver. Des lagunes de Ruidera aux grottes de Cuenca, nos ombres enlacées dorment sur des marbres rouges.

 

La nuit est devenue jour et le désert fertile. Le temps a flétri ma chair et ma peau. Me voici à ma place dans ta bouche comme un feu. Ta vue, agréable reflet de ton miel, est un arôme nouveau et une muraille accueillante. Je descends au jardin, à l’étang et aux fleurs, sur tes courbes découpées. Tes escarpements sont des fruits exquis où se dresse ma tour.

Le noir crépuscule dépouille nos rêves. En arrache le jus de nos flancs fouillés. Et remuent sous nos langues, des cieux engloutis. Baignés de nos corps chétifs, comme la vague ayant mille ans de retard sur les oiseaux qui s’accouplent, nos muscles flagellés font des torrents de douceur. Comme un galet, tes fesses rondes. Comme une boulimie, mes lèvres mordues. Redevenu enfant, chancelant dans l’obscurité, j’ai bu à ta bouche comme à un lait maternel.

 

Je loue la mère qui t’a enfanté, qui a conçu notre immortalité. Avant même qu’elle ne t’ait portée, nous étions jumeaux et dormants à côté. Tu m’as éclairé dès ma jeunesse. Je savais ta venue et mon envoûtement. Je t’embrasse toi et ta chaude vigne, m’enivre de tes sucs parfumés.

Me voici, fiancée des plaines arides ! J’aime quand ton pays se colore d’un ciel jaune, quand tes montagnes plates s’enfuient vers la mer, le long de villages à la renommée d'échos lointains. J’aime tes collines pareilles à des seins qui moissonnent des fruits, belles mandragores, où mes visions célestes de grandes eaux se désaltèrent aux cascades fécondes.

 

La tenture des cieux recouvre ta terre. De petits animaux au milieu de plus grands se cachent à la face du sol méchant, vaste et expirant, épouvantés de ne connaître ni ton feuillage, ni ta plage, ni ton herbe rassasiante. Que tu es belle délice d’Albacete…  car ta bouche est un vin qui coule en nectar ! Un sceau cachetant toutes les missives ! Une fièvre jalouse des aubes terminées !

 

Belle gazelle, ouvre une croupe arrondie. Entrailles frémissantes sous mes doigts répandus, tu fais naître des troupeaux de souvenirs voraces. Ta chevelure couronne des aromates citronnés. Sous ta langue je vacille. Je papillonne autour. Tes fontaines, des ruisseaux dégoulinant en sueur, en petits cumulus de nos haleines mêlées, derrières des fenêtres sur palmiers dressés, et une ligne d’horizon au-delà de la mer.

 

Les corps se disloquent pris de vertiges énormes, belles palpitations d’un bastingage trémolo. Les étoiles de tes yeux n’ont point de limite, petite espagnole. Je suis au milieu de toi. L’amour nous aura engloutis tout vivant ! Le feu abondant nous aura consumés ! Soyons des holocaustes l’un l’autre, des allégresses éternelles et des lèvres excellentes.

 

 

Carré F, Rangée 7

 

 

M’étais-je intéressé à la vie de mon père ? L’ingratitude des enfants n’est pas une légende ; c’est le lot de tous, la nature triomphante !... la loi de la jungle originelle !... la genèse du capitalisme !... capitalisme familial qui permet de prospérer, de restructurer, de délocaliser ses géniteurs !... de s’abrutir d’oubli sans remord… Sans ça, on vivrait pas. On serait trop redevable avec une dette de pays africain !

 

Mon père… avant son cancer… c’était déjà un régulier des hostos… problèmes nerveux… dépressif total… agressif envers lui-même… risque sérieux pour les autres… Il avait bénéficié de retraites hospitalières d’une durée variant de trois jours à six mois… des intervalles libres que c’étaient, ces années normales, mais avec toujours retour garanti case hôpital… Le premier remonte au 10 août 1964, le dernier au 14 novembre 1981. Je les ai listés : 14 séjours en tout. Le premier à l’âge de 25 ans, le dernier à 42 ans. Il est mort âgé de 50 ans.

 

Pourquoi il a fait les séjours, je m’en souviens bien… Oh, les crises de nerfs !... il se jette contre tout, tête la première… surtout contre les murs !... sans airbag, rien !.... vous imaginez la tronche en sang !... l’épouvante grave !... face aux gamins qui chialent !... épilepsie… bipolarité totale !... schizo aussi un peu !... maniaco-dépressif… humeur cyclique !... les deux phases !... tristesse, souffrance morale… culpabilité, auto dévalorisation, idées noires… et puis soudain… euphorie totale !... plus du tout fatigué !... désinhibé grave !... projets démesurés et démultipliés !... et tout ça finissant immanquablement la tronche contre les murs… Je cavale dans l’appart… sais pas quoi faire… jusqu’à l’ambulance et les types en blanc qui emportent mon père…

 

Après... j’oublie vite… je vais jouer dehors… à sa dernière crise sérieuse, j’ai douze ans… Qu’est-ce qu’ils lui ont fait exactement j’en sais rien. Bourrage de pilules roses ? Pompage de litres de sang ? Cobaye ou patient ? Expériences avant-gardistes… Médecins ou escroqueurs ? Bonimenteurs hippocratisés ? Joueurs de bonneteau humain ? Un coup, t’es en vie… un coup, t’es clamsé… allez !... devine !... squales verticaux contre poissons rouges dans les plumards !...

 

Est-ce mon tour, alors ? Faut-il m’enfermer moi aussi ? Transmission génétique… ou bien le monde est-il désormais si fou lui-même, que les villes entières sont des asiles… qu’il n’y a plus de place entre des murs, pour enfermer… que c’est pour ça que tout semble absurde autour… que la folie est la règle… l’étalon commun… En lisant le dossier médical de mon père, je m’étais aperçu qu’il avait exactement zéro chance de survie à son cancer…

 

Effets secondaires indiqués des médocs ayant permis de prolonger la vie de huit mois : anorexie, tremblements, trouble de la marche, déséquilibre et vertige.

 

Et j’ai rien vu… rien remarqué… aucune compassion… pas mieux qu’une plante verte… pouf total… fainéant compassionnel… fils oublieux et égoïste... Lui, il n’a rien demandé. Il est parti dans ses râles et dans sa solitude. C’est pour ça que je baisse la tête devant sa croix.

 

 

Juillet 2019

 

 

J’ai repris la route direction l’Ardèche de Gary quand pour une raison que j’ignore je reste sur mon siège en gare de Valence, poursuivant jusqu’au prochain paysage, jusqu’au prochain caprice me jetant hors du train. Le pourquoi, c’est sûrement la déconvenue de l’été passé. Le sentiment d’avoir atterri cœur de secte champêtre avec Gary et Ada. Peut-être avais-je peur de céder, de rester beaucoup trop longtemps si je renouvelais l’expérience.

 

 Je descends du train juste avant d’arriver à Nîmes et file toutes jambes avec mon sac de randonnées, prenant la clef des champs.

 

Ngapusi, je l’ai aperçue la toute première fois au bord d’une forêt gardoise, au milieu de grillons bruyants et de buissons blancs. C’est une femme noire aux longs cheveux crépus. Elle semble un tétra morphe de chair humaine, fumant aux lèvres une herbe dont l’arôme me restera ignoré. Assise même le sol, elle chante en une langue inconnue. Lorsque je la rejoins, elle propose de partager sa fumée…

 

Gary et Ada paraissent bibine comparés à elle. Je suis tombé amoureux dès la première vision. Son corps semble son église. Elle, c'était enfin les "quatre vivants" de la prophétie d'Ezéchiel… ceux-là même repris par l'Apôtre Jean dans son Apocalypse. Elle m’apparaissait l’être multiple pillé par les premiers chrétiens à la mystique Babylonienne, à l'Egypte ancienne et aux peuplades hindous. Ngapusi, c'est la passion du lion, la force du taureau, l'âme de l'aigle et l'esprit d'un ange. Des hirondelles s’échappent de sa bouche et il lui suffit de lever le regard pour que ça fasse falaises et faiblesses !... Ngapusi est sa jeunesse. Une aube chaude congelée. Je suis revenu à sa présence comme on revient d’un interdit, avec dans mon âme de grands arbres pâles.

 

Elle me demande à quoi je pense et je réponds crânement que pour moi vivre, c'est une manière d’aventure. Je précise que je parle pas de personnages grandioses ou de blazes de dictionnaires… non je veux dire, avant on allait sur les routes... on avait faim, on avait goût de rencontres... on avait soif de picole évidemment… Quand je dis on, je sais que je parle des hommes et que j’exclu la moitié de l’humanité. Je sais que c’est mal. Mais c’est notre nature. Souvent, on semait sa progéniture aux hasard des chemins de ferme et des filles d'auberge... j’ajoute que la vie moderne a fait de nous des messieurs de Responsabilités (et comme pour me dédouaner, promets que c'est sûrement très bonne chose). Il faut bien prendre place dans un nid, éduquer et nourrir ses oisillons, payer les études et se figer sur place pour les petits et les grands bobos de la vie. C'est chose belle et normale, je dis pas. Mais l’homme a laissé l'enfant en lui au placard... lui a filé son pied au cul pour trois décennies minimum... et le gamin se réveille apeuré à 45 ans avec un goût de mioche maltraité et une vie qu'il aurait voulu différente. C'est réaction à tout ça que j’ai pris poudre d'escampette du domicile conjugal. Que ma pauvre Sarah fut longtemps dans les larmes de ma volatilisation... que j’ai un sac sur épaule comme au temps de mon arrière-grand-père. J’ai imaginé des tonnes de caddies pleins de rêves guimauves et de miel. Une cascade de sucreries à m'en carier tout le râtelier.

 

Ngapusi m’a écouté sans rien dire. Quand elle s’est retournée pour partir, j’ai eu un sentiment d'abandon. On se refait pas. Je reste un indécrottable exalté. Trop vite, mes fièvres montent en cascades, tirent ma carcasse là où elle devrait jamais foutre un pied. Parce qu'après, j’hulule nuits entières des mièvreries ; que d'une femme, elle compose toutes les femmes, qu'elle a les cheveux, la taille et le sourire, d’une créature irréelle dont le suave charme, avait toujours été et ne saurait jamais finir ! Je braille terriblement pompeusement des rimes et des sirops !... métaphore love-boat illico, jurant tous les diables qu'elle propose cette candeur exquise que l’on rencontre, paradoxal hasard, au fond des églises, près des vierges suspendues... celles qui sourient, cachées dans une pénombre silencieuse et complice... j’ai la berlue ravie, l'œil vicieux et les pensées remplies d'insignifiances !... brame qu'au milieu de son jardin, j’aime à divaguer !... qu'au bruit vaporeux de ses chansons océanes – j’en suis certain craché-juré ! – cette femme rêvée, me suit d’un air transparent et diaphane.

 

En découvrant Ngapusi, je pensais avoir déniché, à mon échelle bien sûr, les manuscrits de la mer morte. Comme si elle serait mes évangiles perdus. Mon ramdam retrouvé. Je suis resté une heure dans cette extase biblique, ne sortant de mes hallucinations que par le bruit ferrugineux d’une cloche de brebis tintant d’un grelot coupant le silence. Dans une pose lamartinienne, j’affecte alors l'inspiration inspirée, m'apprête à méloper une destinée courant au galop du canon qui tonne. Je veux la sonder, Ngapusi. Pour que ma musique soit sienne. Pour que ma fugue soit sa symphonie. J’ai cru illico à des proximités entre elle et moi, des reconnaissances réciproques. On devine ces choses-là. Et si on les devine pas, on les invente. Je roucoule longtemps mon théâtre et chante des minutes durant mes exagérations chimériques, espérant qu’elle ne m’estampille pas maboul.

 

Riant aux éclats, elle crache ses morceaux toute seule la petite fée. En bouffées grosses sans pourquoi ni tralala, sans trompette ni tambour. Elle dit que ma façon coutumière est d’admirer les édifices, de connaître l’extérieur des pays. Elle dit que je devrais m'attacher à connaitre l’intérieur des êtres. Elle dit que je semble en vacances permanente. Elle affirme que le trou noir des vacances, c'est tunnel rigolade de l’été seulement. Que ça forme de grandes heures vides n’en finissant pas qu'on s'acharne à remplir de sport, de musique, de livres lourds et de voyages prémâchés. Idem pour les weekends. C’est tout saturé de Netflix et de Smartphone. Je l'écoute comme un oracle. Elle psalmodie – bienheureuse ! – que l’oisiveté exige la vertu supérieure de la vie avec soi. Je pleure sur un siècle d’athéisme (un siècle de dégueulasserie, je dis) que ça a fait perdre le sens de la mystique et des fêtes de la nature. Elle s’érige la nature pour seule divinité, avec pour apôtres les étoiles, les oiseaux dans les arbres et les fourmis dans le sol. Je suis converti et veux devenir apôtre. Ngapusi me regarde en souriant et murmure un truc incompréhensible pour moi.

 

Je perçois qu'elle est pas devenue prêtresse d'un claquement de doigt. Que sa vie à dû être brinquebalante et qu'elle a bien dégusté. Qu'elle a vécu des désenchantements, des déceptions sournoises pour chanter en lambeaux dans la clairière… celles qui viennent de ceux du haut de la pyramide de la confiance, quand on s'y attend le moins. Elle en a connu combien des vertiges, des dégringolades, des ciselures acérées ?

 

Elle dit que nous sommes d’un monde immense, queue de comète de l'histoire insensée des Hommes. Elle parle de grain de sable du grand Sahara... d'hirondelle qui la suit depuis toujours... qu'il faut être soi-même... le seul véritable enfer, elle le murmure, serait de ne pas être soi. Qu’il ne faut pas se leurrer. On n’est jamais ce que l’on possède, ni ce que l’on dit. Pas même ce que l’on pense. On est ce que l’on fait. Rien d’autre. Il faut éprouver le monde. Moi, je me retiens d’applaudir. Je le sais depuis toujours. L’Homme est devenu Amok, détruisant par nature ce qui l’entoure. Oublieux du bonheur intérieur. Bonheur qui ne s’acquiert que dans le "bien agir" avec les autres. L'isolement au long cours est une fuite et j'ai soif à me retirer de ce monde carton-pâte ; je veux exister dans un monde réel, sensoriel, avec pulsions et passions.

 

Elle regarde comme si elle lisait en moi :

- Il faut demeurer dans le "monde de tous", ce n’est que là que l’on peut donner aux autres. Tes voyages en kilomètres ne servent à rien. Il faut voyager paupières fermées. C’est une lutte difficile mais qui produit un bonheur stable qui irradie notre "être" car alors, on a bien agit. On a accompli non pas "son devoir", mais "son humanité". Certains appellent cela « Dieu », d’autres la « nature ». Comment saurais-je distinguer, moi, sable du désert ?

 

Elle regarde le fossé le long du sentier menant vers une cabane de pêcheur. Dans un bosquet, un hérisson immobile. La vie s’en est allée. La corruption déjà fait émiettement. Elle murmure : « la mort, la naissance ne se vivent qu’une fois. Seule la vie est éternelle »

 

Elle dit :

- Pour toi aussi… un jour… un soir… une heure… tout sera aboli. Ce sera comme si tu n’avais jamais été… tu seras hérisson dans le bosquet... c'est rassurant, non ?

 

Un coq chante au loin ; une eau douce et rare de terre aride glisse sur des cailloux tiédis d’un soleil amoureux ; ce ruisseau coule et il me semble jaillir avec lui. Je demande si elle sait où trouver une hospitalité pour quelques jours. Elle n’hésite pas et montre une cabane au loin. Dit que là-bas il y a en ce moment une certaine Edane, amie à elle... qu'elle sera sûrement heureuse d'avoir un peu de compagnie, et que des bras d'homme pourront servir pour quelque travaux. Je l’observe rapetisser vers l'horizon et, une fois sa silhouette disparue, me dirige vers la cabane.

 

 

Août 2019

 

 

Edane est une femme au début d’une quarantaine froissante. Je lui parle de ma rencontre avec Ngapusi. Ce qui me frappe, c'est la ressemblance physique entre elles deux, si on écarte la couleur de peau évidemment.  

 

Elle sourit à l'évocation de Ngapusi. Répond que j’ai eu bien de la chance de lui parler et que ça sera pas tous les jours. Elle m’indique un coin où dormir, une chambrette située à côté de ce qui sert de cuisine. Nul tralala de couleur ou de décoration. Un lit. Une table. Une chaise. Une armoire murale. Le tout, hors d’âge. Une araignée fait du trampoline sur sa toile, entre poignée de fenêtre et mur en face du lit. La poussière ne se trouble pas de n’être plus le centre d’intérêt des humains… elle ne me regarde pas poser mes affaires et vagabonde résignée sur les meubles fatigués.

 

Suspendu au bout des arbres, le parfum sucré et chaud de fleurs de sureau embaume l’air. Edane loge se qui semble une cabane de pêcheur avec pour seuls compagnons une petite chatte blanche du nom de Nevermind, deux gros chiens toujours endormis et une nichée de piafs virevoltant entre des arbres semblant faire des sarabandes depuis un ciel haut et desséché.

 

L'irrigation du potager est sommaire ; sur le sol, se dessinent des stries d’où émergent des plantes qu'elle explique être aromatiques. Je n'y connais rien. Des wagons d’insectes galopent sur la terre, signifiant par là même que la vie est avant tout souterraine. On arrose, on attend que ça pousse. La vie en surface est accidentelle. c'est un épiphénomène dans l’engloutissement programmé.

 

La première difficulté dans ma virée Gardoise, dans ce hameau de La baume, fut de respecter l’ordre naturel des choses qui est de dormir la nuit.

 

Mes premiers jours sont aphasiques. La vie se chloroforme rapidement loin de la civilisation. J’aide du mieux possible, offrant une force sans connaissance des gestes. Edane m’utilise comme une charrue ou un bœuf... comme un tracteur ayant trop peu servi pour être véritablement efficace. Des ampoules aux mains et les pieds en compote, je m’endors avec facilité rêvant aux vieux arbres, bagnards de la Terre. Ils crèvent d’ennui, jettent leurs feuilles jaunies vers le ciel et implorent un quelconque satrape, regroupés pareil à un fond de cale de bateau négrier, attendant la hache, comme le pendu attend la corde. Ces arbres courts bisoutent l’azur, en troupeau de troncs piquant le soleil. Glaise et calcaire en guise de chaussures, pinceaux renversés, si peu verte sur leur chevelure, les arbres d’ici dessinent des nuages pour hommes sages… Le paysage, loin des balafres de bitume, se mue en villages pagnolesques, en désert un peu habité. Ici, l’homme laisse place aux herbes et aux racines, aux chemins de pierres et aux insectes foisonnants. Il reprend sa file indienne dans la chaîne alimentaire.

 

Dans cet admirable panorama, Edane semble un bouddha revigoré. Autour d'elle, les collines rebondissent comme des cachots à rêves… Dispersés à la volée, les cubes de pierres où vivent quelques vagues humaines. Partout, des chapelles de verdure et d’insectes. Parmi cette cohue de pierres, sa cabane est en apnée, presque euthanasiée.

 

De ses promenades, elle revient lourde d’une chaleur vulnérable. D’un seul tenant, elle vacille des paupières et je l’observe fasciné, comme je le fus devant Ngapusi. Le potager toussote. Edane soupèse mentalement les dizaines de mètres la séparant du malade. Cela peut attendre encore, alors elle ouvre une Belzébuth rose… examine tout ce que contient le paysage… écoute le silence à l’ombre de la maison. Soudain, elle chantonne et… c'est fascinant… elle chante du soir au matin… C’est l’Edane originel… et je songe : « L'Homme apprend de ses erreurs… je dois refuser cette pomme… »

 

Nous faisons les quelques pas menant derrière sa cabane. Posée dans ce jardin sans jardinier, une flûte embrasse ses lèvres. Les moutons en contrebas font des Scalas milanaises !... roucoulent des « bé » de toute beauté !... Edane, lointaine et hébétée, buissonne et ouvre un à un les verrous présentés. On croirait entendre mille « libéré ! »…

 

Le potager est sec. Il rumine la vie. Edane et moi longeons le cours de la rigole tarie. Je l’écoute dire qu’il faut placer un tuyau plus haut dans la rivière. Le soleil catapulte ses rayons sur le cou d’arbres agenouillés. Fatigué, le cours d’eau s’essuie sur les pierres. Des grillons psalmodient la fin des temps. Après deux heures, le tuyau est tendu. L’eau crachouille dans le potager. Des gouttes sèchent sur nos fronts. Un vin est bu. Edane sourit.

 

Je demande quand Ngapusi reviendra. Edane me prie de ne pas parler d’elle, devient pâle et sèche. Ma décision est prise. J’annonce que je voulais visiter au crépuscule le fameux pont du Gard. Je ne le dis pas mais j’étais résolu à retourner en Alsace, sans adieu ni larmes. J’étais parti depuis trois heures seulement quand, dévalant les prés comme Carrie Ingalls, Edane était venue me rejoindre et m’implorer de revenir à la cabane, de ne pas faire comme tous les autres avant. Je mentis sans rougir, certifiant que jamais je n’avais pensé partir sans repasser par chez elle, que je n’étais pas fait de ce bois-là et qu’elle me connaissait bien mal. Je ne sais pas si elle me crut vraiment ou si elle fit semblant, mais cette réponse lui suffisait et elle souriait pleine dents.

 

Au cours du retour, c’est son histoire à elle qu’Edane raconte fil tendu. Née dans le Vaucluse, une petite enfance à la Baume ballottée par les mutations paternelles, elle mélange les souvenirs et jette tout au dehors d'elle, laissant s’affaler son passé comme des osselets inanimés. Elle dit qu'elle n'a pas que des bons souvenirs de ses mois dans le Nord et ailleurs que dans sa garrigue… qu'elle adore les bonbons à l'eucalyptus… que ses parents ont acheté aussi une résidence secondaire dans le Vaucluse, bicoque à retaper… qu'elle a vécu en Eure-et-Loire un peu… que son aîné vit désormais en Picardie, avec une moitié trop lunatique pour être honnête… qu'elle aime bien les fêtes médiévales et qu'elle a fait un BTS actions commerciales… qu'elle est Scorpion ascendant Vierge… qu’elle cherche les causes de l'allergie alimentaire de son second… elle raconte son grand-père maternel d'origine italienne… elle parle de son arbre à câlin, cet arbre magique qui l'a aidée tant de fois… aussi de son mari, trop souvent absent du domicile… de la profession de commercial en automobiles qui l'éloigne à la fois de la peau et du cœur… que c'est la vie, que c'est comme ça… et qu'y aurait tant à refaire autrement si on pouvait… mais qu'on peut pas.

 

Je tente de démêler le méli-mélo…ces entrelacs étranges. Ce puzzle éparpillé à beaucoup trop de pièces. Je devine que certaines sont manquantes et perdues à tout jamais. Je la regarde. Elle est à la fois âpre et douce… rêveuse et cynique… à la fois fée et Carabosse… à la fois docile et pleine d'une haine féroce et désordonnée… pleine d'un ras le bol tous azimut… ne sachant plus à qui en vouloir... ni qui veut l'aider... distribuant les fins de non-recevoir à bout de bras… laissant parfois seulement  entrevoir celle qui est en-dedans… elle montre comme des insalubrités espérées... sa voix sucrée court sur le fil d’une lame et masque un cœur acéré comme un pic à glace.

 

Je m’amuse de son tic de langage : elle commence et fini ses phrases très souvent par "en fait"... ces deux mots faisant office de ponctuations multiples. A la fois points d'interrogation, points d'exclamation, virgule ou points de suspension... Elle a aussi une expression toute rigolote : pour parler d'un être en proie au désarroi, elle ne dit pas qu'il est tombé au fond du trou, ni qu'il ne voit pas le bout du tunnel... non, Edane dit qu'il "a touché le fond du tunnel"… ce qui ne veut strictement rien dire et qui se comprend toutefois très bien.

 

Nous avons marché en silence pendant quelques minutes. Après ses jolies confidences, je voulu lui prouver ma confiance en me livrant à mon tour :

- Mon premier véritable amour fut un fiasco... enfin, non… mon premier véritable amour fut platonique. Le fiasco, c'est plus tard...

Edane éclata de rire.

Je continuais :

- Tous les 3 jours, j'ai écrit de longues lettres passionnées à un amour de vacances, et ça pendant 3 ans. Entre mes 14 et 17 ans, des centaines de lettres ont voyager entre l’Alsace et le Pas-de-Calais. Pendant que mes potes courraient les filles, moi je me cloîtrais dans ma chambre, jouant à Lamartine et son Lac. C’était l’époque d'avant le portable que nos enfants ne peuvent imaginer. Mon Dieu, ce bonheur d'aller ouvrir tremblant une boite à lettres…

- C'est génial ça !... dit-elle rêveuse.

 

Soudain, comme un poitevin à l’affût, Edane arrêta nette sa marche, me regarda droit dans les yeux, prenant mes mains dans les siennes :

- Je vais pas faire ma jalouse, hein... c'est pas bien ça... mais je vais faire les grosses joues... t'as fait quelque chose de pas bien...

Je fouille ma mémoire n’y remontant rien de probant.

- Quoi ?... parce que je suis parti ?

Tout en me serrant les mains, elle dit :

- A moi, tu en écrirais des lettres tous les 3 jours pendant 3 ans ?...

Je comprends pas bien la question. Elle ajoute :

- En fait... depuis quelques jours, j'ai pas trop le moral... comment dire... j'peux plus chanter... tu veux que j'te chante quelque chose ?

- Quoi ? Ici ?... comme tu veux... tout me fera plaisir, tu le sais bien...

 

Souriante comme Napoléon au soir d'Austerlitz, elle lâche mes mains, plante ses yeux dans les miens et murmure :

- Il ne faut pas... en fait, il ne faut pas...

Elle glousse tout doucement, commence à marcher d'un pas rapide, répétant qu’il ne faut pas.

 

De retour à la cabane, pour la première fois, je vois luire dans ses yeux une haine pure. Elle voit que j’ai vu l’éclair et lance abruptement un sujet :

- On va installer un poêle à granules à La Baume ; il ne fait pas assez chaud avec les hivers qui se profilent. Je pense que ça nous fera une chaleur douce et moelleuse. Je t’ai déjà parlé de Murielle, au fait ?...  C’est une femme que j'ai connue car elle se disait être harcelée par un détraqué… une sorte de monomaniaque raide dingue d'elle. Elle lui aurait donné son numéro et depuis, il la noie de messages horribles… soi-disant hein, car elle me les a jamais montrés ces fameux messages. Ça m'étonnerait pas des masses que tout ça soit bidon, en fait. Que c'était juste un moyen pour cette fouine d'engager la conversation avec moi… pour se rendre intéressante héroïne tragique d'une pièce de mauvais théâtre. Elle voulait me coller sur sa carlingue de trophées pour une raison que j’ignore. Ce genre de nana, une fois qu'elle t'a harponné, elle te lâche plus !... quelle vipère !... elle t'infuse tout son mauvais venin !... je vois bien que je me suis laissée entraîner dans son cycle de négativité ; j'ai rien vu venir, vois-tu… mais j'veux pas te raconter mes déboires… j'veux pas susciter de mauvaises curiosité. Tu sais, elle a éloigné beaucoup de mes amis, cette folle ! 

 

Je décide de faire un tour, comprenant que dalle à tout ce charabia. Lorsque je reviens, Edane est en train de faire sa valise,  me regarde de ses grands yeux ronds :

- Eh bien, je m’en vais… je retourne chez moi.

Je ne saisis pas la raison de ce départ soudain mais devine qu’il vaut mieux se taire. C'est comme un poids qui se déleste en moi. Je la félicite pour cette décision et avoue que j’avais pris la même… que mon bifurquage près du pont était initialement prévu sans retour.

Elle sourit :

- Tu vois, j’avais raison ! J'espère que tu vas bien t'amuser. J’ai vraiment hâte de partir, en fait. J'irai sans doute me balader dans la Garrigue, faire quelques photos des terres brûlées. Si tu le souhaites, tu pourras m'écrire ici. La factrice me transmettra, t'inquiètes. Tu sais… en fait, je n'attends rien de personne. De toute façon, ce sont toujours ceux à qui l'on s'attache le plus qui nous causent les plus affreuses désillusions...

 

Je sais que ça devait finir par arriver les enfantillages. Alors, je souris en retour. C'est bonne chose, cette fin inopinée. J’ai jamais eu d'énormes optimismes sur le dénouement de toute façon. Seulement escompté en être l'initiateur. Me lasser le premier de ce micmac.

 

Alors que je m'éloigne de la cabane, j’aperçois Ngapusi virevolter tel un derviche, rire à gorge déployée, et disparaître dans la garrigue à la suite d’Edane.

 

 

Mars 2020

 

 

J’ai viré ma téloche. La peste covid est sur tous les écrans et je supporte plus le ronron-canigou !... ça fait quelques mois que me démangeait la mise à la benne de ma lucarne sur le tout à l’égout.

 

Moi, j’étais assez content en vrai de la période covid. Une fois la télé à la poubelle, je restais calfeutré chez moi. Il faisait plein soleil ce printemps-là. Je lisais des dizaines de romans,  cuisinais fait-maison et jouais de la guitare, me levant quand ça m’chante. Ça m’allait bien le confinement forcé. Je pensais que ceux qui veulent pas participer, ils ont qu’à retourner dans leurs catacombes de labeur, leurs sous-sols et leurs crevasses, et qu’y laissent place nette à nous autres, les coulent douce !... si y veulent prendre des cargos de piqûres, ils ont qu’à se palucher avec leur bobos rêvés !... personne les empêche d’applaudir le cirque et les hémoglobines !... Les gangrènes et les léproseries,  ils en ont pas eu assez ?!... et tout ça pour que dalle !

 

Faut jouer le jeu, entrer dans la demeure. Une fois dans la demeure, le choix s’impose par globalité. Pour durer à ce jeu, faut s’organiser en courants. Satisfaire les réseaux. Respecter les règles non écrites. Depuis l’université jusque dans les associations, depuis les entreprises, les syndicats jusqu’au médias, faut jouer le jeu. Le jeu joué est toujours banqueroute. J’étais certain que Gary avait tout compris en se terrant dans son Ardèche et sa combe montagneuse. Il avait dit merde au modernisme, rêvant sans fin entre deux coups de rouge. Dormant à l’ombre d’un châtaignier, il m’avait dit : « Pars toi aussi. Pars avant qu’ils ne te reprennent. Autrement tu te prépares des cascades de larmes… des joues mouillées sous deux hublots submergés… des chagrins aquariums gardant tous leurs flots à l’intérieur… des lamentations pour demain et en pataquès ».

 

Moi, je déboule pas perdu d’avance. L’Homme est acclimatation. Les médiocres se reconnaissent entre eux, savent les subterfuges du « jouer le jeu »… Pour ça qu’ils grenouillent pataugeoire. Sachant la banalité du mal, ils abdiquent leur libre-arbitre. J’ai pas leur berlue, je devine leur dégringolade et leurs mises en charpies pour après-demain. Montrez-moi la nuit… la nuit vraiment noire. Le voyage est toujours  au bout de la nuit, comme dit l’autre.

 

C’est pendant la quarantaine covid que j’ai pigé que Luisa et moi c’était cuit. Que je ferai encore quelques vols d’amour, mais de moins en moins de bon cœur. Qu’elle me manquait pas tant que ça.

 

 

Octobre 2020

 

 

Michel et Malika, d’eux, je ne sais que les ouï-dire de Gary… les miettes de « la vie des autres » qu’on raconte quand on n’a plus rien à dire, là tout de suite, à propos de la sienne. La peste Covid est depuis l’été en pause, elle ne fait désormais peur qu’aux hypocondriaques sous hypnose.  Pour tous les autres, le feuilleton tévé du printemps a viré pétard mouillé. Tous renouent avec les sorties et les embrassades. Gary est en visite en Alsace et veut me présenter à des amis à lui que j’ignore.

Assise près d’un poêle chauffant plein tube, Malika est l’essence du parfum qu’elle sera toute la soirée. Plus d’une année qu’elle et Gary ne s’étaient plus vus, qu’elle ne savait de lui que sa montagne ardéchoise et ses petits chats. Plus d’une année que l’amitié est braise refroidissante. Smartphone-doudou callé entre ses mains, elle délaisse pas tout de go le petit écran… maugrée l’abandon forcé… sourdine même pas sa capitulation inopinée. Et pourtant quand elle se lève, son visage devient sourire et bonté. Elle enlace Gary comme un fils prodigue… comme Amma au profond de son Inde… elle le garde longuement contre son sein et murmure des bienvenues affectueuses me paraissant sincères. Ensuite, c’est mon tour. L’entrée en matière est surprenante : elle dit qu’elle adore ma chemise à fleurs et a de l’affection pour les petits chauves. Je me sens Jean-Claude Dusse et imagine que, sur un malentendu, je pourrais moi aussi poser ma tête sur son sein gonflé.

 

Au fond de son canapé, Michel est Bouddha. Il agrippe les souvenirs qu’il partage avec Gary et les expose pour moi… les vautre sur la table basse… les renverse avec mélancolie. Très vite, l’amitié est dispersée aux quatre vents du salon. Malika abreuve la conversation de son prochain voyage pour l’Inde… elle écartèle chaque minute de celui qu’elle y a passé janvier dernier… accapare la parole de ses extases et ses ravissements !... Gary et moi écoutons ses délices mais peinons à y prendre notre place. Nous glissons avec peine un mot entre deux monologues de Malika. Je mesure la distance qui me sépare d’elle. Moi,  j’envie ses élixirs que je ne bois pas, ses braconnages que j’ignore. La faute sans doute à un pont-levis que je n’abaisse jamais.

 

Je compte les assiettes. Il manque encore deux disciples à l’appel. Parait-il une belle surprise à l’intention de Gary. Un supplément gratis. C’est Sabrina et Fabien qui déboulent… Sabrina, c’est une amitié trentenaire de Gary qui recircule soudain… ça disloque trois décennies évaporées chez lui. C’est le fameux resserrage d’espace-temps !... ça jacasse ensemble des souvenirs bien enfoncés dans les sacs, les déshabille des années accumulées dessus. Les jours et les mois ricochent sur la table, font des tombolas à coup sûr gagnantes. Chacun hasarde hors de l’ombre des ribambelles d’anecdotes, en grossit les détails et fait charger la cavalerie légère de la mauvaise foi assumée.

 

Ça sent la lasagne dans le four. Michel, normand émigré en Alsace, propose pour débuter un plat de son ADN : du hareng cuit au citron et au vin blanc. Il chuchote sa recette comme un maléfice de grimoire. Je me dis que ça sent bon, l’amitié à cinquante ans. Vin aidant, chacun libère sa vie, décharne son cœur. Malika apétale sa marguerite d’Inde. Son goût à s’échapper des autres, d’aller où l’attend la vie non broyée. Elle resquille de nouveaux aiguillages et une boussole nouvelle. Elle parle de descendre de son  mauvais train en marche. Michel semble un sage déjà arrivé qui sait le simple et le réel. Il ne part à aucun abordage. Fabien, colosse façon centurion, expose une vie en suspend, glacée dans des banquises d’horaires et d’obligations. Il travaille trop selon lui, mais s’engage jusqu’en politique et est pompier volontaire. Il me chuchote qu’il espère les urgences milieu de nuit pour remplir ses insomnies et faire paraître sa vie utile. Fabien, c’est une locomotive en quête de wagons, locomotive que Sabrina a déserté. Elle n’est plus sa passagère. Elle, c’est pourtant son double. Assistante sociale, elle est un remorqueur pour canoës à la dérive après les rafistolages et les remises à flot. Elle hystérise des cours de danse jusqu’à dix heures chaque semaine, elle court matin au soir et s’effondre seule dans son lit… c’est dire, le Titanic inéluctable.

 

Gary annonce qu’il en a soupé de sa montagne ardéchoise, croit dur-acier à sa baraka pour demain et prévoit fêtes foraines et evening party nombreuses. Il ne parle quasi pas d’Ada et personne ne l’interroge. Il dit qu’il sera écrivain ou écrivain… qu’il épousera Marion Cotillard et chauffera son âme en Californie avec résidence secondaire parisienne. Il rêve technicolor grandiose, ce en quoi je lui donne raison. Je reconnais là mon Gary d’adolescence. Rêver avec des limites, c’est vouloir gagner que des petites loteries. C’est vouloir mettre des écluses sur l’océan. 

 

A mon tour de parler, je récite mes Espagne, fier à bras, gonflant mes escapades d’une love-story fortiche en taisant bien fort mes doutes récents. Je vante ma Luisa et nos escapades en pointillés… les rencontres « quand on le peut » et les effluves à nouveau adolescentes.  Je raconte aussi Sido avant, et Edane et Ngapusi. Sabrina pige pas ma confiture. Assène que je dois construire quelque chose !... que je peux pas être heureux de ça !... que c’est immaturité languissante !... que vivre ainsi, c’est être navire à la dérive !... que je suis parti pour  le triangle des Bermudes des années durant !... que c’est une pendaison sauvée chaque fois dernière minute… un contredit à la vie qu’on doit mener !... Je la laisse déverser ses haines et ses reproches, sais bien qu’elle s’adresse à Fabien davantage qu’à moi, qu’elle me pilonne balles à blanc seulement, que je suis pas sa vraie cible. Quand elle se lasse, je l’agace en esquivant rien, en acceptant mon rôle de canard de foire. Entre Fabien et moi, c’est frères d’arme que je me sens soudain. Je réponds à chaque gémissement de Sabrina. Lui expose qu’il n’y a rien à construire qui ne l’est déjà !... que c’est mentalité d’épicier, sa complainte !... que lorsque l’on aime, le Taj Mahal est déjà bâti !... que c’est mégalomanie de croire pouvoir y rajouter des étages !... qu’il est déjà merveille du monde et que s’apitoyer c’est abdiquer… qu’y a rien à comprendre ou expliquer… juste vivre et ressentir… pas compter les étages d’un château de cartes…

 

La soirée se termine… les regards s’entremêlent… les rêves se portent à bout de bras… chacun retourne à son bastion… retrouve son hébétude… blinde son train davantage… veut bien que les trains passent, mais dans sa gare et sur ses rails. Que sinon, ça serait trop grand chambardement.

 

 

Juillet 2021

 

 

Je me souviens avoir eu longtemps cette certitude profonde de savoir qui j’étais et d’où je venais. Aucune difficultés avec  mes ancêtres. Ils étaient un surplace toujours recommencé de paysans et d’ouvriers alsaciens depuis Mathusalem. J’étais poussière de cet édifice tranquille. Peu m’importait, je croyais solidement pouvoir être qui je voulais et ne dépendre en rien de mes racines. Que toute la fumée faite autour des ancêtres était une justification rétroactive pour ceux qui ont tout raté, ou une glorification par appropriation pour ceux qui ont des noms illustres dans le calendrier familial. C’était au début de ma vie d’adulte, il y a bien longtemps.

 

J’ai pas dix-sept ans quand trois potes aux appellations exotiques me font du chahut anachronique… Ils sont sympas mais avec des insinuations larvées… un truc auquel moi je pourrais rien. Eux sont sénégalais ou maghrébins, moi, je suis blanc comme un simili Vichy. Pas le Vichy de la seconde guerre mondiale, non… le Vichy de tous les temps… le collabo de la chance. Petit blanc né par hasard au bon endroit. Né à la bonne époque. Une sorte de billet gagnant de loterie exhibé à la face des lépreux de la terre.. forcément fautif quelque part. Alourdi de l'invisible fardeau, j’avoue avoir trimballé le vieux crime sans aucune repentance.

 

Et puis, un midi, entrant dans un boui-boui vietnamien, le patron il m’a comme délocalisé, m’offrant une ballade vertigineuse. Une super-migration transcontinentale. Il a bâché toute ma filiation passée en une simple phrase affirmative : « toi, tu es asiatique ! ».

 

Je le regarde hébété, disant seulement que non, que rien dans ma lignée ne peut lui donner raison… que je pisse tricolore pur souche depuis mille générations. Je suis un hexagone intégral. Comme il insiste, je le laisse croire, sentant qu'il en démordra pas. Faut dire que j’ai une tête ronde avec des yeux en manière d'amande, et aussi que j’ai les pommettes bombées qu’ont presque tous les asiates. Mais ça vaut pas un acte de naissance, ça. 

 

Je blablate la rencontre à ma mère qui ouvre plus grand encore la conjoncture. Elle affirme que sa vie durant, elle a entendu cette rumeur rigolote que la mère de mon père serait un peu une chinoiserie… qu'elle semblait provenir d’une transhumance de derrière la grande muraille... ma mère concluant que ça la surprendrait pas des tonnes qu’y ait eu exode et du vrai dans la prophétie vietnamienne.

 

Pas fâché du tout, je nirvane aux anges ; le boss du bouiboui m'a insufflé gratis des tours de pirogues sur mille Yangzi Jiang et autres Mékong… je me fabrique fissa d’innombrables ancêtres culbutant vingt contrées avant d’aboutir victorieux, dans les plaines d'extrême Europe de l'Ouest, culbutant au passage germains et francs.

 

Après ça, des années durant je me déclare français avec origine... je plisse davantage les yeux... manque jamais un moment pour chanter ma jaunisse... m'imagine des facilités pour les arts martiaux, expliquant la technique de la fureur du dragon à des camarades incrédules ou éblouis... Je pars complet à l’abordage de mon exotisme, bégayant qu'y a bien plus d'héroïsme dans ma branche que dans celle dont les parents ont petitement radeautés ici depuis l'autre rive de la méditerranée. Je le proclame avec dédain : moi, je suis d’au-delà l’océan indien !… du côté de la mer jaune !… des quasis confins du Japon ! Dans mon crâne, j’leur en rabâche un caquais terrible, aux maghrébins et espagnols en bas des immeubles... j’les traite de pingouins, de rejetons de migrateurs du minuscule, fils de galériens de distances faméliques !...

 

Trois décennies plus tard, entre deux messages Facebook, une publicité chante les miracles secrets de l’ADN. Ça parle de certitudes à s'octroyer, de surprises à empocher et de mondes à découvrir.

 

J'hésite un peu… et si au bout du compte mes ancêtres n’étaient qu’un ramassis d’autochtones ? Sur l’étagère des voyages, je risque de me retrouver au rez-de-chaussée… à la remorque complète… trimballé depuis nul part… écrabouillé sans appel au piquet alsacien depuis des siècles. Malgré tout, je veux savoir, convaincu depuis des lustres être catalogué d’ailleurs, être estampillé grand voyageur… Pour ça que j’offre à ma salive un safari au Texas. Pour tamponner la chose.

 

Trois semaines plus tard, un courriel récite ma filiation par segments… brique après brique… Je deviens une addition de pourcentages… un carambolage de nations… J’espérais un bout d’Afrique… un truc me ramenant à l’origine de l’Humanité… à Lucie et son Éthiopie… un souffle plus que millénaire quoi. L'addition est rude : 28% Italien, 25% Scandinave, 24% Français et Allemand, 11% Grec, 9% Espagnol, 2% des pays balkaniques et 1% Finlandais.

 

Dans ma smala du passé, je me suggestionne qu’y a mélange de chrétienté orthodoxe, catholique et protestante… un zeste de chamanisme… même une terre d’Islam possible… mais y a plus de chinoiserie du tout !... les yeux embués, je dis  adieu au Mékong et à la Grande Muraille !... adieu à mes Empires Mongols !...

 

Tout est redevenu étroitement continental. L’écroulement de l'Empire asiatique offre heureusement la possibilité d'autres édifices. Italien ?... c’est l’Empire Romain pour sûr !... Scandinave ?... je me sens Viking et mon sang a été déferlante sur le moyen-âge !... juste ces deux, ça fait plus de la moitié déjà. Le côté pommettes saillantes et mirettes plissées, c’est sûrement un débris de peuple Sami, cette tribu scandinave débordant la Suède, la Finlande et la Norvège. Le cercle entourant le nord de la Scandinavie sur les résultats salivaires est formels sur ce point. Ça me fait frissonner de froid ce wagon glacé. Je me laponise aussi vite que je m’étais fait descendre des Ming. Balkanique, c'est une miette... Grec et espagnol, c'est la probable queue de comète italienne.  C’est l'Everest italien qui me laisse ahuri. J’en parle à ma mère pour comprendre. C’est quoi cette musette ?... il a dû arriver quelque chose… une poupée russe (italienne pour le coup), a dû nicher dans ma généalogie… un carabinier en a brisé le cadenas… y a plus ni rail ni roue dans le sillon familial. Et là, elle m’apprend quoi ?... que le papy de papier et le papy de sang sont deux locomotives différentes ! Pas les mêmes bonshommes !... ma mama révèle que son pater est de Lombardie. Qu'elle-même ne l'a appris qu'une fois adulte. Que ça arrivait beaucoup ce genre de chose à l’époque… et puis qu'c'était la guerre, en 43 ! Qu’y faut pas trop remuer les tombes… qu’y vaut bien mieux laisser le passé éteint, lisse et couché.

 

 

Carré F, Rangée 7

 

 

Mon père agonisant, je n'en ai quasi aucune image. Ce n'est pas faute de temps. Il m'a laissé trois pleines semaines dans son linceul du service de cancérologie. Ce n'est pas faute de mésentente, nous nous aimions sereinement. De plus, j'avais l'âge de comprendre puisqu’il est mort la veille de mes vingt ans. Je crois que c'est ça finalement... c’est vingt ans, l'âge des conquêtes, l'âge de la vie éternelle, l'âge des amours. Son naufrage signifiait la mort au bout, la mort comme certitude.

 

Je me souviens de quelques paroles à peine de ce père affectueux. On oublie beaucoup moins les gens cruels, les teignes et les ogres. C'est ça je crois, le signe d'une vie de bonté. Se faire oublier doucement.

 

Je me souviens qu'il disait : ne te plains jamais de ton sort, mon fils. Si la vie t'encombre de malheurs, si ton travail, tes amis, tes amours ne te conviennent pas ; lèves-toi et pars !... la vie est celle qu'on se choisit. Lèves-toi et pars. Toujours. Nul n'est maître des cailloux sur la route, mais il y a d'autres routes, la vie est pleine de carrefours, d'autres vies nous attendent... nous espèrent... on peut même rebrousser chemin.

 

Je rassure mon absence à son chevet des derniers jours en pensant à ça. Mon père a mis en pratique son précepte. La vie lui avait jeté tellement de cailloux depuis l'enfance, et cet ultime roc sur ses poumons en est un si gros, qu'il s'est levé et est parti.

 

 

Mars 2022

 

 

Je décide sans les prévenir de reprendre le voyage vers Gary et Ada. L’amitié réelle se passe de missive et de téléphonie. Et puis, s’ils ne sont pas là, je poursuivrai jusqu’à Nîmes…

 

J’arrive fin d’après-midi et Ada est seule. Elle dit que Gary a dû s’absenter quelques jours, qu’il reviendra bientôt peut-être. Je demande si je peux diner avec elle et passer la nuit ici, précisant que je repartirai le lendemain. Elle sourit. Une petite chatte blanche ronronne en spaghettis entre ses jambes. Ada dit : « Nous ne vieillirons pas ensemble »… En ça, elle veut dire que tout passe. Les sentiments. Les certitudes. Les choses. Les êtres. Tout s’effrite. Tout disparaît dans un oubli rassurant. Avoir un amour, c'est l'ensevelir un jour. Une chatte, c'est mieux pour ça, je murmure. Elle va et vient. N'a pas d'horaire. Pas de fidélité trop profonde. Elle vous abandonne à petit feu. Un jour ou l'autre, la fugue sera plus longue, c'est tout. Elle dit que c’est très clair dans sa tête. Elle veut seulement profiter de ma petite présence. Rien ne m’amuse davantage que les zigzags de la miauleuse. C’est tourbillon de velours dès qu’on la caresse. C’est grand huit jusqu’au matin.

 

En de petites lapées, le soleil matinal lèche des draps encore tendres, et joue à chat-perché avec nos vêtements sur le parquet. Je me sens jeune de l’éternité... m'étire sur toute ma longueur... sort mes griffes et gratte les coussins... stimule des safaris grandioses... mène des vendettas terribles. Le lit est mon territoire. Ada se réveille heureuse. Chante l’éternelle rengaine de celle qui veut batailler, rivaliser, assujettir l’autre. C'est cycle normal de sa vitalité. Parfois, sa petite frimousse vacille pour un bruit au sommet d’une branche. Dans une pause, dos au sol, ses yeux se plissent vers le ciel derrière la fenêtre.

 

 

Août 2022

 

 

Après cinq années sucrées, Luisa et moi tanguons fatalement. Je lui donne un rendez-vous bord de mer que je suppute être le dernier. L’horizon plat s’affaisse piteusement.

 

Le vieux rêve ibérique s'extirpe hors de moi, cogne contre mon âme, laisse des ribambelles de poutres brisées, des espérances endormies que j’avais mis pourtant un lustre à réveiller…

 

Je suis à l'hôtel Colón d’Alicante, fenêtres sur palmiers, ligne d'horizon maritime. Luisa m'a rejoint follement. Elle se voit Dulcinea et me voit Don Quichotte. Il y a cinq ans à Madrid, nous nous étions reconnus de même fantaisie. Nos cœurs puis nos pieds (car les cœurs ne peuvent rien sans les pieds) avaient suivi pour s’enclore bout du voyage, sur la Costa Blanca.

 

Aveugle, Luisa déclare que notre amour est éblouissant. Que les autres autour en ont des  éclaboussures plein la figure ! Que c’est pour ça qu’ils crachent des regards mauvais semblant dire : « gardez votre ivrognerie pour vous !… cachez ces trémolos !… vous pourriez susurrer plus discrètement !… merde à vos bourrasques amoureuses ! »

 

Je me suis mentis longtemps aussi. J’ai tournoyé Luisa dans notre bulle, m'extirpant quasi jamais de la voltige, m'obstinant aux convulsions et aux palpitations ! Nos bastingages et nos montures avaient pour hécatombes les jours à venir. Nous masquions l’inéluctable par de sempiternels tamponnages et disloqueries… par des emboîtements et des propulsions recommencés.

 

Je connais pourtant des abîmes… des vertiges énormes… voudrais me débattre… ne plus grimacer ni tirer la langue… je voudrais donner des coups de sabres partout et vaincre l'ennemi en moi.

 

Derrière la fenêtre ouverte de la chambre 301 de l'hôtel Colón, la rue piaille les nuits de vacances. Allongée nue sur le lit, une petite espagnole diseuse de bonnes aventures me montre les crépuscules embrasant la nuit. Je ferme les yeux pour ne pas lui avouer demain.

 

 

Janvier 2023

 

 

Angélique, je l’ai connu un peu par hasard. Sur les conseils de Luisa, je m’étais mis à chanter sur une application avec la terre entière. Elle pensait que ça soignerait ma mélancolie, que tout mon récent silence venait des chansons finies d’avec Sylvain. Que c’était pour ça sûrement que j’étais plus pareil qu’au début. Luisa pensait que j’avais des pensées tristes pour une époque révolue. Elle avait à moitié raison. L’époque révolue c’était elle.

 

L’application proposait de chanter en duos, c’est comme ça qu’Angélique m’a alpagué. Elle était mariée encore, mais les élans déchirent toujours les contrats. J’ai eu le pressentiment qu’elle serait la dernière… que même peut-être, elle avait été la première… celle de l’origine… le chaînon manquant retrouvé. Elle m’a raconté sa vie mauvaise et son couple défaillant. Ça remuait mes souvenirs.

 

Elle avait dit : « D’abord, y a eu comme une rougeur… rougeur devenant rapidement un abcès. Maintenant, c’est une tumeur énorme. Mon passé a un air souffreteux… tout tordu même qu’il est !… avec une sorte de tremblote en lui et plus aucune force. Il semble décharné comme une bête offerte à mille vautours de reproches ».

De ce jour, nous n’avons cessé de parler.

 

 

Juin 2023

 

 

Un troupeau bigarré de voitures s’abreuve aux feux tricolores. Le trottoir flotte mollement sous les pas répétés de touristes extasiés, tous les regards ou presque étant agglutinés à la vieille Notre-Dame malgré la façade emberlificotée depuis le grand incendie. On aurait pu croire des enfants au soir de Noël.

 

Le long des quais léchant la Seine, je déambule, cherchant à rejoindre les boîtes des bouquinistes. J’ai le visage rond, les lèvres charnues et les pommettes saillantes de mes ancêtres Sami. Estafilade naturelle, une ride profonde sous l’œil droit donne à mes yeux un côté semi-fatigué du soir au matin. Je suis chauve depuis mes trente ans, alors une casquette Gavroche me protège du soleil. Enfin, j’entretiens une barbe grisonnante et clairsemée sur des joues brunies.

 

Je pense au message lu sur mon smartphone et refuse de me laisser intimider par le commentaire assassin,  illico effacé, que j’ai découvert sous l’une des vidéos de ma chaîne. C’était «  succès fou » de Christophe, cover que j’avais posté en 2017 à l’attention de Luisa. Une notification la veille de mon voyage me promettait un supplice : « si tu continues, je te plante »…

 

Ne prenant pas la promesse au sérieux, je quitte mon appartement, sprinte tel un dératé pour rejoindre la gare centrale de Mulhouse, prolonge ma nuit dans le TER pour finir par débouler à 9h08 Gare de l’Est. Je dois ensuite glisser plein sud, via un TGV à Montparnasse-Bienvenue ; mais pas avant 14h15. 

 

Habituellement, mes heures à Paris sont dévolues à mes filles vivant là-bas. Ce dimanche-là la capitale n’est qu’un transit, mes filles s’étant éparpillées travers monde. Caroline, au moins jusqu’à l’été suivant, en exil scolaire à Taïwan ; Marie, elle, trottine depuis quatre mois entre Philippines, Japon et Guatemala, en de longues vacances pour des réponses à trouver. Je me sens épuisé, regrettant les encouragements répétés que je trouve désormais inconséquents. Je les découvre cruels, mes beaux discours et mes incitations à voler de ses propres ailes. Mes invitations aux longs voyages.  Je ne veux penser qu’à la fin du jour, au moment où je dormirai en Dordogne, entre les bras d'Angélique.

 

En attendant, faut meubler le temps en pointillé entre deux gares parisiennes, et c’est pour cela que je décide de flâner sur les quais. Mais les quais, ce n’est pas une lubie soudaine. Depuis l’enfance, les vies engoncées dans les livres me semblent un ruban merveilleux du possible, si ce n'est en réel du moins par procuration. Pour être précis, l’idée de barboter sur les quais m’est venue après la lecture des « chats éraflés » de Camille Goudeau. Le roman m’a plu et l’autrice, selon sa page Wikipédia, tient une des fameuses boîtes-librairie longeant le fleuve. J’escompte bien pouvoir lui parler un peu, voulant la remercier pour Soizic, Bokné et Catherine, nouveaux amis m’ayant accompagné deux journées complètes sur mon sofa.

 

Toutefois, malgré le soleil déjà chaud et l’envahissement progressif des trottoirs, la majorité des boites des bouquinistes sont closes à cette heure matinale. Je fais piquet parmi la foule des touristes. Tricote des gambettes sur la place de la Mairie, observant des pigeons gros et roucoulant. Badaud microscopique devant Notre-Dame, je prends plaisir à prendre des photos que j’ai prises mille fois déjà et à me gonfler une vanité bien épaisse. Ma bobine devant la Seine. Ma bobine devant la cathédrale millénaire. Ma bobine devant les ponts glorieux. Ma tête en premier plan, masquant tout le majestueux. Sur l’ancienne place de grève, désormais place de l’hôtel de ville, je m’attarde autour de la statue équestre d’Étienne Marcel, prévôt des marchands parisien au moyen-âge.

 

Après quelques minutes, une femme vêtue d’un cardigan rouge ouvre une des boites vertes collées bord de Seine. Hip hip hip trois fois ! J’accoure, n’en croyant pas mes mirettes ! C’est Camille… Une Camille souriante. Je suis son premier client. En habituée, elle remarque à ma manière de la fixer celui qui pense l’avoir déjà vue quelque part. Depuis son premier roman, elle est passée à maintes reprises à la télévision, devinant désormais les timides faisant mine d’être venus par hasard, picorant quelques livres à son étal, murmurant qu’ils ont acheté le sien il y a quelques jours, balbutiant qu’ils ont bien de la chance d’être tombé sur elle presque sans le vouloir… que c’est une chance inouïe… pour finir, ils bégayent disposer d’un exemplaire tout chaud des « chats éraflés » sur eux… que c’est tout à fait par hasard… Camille redouble alors de son sourire volumineux, mélange d’orgueil et de commerce, et propose une dédicace, comme si ça lui faisait avant tout plaisir à elle… Sur mon livre, elle inscrit : Pour Olivier, qui vient sur les quais acheter beaucoup de livres pour l’été. Merci d’être venu. Camille.

 

Durant toute la dédicace, à deux mètres seulement, une tige maigre et dégarnie ne loupe pas une miette de la rencontre, fait office de simili service de sécurité silencieux. J’hésite entre un bouquiniste ami venu épauler Camille et un amoureux jaloux, ici seulement pour meubler les discussions du dimanche matin en cas d’absence prolongée de clientèle. Au vu du regard scotché sur moi au moment de la conversation, nul doute qu’il s’agisse d’un oiseau protecteur, et que maître corbeau sur ses jambes perché surveille son fromage… C’est à mon tour de sourire. Je conçois la fable, Camille étant éperdument charmante… Le livre en mon bec, je pars grandes enjambées rejoindre la foule derrière le fleuve, à l’autre rive de l’île Saint-Louis, devant d’autres boîtes vertes débordant… le long d’autres gueules vertes béantes.

 

Depuis les ingrédients sur la boîte d’un Camembert, jusqu’aux romans les plus admirablement écrits,  je lis absolument tout ce qui tombe devant mes yeux. Je m’agrippe aux écrits comme à des bouées de sauvetage, des pierres de Rosette de ma propre existence. Etrangement, c’est une première mon passage devant les bouquinistes de la Seine. Maintenant que je suis là, ça semble hérésie et honte gigantesque de m’y être jamais noyé avant.

 

Transpirant grosses gouttes, une foule de vacanciers jette son corps humide sur les terrasses de limonadiers. Moi, je musarde toujours les bouquinistes, je regarde ma montre et constate avoir encore trois heures pleines devant moi. Je touche le papier jauni et les vies y barbotant cachées. C’est foison de vies rêvées, ressenties aussi réelles que la mienne, ces dizaines d’ouvrages en rangs d’oignons… c’est pléthore d’oasis… j’ai nécessité impérieuse à m’y abreuver quelques minutes… à m’y lover quelques heures… un jour, goulûment je l’espère, je finirai par m’y oublier une vie entière.

 

Formant la houle autour du trottoir, dix charabias s'entrechoquent, coulent en un robinet noué et continu, une symphonie agréable, une tresse vocale d'où émanent mille stridulations mélodieuses. Apercevant dans une boîte « Ravage » de Barjavel, je me méfie de possibles aéronefs chutant des cieux, d’un blackout inévitable sur l’électricité du monde moderne. Je me dis qu’il faudra bien que cesse un jour, le ramdam tout autour… que les oiseaux reprennent le dessus sur le piaillement des autos, les ondes des radios et les sifflements des canons.

 

Je m’écarte du wagon de piétons embouteillé autour de moi, ouvre large et travers quelques livres, y plonge les mains et les pensées par brassées entières, puis je m’extirpe mentalement hors de la foule.

 

J’ai la certitude d’appartenir à un monde clos. A un monde où chaque humain, chaque pierre, chaque nuage, chaque fleur, chaque bête, est l'amibe d’un organisme commun. La mort ne m’effraie pas, car elle n’existe pas. Pour moi, chaque humain, depuis les grottes et les cavernes, se survit par le double formé des autres, par les souffles se renouvelant à l’infini. Depuis l’aube des temps, je me sens  les autres comme les autres assurément sont moi. Je suis sûr de cela depuis que j’ai lu ma vie étalée dans les livres écrits depuis l’antiquité. Depuis que j’ai reconnu des morceaux de ma propre existence retranscrits dans les nombreux romans, dans les bibles et les parchemins.

 

 

Octobre 2023

 

 

Angélique reprenait le cours de sa vie. Elle avait quitté son mari depuis peu, mais avait espoir de s’entendre, d’être au minima d’accord sur l’essentiel, à savoir les enfants… Son mari et elle s’évitaient soigneusement pour ne pas se montrer une sincérité impossible…

 

Dans les débris du couple, depuis des mois des poisons s’accumulaient tels les restes dégradés de la vie ancienne. Chez lui, les ressentiments formaient des roches sédimentaires remontant plein jour, durs et glacés. Les bonheurs passés n’existaient plus, étaient minuscules, quasi invisibles, enfouis sous des gravats de souvenirs amers. 

 

Dehors, la rivière Isle coulait en un roulis apaisant. Angélique s’y hasardait au crépuscule, goûtant la liberté nouvelle et la solitude douce sous le murmure délicieux de l’eau sur les pierres. Elle souriait au spectacle animé de sa jeune chienne excitée par le coassement sonore de dizaines de grenouilles. Dans le ciel, deux régiments de grues en formation prenaient cap vers le sud. Sans un regard vers elles, son Beagle, queue dressée, essorait son museau contre l’humus, des feuilles humides tapissant le sol. Du chemin se soulevaient comme d’étranges confettis qui retombaient aussitôt que l’animal avait satisfait sa curiosité, son goût de la traque. Angélique n’était sauvée d’une fugue au long cours que par la force de ses bras et la laisse qu’elle tenait avec fermeté. Chaque broussaille, le moindre point d’eau devenait une battue. L’animal alarmé, la truffe mêlée aux feuilles boueuses et trempées, aux fruits tombés se décomposant et au moisi des champignons écrasés, se repaissait d’une odeur de pourriture froide, possédée par un démon puisant sa force aux cadavres de la nature.

 

Angélique laissa davantage de mou à la laisse et retourna aux images qui la travaillaient. Elle pensait à son couple révolu. Aux vingt années closes. Aux souvenirs qu’il fallait laisser fuir sans les gâcher. Ça pouvait quand même pas être aussi désolant !… finir eau de boudin total !… elle ne voulait pas virer le bébé avec l’eau du bain, espérant sauver ce qui pouvait l’être encore. Le bébé, c’était quand même beaucoup de jolis souvenirs et des années heureuses que la situation présente risquait de rendre hideuses. Elle voulait garder un contact apaisé avec son mari pour s’épargner ça. Pour son bien à lui autant que pour le sien à elle. Le problème était qu’il réagissait comme un enfant au jouet brisé… un orphelin dans un orphelinat. Quoiqu’elle dise, c’était barricades et tranchées chez lui. Parfois elle priait en douce. Peut-être… oui peut-être qu’elle seulement s’imaginait ça. Mais elle devait admettre à regret qu’à chaque fois qu’ils avaient échangé au téléphone, ils étaient d’accord sur pas grand-chose. Pas sur l’argent ni sur la fin de l’amour pour commencer. Pas davantage sur les mille raisons du fiasco-naufrage.

 

Angélique voulait fuir les arguties sournoises et interminables. Se disait qu’il serait stupide, horrible, qu’une vie conjugale se résume, au moment de l’autopsie des amours mortes, à un extrait de compte ou à une estimation immobilière, à mille reproches continus, à une litanie de paroles assassines. Elle voulait surtout pas de ça. Faut dire aussi qu’elle était engluée dans la culpabilité grosse de celle qui met les voiles… qui laisse l’autre en plan avec une vie toute cassée. 

 

Lui cependant ne pouvait honnêtement ignorer les causes multiples, les ivresses et les mots durs et froids prononcés cent fois. Il savait son cœur noir et vide, mais refusait la défection de sa femme. C’était vécu abandon rase campagne. Mise à la poubelle de son vieux certificat de propriété. Les dernières conversations, ç’avait été des reproches bégayés encore et encore. Lui, refusant la rupture ; elle, désolée et disant que c’était trop tard. Après, il avait appelé tout bout de champ, sous n’importe quel prétexte, guettant le moment opportun pour revenir maladivement à son mantra infantile : « qu’est-ce qu’il a de plus que moi l’autre ? »… Il refusait toujours de dire le prénom, mais l’autre c’était moi, Olivier. Les rares fois où elle avait dit mon prénom, il était entré dans une colère folle, avait dit qu’elle ne devait jamais plus me nommer devant lui… que j’étais un inexistant.

 

Angélique le laissait parler... écoutait en silence, finissant toujours par dire qu’elle allait raccrocher… que tout ce venin ne menait à rien. Malgré tout, elle savait qu’il était vain de tenter de minimiser sa peine à lui ; savait que ça serait maladroit, quels que soient les mots choisis. Une chose était certaine : elle avait aucune volonté de remonter le courant. Elle ferait plus semblant de rien. Elle voulait se construire de nouveaux souvenirs, sans obligation pour autant d’en chasser les anciens. Elle pouvait pas lui expliquer ça clairement ; il n’était pas prêt à écouter, tout collé comme une moule à son rocher de rancune…

 

Angélique, à l’abri d’un sourire de façade, a vécu longtemps son départ du domicile comme une sorte de péché originel… une nouvelle pomme croquée dans le Jardin d’Eden… une faute impardonnable. Son mari jouait et appuyait avec dextérité sur le bouton « culpabilité » aussitôt qu’il sentait la brèche, la fissure possible dans la détermination de celle qu’il continuait de nommer sa femme. Il rassemblait fissa les erreurs inévitables d’une vie conjugale et les lançait au visage de son vieil amour comme on lance des crachats dans une onde pure pour en altérer la vision. Il voulait la rendre sale, espérant ainsi l’aimer moins. Il ne lui trouvait aucune excuse, l’appelait désormais traîtresse biblique comme Jézabel, ne comprenait pas qu’elle n’abdique pas sur le champ ni ne s’excuse plate couture pour l’effondrement qu’elle avait enclenché.

 

Pas même dévêtu et dans un lit aux draps jamais changés depuis qu’elle avait mis les voiles, ses yeux faisaient comme deux points lumineux dans l’ombre, semblaient mimer un vieux chat malheureux de ne plus pouvoir s’amuser avec sa proie, un matou de gouttière dégoûté de la voir glisser vers d’autres griffes. Il s’enivrait chaque jour un peu plus dans une colère maladive, récitant tel un mantra, sa ritournelle agressive. Dès qu’il était à jeun d’alcool, ébaudi par sa propre nullité, ne parvenant plus à aligner deux idées claires, il promettait de se prouver des choses et entrait dans les accumulations charnelles. Il collectionnait les aventures sans lendemain pour lui faire mal à elle. Pour se rassurer aussi. Il passait d’une étreinte fugace l’autre, sans déplaisir ni plaisir ; se glissait au creux de femmes qu’il méprisait. C’était des coups de couteaux symboliques contre celle qui ne voulait plus de sa peau.  Il espérait qu’elle saigne beaucoup de telles blessures, qu’elle réclame l’armistice.  Pour ça qu’il lui racontait tout en détail au téléphone : les dates, les lieux et les corps. Comme elle ne pleurait pas et restait silencieuse, il pleurnichait dans l’écouteur qu’il l’aimait toujours et qu’elle pourrait revenir demain si elle voulait bien… qu’il pardonnait et l’accueillerait bras ouverts… Il ne voyait pas d’incohérences à suer dans d’autres femmes que la sienne, à le clamer très haut et fort, puis à demander quand même qu’elle revienne... il pensait que tout pourrait toujours repartir de zéro puisqu’il avait promis que les autres chairs n’étaient que des pis-aller. Des ersatz. Des filles de rien. Des aventures faciles. 

 

Devant le silence d’Angélique, gigantesque et meublant tout, il hurlait, promettant qu’un jour il lui ferait la peau à l’autre !... il maudissait le monde à n’en plus finir… Même qu’il lui souhaitait bien du courage, à celui-là, car personne ne la connaissait mieux que lui, sa moitié !… l’autre abruti se rendrait forcément compte très vite de sa méprise !… en tout cas, lui se rassurait comme ça… il ne démordait pas de ça… s’entêtait à pas comprendre du tout le pourquoi du comment. Et puis, pour couronner le tout, il m’avait vu en photo, moi le Bernard-l’ermite !... il avait dit : franchement, ton Olivier casse pas des briques !... En comparaison infantile, il s’observait nu comme un ver dans le grand miroir salle de bain, se trouvant mille fois plus beau !... tellement plus attrayant en chair !... il tendait ses muscles secs comme une bête de foire, bloquant sa respiration jusqu’à tousser par manque d’oxygène. Il ne comprenait pas que la guerre atroce quotidienne qu’il avait fait subir dix années durant était la poudre première pour qu’éclatassent les hostilités conjugales.

 

Pour lui, le renard venait forcément du dehors, comme toutes les bêtes féroces. Il ne s’imaginait pas renard lui-même de son propre poulailler. Dix fois, il avait demandé à Angélique ce que j’avais de mieux que lui et ce qui l’emprisonnait dans des bras plus maigres que les siens. Il n’avait pas envisagé un instant que ce fût lui, la cage. Lui, la prison aux barreaux sales. Lui, la geôle double-tour. Lui, la latrine pleine de pisse. Angélique ne l’écoutait plus quand il digressait sur moi. Elle se sentait offusquée par procuration ; le trouvait dégoûtant de vouloir toujours tout salir. C’était des enfantillages grotesques. Elle lui en voulait de se répandre aussi bas. Elle avait à regret admis bout du compte que son mari vivrait longtemps encore dans ce mélange acre d’égoïsme, de peur de manquer d’elle, d’envie de se venger, de la faire souffrir, de lui faire payer une fois pour toute sa folie supposée.

 

Ivre complet, il l’appelait sur un ton péremptoire, parlait à toute vitesse et n’acceptait plus aucune objection !... il jurait sur sa tête à elle qu’il ne voulait plus du tout qu’elle revienne !... surtout pas même !... la catastrophe que ça serait pour lui !... il ne la voulait plus dans aucun rail… se foutait de ses caprices de quarantenaire molle !... il entrait dans une rage très grosse !... battait des poings contre les portes et les murs !... disait que tout ça était de la faute de l’autre !... de cette pourriture de pourriture !... que c’était forcément cet autre, le corrupteur !... le coupable premier de la trahison !... bref, que c’était moi évidemment qui avait monté le bourrichon à sa princesse… qu’avant, elle avait toujours tout laissé passer : les ivresses immondes comme les paroles fétides. Épuisé de larmes, la voix hurlante et les idées perdues, il raclait du fond de son âme un épais juron se déversant comme un animal mort hors de sa bouche à ordure !... il avait le malheur seyant, plongeait dans sa boue sans fin, jouissait de pensées mauvaises, souriait pour lui-même, le nez dans un verre ou le whisky faisait dix yoyos. Telle une ombre flasque, il rêvait de la voir demain, rampante et suppliante et réclamer son pardon !... il se reversait un verre et jurait qu’elle aura beau vouloir, que lui la revoudra pas. « Y aura aucune armistice ! » qu’il criait dans la maison vide.

 

Il infusait une haine pure. Promettait que l’autre ne perdait rien pour attendre. Qu’un jour tout ça se réglerait d’homme à fiote. Qu’un jour, il le planterait, l’hurluberlu. Chaque verre d’alcool le remplissait un peu plus d’amertume et le vidait un peu plus de son âme. Il ne voulait plus qu’une chose : son malheur à elle. Il multipliait les coups de téléphone et les mensonges, tentait de lui instiller mille doutes, alternait excuses, promesses de ne plus recommencer et insultes lourdes et aboyées comme un mauvais chien. Il voulait la détruire. Toute son énergie, tout son travail de sape irait dans ce but unique : la laisser sur le carreau et suppliante. A partir de là, quand Angélique comprit que tout ça ne s’arrêterait jamais, elle cessa de se sentir au  purgatoire et fut sevrée de sa culpabilité pesante. Elle entra dans l’arène avec beaucoup de munitions de retard, mais refusant de se faire embrocher toute nue ; en tout cas, pas en tendant son popotin défroqué et en fournissant de surcroît la vaseline.

 

 

Janvier 2024

 

 

Dans une chambre de l’hôtel de Coligny de Brantôme, Angélique défait sa valise et rêve aux nuits qui reviennent. Elle sait que je reviendrai bientôt. Depuis des mois, nous faisons  transhumance amoureuse.

 

Les rêveurs sont comme les somnambules. Il ne faudrait jamais les réveiller sous peine de les faire mourir. Angélique rêve et chante à tue-tête sur des guitares, des ukulélés, souffle dans des flûtes légères. Le piano n’est pas pour elle. Trop lourd, trop de solfège avec ses mathématiques par cœur. Angélique lit beaucoup de livres, les pires étant ceux de poésies par lesquels elle voyage en Sibérie, en Océanie ou sur d’autres planètes. Elle dessine ou regarde les nuages glisser dans un ciel désormais pour elle toujours bleu. Elle fait beaucoup et très bien l’amour, avec passion et goinfrerie. Avec un cerisier en fleur, avec une hirondelle du printemps, avec mon corps frissonnant du fruit défendu recouvré. Guère étonnant que ceux qui ne rêvent pas meurent d’envie de nous secouer une fois pour toutes, de nous réveiller abruptement et de nous faire périr.

 

 

Mars 2024

 

 

Je décide de retourner en Ardèche chez Gary. Ada n’y est plus. Elle a foutu le camp dans son Inde comme elle l’avait promis, mais y est resté deux semaines seulement. Ensuite, elle a décollé pour Hambourg et a posé pour longtemps une tente sur le terrain paternel. Deutschland uber alles…

 

J’arrive la gueule enfarinée chez mon ami. Je ne sais que lui dire. Il a maigri et pris du poil blanc aux joues. Il semble au bout de son âme. J’espère n’être pour rien dans cet enfoncement en lui-même. J’espère surtout qu’Ada n’a pas trop psalmodié.

 

Gary, je le retrouve plus obscur qu’avant. Il dit qu’il vit au bord d’un océan d’arbres comme d’autres au bord du ciel. Est allé dans sa forêt comme d’autres se font Trappistes. Veut se connaître et s’approfondir. Gary promet qu’il a choisi définitivement le plein nulle part de la forêt ardéchoise. Dit que ses rêves sont morts et qu’il accepte, puisque c’est ainsi, de végéter dans sa bicoque de trois siècles ébranlée au creux de cette cuve montagnarde, piquetée d’un peuple de châtaigniers fossiles, de chênes pubescents, de hêtres, de pins et de douglas.

 

Il dit qu’avant son embastillement dans la forêt, il a été un homme somme toute dans la norme. Avec peut-être une vie amoureuse cahoteuse, mais enfin… rien qui ne le prédestina à l’isolement extrême. Cette décision a selon lui été mûrement réfléchie. Depuis des semaines, lui revenait sans cesse cette phrase de Cioran : « Nous faisons toujours librement ce qu’il est fatal que nous fassions ». C’est désormais sa prière du soir dit-il, me fixant curieusement. Il dit qu’il en est arrivé là, à l’aube de sa cinquantaine, à l’heure des bilans « milieu de vie », ces folies ou délivrances, selon que l’on se place d’un côté ou de l’autre de celui qui les impose. Il précise que lui n’a jamais rien imposé à quiconque. Il me regarde et dit que les hommes ont toujours au bout du compte un peu l’air de ce qu’ils vendent. Sa première idée avait été de fuir dans un monastère grec. Je l’écoutais intrigué, savais qu’il avait plongé tête première dans les évangiles apocryphes… ceux de Thomas et de Marie-Madeleine surtout… avait abimé yeux et paupières des nuits entières sur la mystique hindoue… le chamanisme et des croyances presque toutes oubliées. Il me devinait et dit que les mois de décryptage lui avaient appris que chacun correspond à un territoire, que personne ne peut renier sa géographie, que l’essence des pierres et des forêts de notre naissance sont les empreintes digitales de notre âme. Tout cela l’a ramené au christianisme, à la longue hérédité d’une civilisation deux fois millénaire. « Mais je serais toute ma vie très mauvais disciple, marmonna-t-il… j’ai impossibilité à tendre l’autre joue… »

 

Il déclare sa vie claustrale mieux que rien. A emporté avec lui des souvenirs, comme des animaux muets. Il dit que le corps féminin absent engendrera une mélancolie douce, qu’il aspire aux retrouvailles charnelles. C’est nécessité humaine ; aucune lutte à faire contre ça. D’ailleurs, il me dit penser souvent à Ada… à cette nappe de cheveux tombant sur des épaules blanches… à la jupe en coton où étaient prisonniers après de longues journées de marche dans la prairie, des odeurs de gentiane, d’orchis, de genêt ou de trèfles… Parlant d’Ada, ses yeux paraissent deux vitres inondées. Sa fuite isolée dans la montagne vient de là. D’une opportunité sentimentale qui a mal tournée…

 

Il me regarde et parle de Sarah pour savoir si j’ai des nouvelles… De Sidonie aussi. Il plaint Luisa qui se morfond en Espagne. Et Ada… quand reviendra-t-elle, si jamais elle revient ?… il dit ne pas vouloir savoir pourquoi elle est partie sans retour. En colère et en larmes, il demande ce que je veux faire de ma vie à la fin ! Demande si je fais exprès de bousiller celle des autres au passage… Il demande où je vais et ce que j’attends pour retourner en Alsace.

 

Faisant mon sac je réponds que juillet prochain j’irai rejoindre définitivement Angélique en Dordogne. Que mon tourbillon ibérique est mer morte et que je ne veux plus y patauger… Pour Sarah, bah… je sais fichtrement rien d’elle depuis des années ! Que pour Sidonie, c’est pareil. Mais qu’Angélique c’est différent, j’en suis certain. Gary sourit et dit que c’est bien joli d’être sûr… qu’on ne sait jamais de quoi demain sera fait. Qu’il l’a appris à ses dépens !… que je serais sage de filer tout de suite. Il termine en disant : « tu me raconteras ça une autre fois, là je peux plus t’écouter »… En me regardant sortir, je vois dans son œil le lycéen absolument violent du temps de l’adolescence… Gary a benné tous ses drapeaux blancs élimés et me promet qu’on se retrouvera bientôt.

 

 

Juillet 2024

 

 

Brantôme est poinçonnée « lieu de love-boat ». Angélique et moi y avons passé des nuits enfiévrées pour consommer notre idylle. C’est devenu balade régulière, en bonus des retrouvailles chez elle. Y a dans ce périple une St-Jacques de Compostelle : n’y suis-je pas assidu à prier ses petits seins ?

 

Je n’oublierai jamais cette semaine de juillet 2024. Ce début d’été fut lourd et les orages éclatant tout bout de champs empêchaient de nous trimbaler trop loin hors du village. Nous dormions des matinées grasses et méritées, fruits de nuits sans sommeil. Les tours à pied le long des rues pavées nous laissaient deviner sous les lumières jaunes, comme un halo de moyen-âge s’exhibant grandiose face à nous. L’abbaye tout à côté de l’hôtel paraissait un mélange de forteresse, de cathédrale et de grotte préhistorique. Un petit pont de pierre enjambait la Dronne, rivière serpentant au creux du village, et en isolait certains bouts, comme un village découpé en puzzle. C’est ici, paraît-il, que la Dronne est la plus belle. C’est en tout cas la promesse gonflée d’orgueil des feuillets pour visiteurs néophytes. C’est sur ce petit pont de pierre que nous primes notre ultime photo. Après les au-revoir habituels, les baisers langoureux et les larmes roulantes, nous avions convenu du prochain rendez-vous pour septembre.

 

Mélancolique, j’avais regardé Angélique démarrer son auto et quitter l’hôtel. Il me restait un dernier souhait avant mon propre retour : acquérir le petit couteau fait main, canif régional, bel objet que j’avais vu avec Angélique la nuit dernière, alors que l’échoppe était close. La réclame vantait derrière la devanture un canif de poche aux nuances très ensoleillées. « Façonné dans notre coutellerie artisanale en Périgord, ce couteau original est composé de cinq bois locaux et exotiques aux propriétés multiples : l’Olivier apporte brillance et éclat grâce à ses veines dorées. Le Padouk et le Wengé, bois plus denses, ajoutent une touche d’exotisme. Enfin, le Buis et le Chêne donnent naturel et luminosité ».

 

J’étais en désir devant le canif multi-essences. La vendeuse sentant une carte bancaire disponible, précisa que la lame guillochée est d’un acier inoxydable… qu’elle peut être remplacée par un acier carbone si je souhaite… que je pouvais y faire graver un nom de mon choix… ça prendrait pas plus de quinze minutes pour un supplément minuscule… Je cédais à mon impulsion et demandais de graver « Angélique » sur le couteau. Je patientais quelques minutes et un malaise grandissant se fit jour. La désagréable sensation d’être épié… qu’une présence hostile, une âme noire, fut parmi ces armes blanches. Je regardais autour de moi, mais il était clair que j’étais seul. Quelques passants pressés glissaient sur les trottoirs obscurs, mais la présence inamicale persistait dans sa menace imminente. Une fois le couteau dans la main et en poche, je fus presque rassuré. Je résolu de le serrer dans ma paume jusqu’à la voiture. Je me dirigeais grandes enjambées vers le parking de l’hôtel. 

 

L’impression lugubre me suivait pourtant toujours pas à pas, et j’avais hâte de fermer double tour ma portière de voiture. Il restait encore à passer sous une allée bordurée de saules dont les branches lourdes d’eau de pluie caressaient le trottoir, formant quasi une arche entre les troncs et le pavé. C’est à ce moment qu’on m’a flanqué un grand coup sur le crâne. Je me suis étalé et une flaque rouge me faisait une curieuse chevelure. Je voulus bouger, mais ne su pas. Je voulus voir ma blessure mais sans pouvoir faire le moindre mouvement. Etrangement, toute douleur était absente. J’étais le nez contre le sol et une main fouilla nerveusement mes poches. N’y trouvant rien, elle ouvrit ma main avec un grognement de satisfaction et en retira la belle lame de neuf centimètres.

 

C’est là qu’une abeille me piqua.

 

 

Carré F, Rangée 7

 

 

Il est temps d’avouer mon secret. Le pourquoi du comment j’ai abandonné coup sur coup mon boulot et mon couple. C’est limpide. Comme abracadabra salvateur, j’ai sorti six bons numéros  de mon chapeau. Un billet gagnant de loterie. Un Euro-millions inespéré. On dispose d’une année entière pour encaisser le gain. J’ai oublié mon pactole jusqu’au prononcé du divorce,  mettant un couvercle dessus et vivant sur mes économies. Alors seulement, j’ai encaissé le magot tombé du ciel. Pour ça que j’ai accepté toutes les demandes pittoresques de Sarah au moment du divorce. Que j’ai pinaillé sur rien, laissant tout derrière moi. Fallait que tout ça aille vite, mes économies pouvant guère durer plus d’une année. Comment j’aurai voyagé autrement, sans emploi ni revenu ?… je suis pas téméraire. Sans le pactole, j’aurais continué cul sur la chaise et mon couple crevé. La mort de Sylvain a été l’étincelle d’une terre brulée rendue possible par la tombola et le hasard. Je regrette rien. Pendant une décennie, j’ai mis les voiles et me la suis coulé douce comme un bouquet de fleurs, jouant à l’irréfléchi pour la famille… Les anciens collègues,  eux, donnaient aucun avenir à ma folie. Me voyaient finir clochard… La première  année, Sarah jubilait d’un retour queue entre les jambes pour très bientôt… Avec le temps, elle s’est rempotée dans d’autres bras.

 

Je songe aux années écoulées.

Superpose souvenirs et romans.

Mes vies sont dans les livres, jolies vies entraperçues et le goût retrouvé.

 

Je vois des femmes promener leurs seins comme les vieilles baladent leurs caniches. Leurs seins arrogants ne peuvent pas, n’aboient pas, ne mordent pas. Ces onduleuses ne claquent pas dans mes mains. Elles n’essaient rien avec moi ; je suis zéro pour elles. Elles ne passent pas par ma casserole. Ces blondes rugissent une sérénade ignorant mes lubies passées et fantassines en chair à d’autres canons !…

 

Quelques ivrognes écroulent un corps fatigué au-dessus de moi. C’est la seule humanité m’accostant encore, affaissée sur mon barda froid. Voulez-vous que je vous dise ?... le hasard, c’est rien de plus que l’avenir qui arrive.

 

J’en suis au crépuscule.

Je musarde entre les tombes, léger et ignoré.

L’aube bourgeonne et les néons m’apaisent.

Ami, je pâquerette sous la pierre.

Un train batifole la campagne.

 

Les souvenirs, tels de méchants boomerangs, taillent dans les mélancolies et en ramènent de petits bouillons d’amertume.

 

Perpétuellement fourni, le monde des morts délivre les éphémères.

 

La buée de poussière monte vers les cieux et les disparus lancent un regard vers des vivants indifférents.

 

Des hirondelles ferment le ciel comme autant de fermetures éclairs.

 

Ce paysage pousse à la somnolence.

Des platanes brodés sur les allées s’extraient du sol et glissent sur les regards, aspirés comme des nuages verveine.

 

Depuis le caveau endormi, je broute le silence.

 

Le temps passe, chiffonnant mes souvenirs.

 

Le bruit au-dessus des marbres, est-ce le pas d’un vagabond ou le vent jetant une branche sur les graviers ?

 

Vague de l’océan, un souvenir s’élance et revient à mon marécage, laissant une empreinte troublée. Gravé sur ma pierre, un pétroglyphe vaut tous les discours des hommes verticaux. J’aspire aux rites anciens et aux hommes horizontaux. Pas d’éthique chez moi. Juste une question de gravité.

 

De magnifiques lombrics valsent en Sissi avisées au détour de mon vestige, house-reef étincelant. C'est une effervescence de formes et de couleurs. Escadres de doryphores. Circonvolutions alentour du soleil fait homme. Instant cantique. Il me faut rejoindre le bateau. L’eau plafonne, souffle les nuages assoupis et en ébrèche la réalité. Ma vie, c’est un lac noir, pépite de colère.

 

C’était bien mon enfance. J’agite quelques rêves inassouvis, fais mon cancan et joue des ronds de fesses…

… et puis dès que le soir tombe en grimaces je musarde sous les cailloux.

Vois-tu, je reprendrais bien un dernier rêve…

 

Comme mon grand-père et mon père, je suis mort un douze juillet. Si vous me cherchez, je suis Carré F, Rangé 7.

 

Je brasse un océan endormi dont l’écume en surface est composée de blocs de granit, de terre compressée et de mousses sur les pierres. Parmi les allées gravillonneuses, les marbres cendrés et les bustes dressés, je musarde le vieux cimetière où sont enfouis les restes d’humains, éprouvant ici le sentiment d’appartenir à la longue nécropole humaine

 
 
 

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