Entre l'écorce et l'arbre
- Christian Tritsch
- 15 mars
- 15 min de lecture
1
Colombine est sud-américaine. Du patelin d’Escobar. C’est comme ça qu’elle se présente. Parce qu’en vrai son paternel est aussi franchouillard que possible. Seule la mère est exotique. C’est curieux ce reniement permanent du métissé.
Elle par exemple, se vit avant tout du pays de sa mère. Comme si l'occident était peuplé exclusivement de similis-schnocks ! Elle se vit ancienne colonisée, ne compte plus les humiliations subies... s'extirpe hors du blanc et branle miséreuse… quasi moyenâgeuse. Sorte de résidu inca. Après l’enfance elle a basculé en Amérique centrale par mutation du padré. Derrière les murs hauts de sa villa mexicaine, et protégée par une escorte privée, elle se lamente d’une persécution imaginaire. Elle chouine le paiement au centuple d’une dette morale qui lui serait due, et balbutie des humiliations qu’elle n’a jamais endurées dans sa chair. Lorsque son père le lui fait remarquer, elle s’emporte et joue la mélancolie. Ses représentations lyriques n’ont rien à envier aux artistes des grands théâtres. Elle parle et pleure, au hasard de selon ce qui germe dans sa cervelle… Si on lui dénie son mélo, elle valdingue tout ce qui est à portée de main, devient agressive avec le public récalcitrant. Elle grogne, éclate et proteste. Alors souvent le public n’insiste pas. Il fait demi-tour et laisse la diva dans sa Scala milanaise.
De son double passé latino, elle a gardé le feu et la braise. Après une belle et énième promotion paternelle, elle a suivi le wagon familial, finissant par rejoindre l’hexagone comme on entre en pénitence. L’exil forcé est pour elle une mortification. Elle reste persuadée que tous les autres ne la comprennent pas. Que sa propre famille trahit son sang. Son éloquence au drame l’inspire à rejoindre les associations woke et anticoloniales. Elle aime cette musique, s’y retrouve absolument. Là-bas elle peut continuer à faire ses grimaces affreuses, s’offrir un auditoire conquis. Elle donne des coups de talon et parle de batailles et de guerres ! Elle y avait jamais songé avant, mais maintenant elle se rend bien compte qu’elle préfère les filles ! Pour ça que la cause LGBTQIA+ aura jamais assez de lettres ! Elle se persuade que toute sa vie brimée d’aujourd’hui, comme celles vécues sous le joug avant sa naissance, n’avait que ce but : prendre la tête de la révolte anti-occidentale ! Combattre le blanc, le mâle, le possédant et le coupable. Tous coupables. Elle modifie la fable et crie « si ce n’est toi, c’est donc tes pères ! » Elle imite les révolutionnaires de jadis. Qu’ils furent blancs et possédant ne la perturbe en rien. Elle fait l’ourse ou la gazelle selon la nécessité de ses causes.
2
Simon n’en mène pas large. Il n’a goût ni aux bastons, ni aux furies. Sa révolte est toute intellectuelle. L’énervement et l’incertitude, c’est pas pour lui. Il adore noircir des pages et des pages de programmes, organiser le collage d’affiches et parler longtemps dans les banquets démocratiques, mais l’action réelle lui semble toujours un amoindrissement de la cause. Un affaissement inévitable. Alors l’arrivée de Colombine dans son groupe, c’est vécu idylle gracieuse ! Il l’écoute pérorer et abattre les barricades pour bientôt. Il répète tout ce qu’elle dit dans une forme de mimique pour lui-même. Il imite et laboure le sillon. S’infuse en elle. Devient une sorte de valet de plume. Il lui écrit de jolis discours qu’elle apprend par cœur. Simon est le publiciste de Colombine. Il lui écrit des tragédies qu’elle déclame sur les estrades. Sa malice fait merveille. De méchants bravos éclatent toujours quand elle lève le poing.
3
Boris, lui, est fils de paysans et d’ouvriers sur mille générations. Il est la quintessence de pour qui la lutte est faite. C’est pourtant le moins révolté de la bande. Les autres décrètent que c’est parce qu’il est idiot ! Et qu’il faut faire le bonheur des imbéciles malgré eux ! Lui les a rejoint par désœuvrement. Et aussi parce que c’est glorifiant d’avoir trouvé un motif aux gifles et poings qu’il distribue depuis des années. Avant, il pensait sottement qu’il volait par envie et fainéantise. Qu’il voulait pas perdre son temps dans les usines ni attendre un mois et plus pour s’acheter une trottinette électrique ou le dernier IPhone. Maintenant il est convaincu par eux que c’est juste par goût de la justice sociale et que ses larcins n’étaient rien d’autres que des impôts particuliers appliqués avec raison.
Boris détache chaque syllabe du mot complotiste quand il l’entend. Tout ce qui est dit par voie officielle ou médiatique est un complotisme. Colombine lui a bien expliqué. Les médicaments, c’est les grandes firmes pharmaceutiques qui se gavent et empoisonnent le monde pour mieux vendre l’antidote ensuite ! Les guerres de partout, elle sont encouragées pour vendre des canons et des munitions. Le changement climatique, c’est une guerre qui est faite avant tout aux miséreux. La nature est massacrée par les riches pour appauvrir les pauvres. Parce que la nature est gratuite. C’est aussi simple que ça qu’elle lui a dit. Et les terroristes c’est toujours des résistants ! On a appliqué ce mot aux récalcitrants qu’elle martèle Colombine ! Faut pas croire les tévés et les radios ! Parce que derrière… tout en haut du truc, y a l’homme occidental !… l’homme blanc !… blanc et juif comme pour alourdir la faute ! Boris écoute et acquiesce par facilité. Quelle que soit la raison des rapines et des kermesses, ça lui va. Il veut pas argumenter. Il est pas homme de blablas. Une chose est certaine, et il la garde pour lui : qu’il soit homme blanc occidental lui-même ne lui donne aucune envie de suicide. Il reste dans la troupe pour les castagnes régulièrement organisées sur les trottoirs et pour les vitrines brisées et dévalisées. C’est ça son rôle. Mettre une cagoule, s’habiller de noir et courir en groupe avec des bons copains rigolards.
4
Farid est à Science-Po. La fine et discrète politique ne l’intéresse pas. Il n’a pas pour ambition de finir sous-préfet ou assistant parlementaire. Ministre ou député encore moins. Il sait qu’il devrait trop concéder de choses… accepter trop de renoncements. Il devrait prononcer des discours inécoutables ! Il ne va d’ailleurs presque plus à aucun cours. Il est persuadé que les vrais étudiants ne mettent jamais les pieds à leurs cours. Quand Colombine lui a dit ça, ça lui a semblé sourate du Saint Coran. La vraie littérature, la seule poésie qui vaille, c’est la chanson révolutionnaire au milieu des pavés et des défilés ! Le seul marathon possible, c’est entre la place de la Nation et celle de la Bastille ou de la République.
Les professeurs l’encouragent d’ailleurs. Ils sont l’autre moitié de la farce ! Ils annoncent des cours auxquels ils conseillent de pas se présenter. Les chaires des Facultés et Instituts foisonnent de ce jeu de chaises musicales. De profs qui regardent derrière les carreaux la relève de leur jeunesse éteinte reprendre le flambeau des illusions trahies. Les jeunesses gueulantes dehors avec fanions et piquets sont leur dernière chance de faire semblant de pas avoir perdu la foi dans la gauche et la morale juste. Ça les console du banquet où ils ont mis les pantoufles sous la table ! Ils sont vivifiés par procuration.
5
Souad est palestinienne. Elle a grandi dans un camp syrien et à filé à l’adolescence vers la France. Ses parents n’ont pas connu la Nakba, la grande catastrophe. Il faut remonter à ses grands-parents pour ça. La Nakba, c’est l’exil des habitants des occupants arabes de ce qui deviendra l’État d’Israël en 1948. En prenant ce bout de territoire, les survivants des camps de la mort ont foutu pied au cul à la populace autochtone voyant le grand remplacement d’un mauvais œil. Le grand père Muhammad a déguerpi vers la Jordanie. Son fils est allé en Syrie, dans un camp qu’il pensait plus sûr par la générosité du satrape Assad. Il s’y est marié avec une réfugiée de Gaza et ont fait camping dans le désert. Trois garçons et une fille ont agrandi le caravansérail familial. Quinze années ont brûlé sur ce four.
Après le divorce de ses parents suite à une application trop répétée de la charia sur la chair de sa mère, Souad a suivi sa maman battue vers le pays des droits de l’homme. Le papa a laissé faire, lassé de l'épouse déjà vieille, gardant pour lui les garçons. Les femmes pouvaient bien glisser loin de ses poings, il n'en avait cure. C’est comme ça qu’elle sont arrivées en Normandie.
Souad a vite saisi le bon parti à prendre. Avec sa caboche d’algérienne, elle pourrait jouer toutes les cordes de la colonisée en quête de revanche. Peu lui importe si la France l’a sauvée ainsi que sa mère. Peu importe l’école publique gratuite et les aides sociales reçues. C’est vécu comme un dû, pas du tout comme un don. Pour ça qu’elle s’est tout de suite bien entendue avec Colombine. Elles s’encourageaient la vie de martyrs et le théâtre carton pâte.
6
On était en pleine crise mondiale. Poutine avait envahi vingt pour cent de l’Ukraine depuis février 2022. Il avait annexé la Crimée en 2014 et avait rajouté quatre Oblasts nouvelles à sa gourmandise. Les télés zoomaient sur les avancées russes et sur l’efficacité des jolis canons Caesar français ou des chars Abraham américains offerts aux ukrainiens. C’était devenu vitrine morbide et foire au commerce grandeur réelle. Chacune des parties au conflit exagérait les pertes humaines en face, mais fallait bien reconnaître que malgré la résistance ukrainienne, le grignotage russe était constant. Ça durait depuis trois années déjà ce ramdam militaire. La Chine, la Corée du Nord et l’Iran aidaient plus ou moins ostensiblement Poutine. L’occident filait dollars et munitions à l’Ukraine. Tout ça se neutralisant sur une ligne de front de 1200 m2 avec amoncellement de cadavres et de mutilés. Pour rien arranger, au proche Orient le Hamas avait le 7 octobre 2023 organisé des pogroms parties et filmé les massacres comme dix halloween destructeurs. Ça avait fait chez eux comme une orgie sanglante et désinhibée. A Gaza, en Cisjordanie et dans nombre de pays arabes, la fiesta avait engendré des youyou et des gloire à Dieu vers le ciel !... Le Hezbollah du Liban voisin avait envoyé des centaines de roquettes en participation au feu d’artifice !... L’état Hébreu envoya son armée et abattit un à un tous les chefs ennemis. La population bouclier ne protégeait rien. Même les otages israéliens n'empêchèrent pas la colère de tomber. Gaza ressemblait davantage à un puzzle ou à un jeu de mikado après le passage de Tsahal. Les immeubles s’écroulaient les uns après les autres, mutant en gravats de béton et d’acier. Les hommes dedans faisaient le mortier. L’Iran voulait pas être en reste et était entré dans la farandole avec 200 missiles se brisant sur le dôme de fer israélite. Au même moment en France, Macron avait subi une déroute électorale énorme aux Européennes. Pour noyer le poisson amer, il avait annoncé une dissolution expresse de l’assemblée nationale. Le résultat fut un pays ingouvernable avec au premier tour une victoire écrasante de Marine Le Pen et de l’extrême droite. Pour contrecarrer la déroute glorieuse, des alliances contre-nature se formèrent où tous étaient d’accord sur rien si ce n'est battre Le Pen. Le beau résultat du second tour fût un pays coupé en trois colères, et un gouvernement contradictoire et mou condamné à ne rien faire pour ne pas subir une motion de censure puis être renversé. Les annonces de plans sociaux, de licenciements toujours plus nombreux inquiétaient une part grandissante de la population. Les accords commerciaux du Mercosur entre l’Europe et le reste du monde menaçaient la survie des agriculteurs français qui refusaient de disparaître sur l’autel de la mondialisation heureuse. Ils avaient remis leurs tracteurs en marche pour bloquer les autoroutes. La SNCF prévoyait une grève vécue normale avec le plan de recul de l’âge de la retraite des cheminots devant rejoindre sous dix ans celui du privé. Pour finir, les gilets jaunes ressortaient des coffres de voiture pour gonfler les ronds points comme l’hiver 2018.
7
Colombine, Souad, Simon, Farid et Boris ne savaient plus ou donner de la lutte. Ils s’étaient donnés rencard à Paris, place de la République où devait débuter la révolution. La foule trépidante assemblée autour de la place commençait à se ruer vers le parcours balisé de barrières métalliques et de compagnies de CRS statiques. La police montait la garde armée de LBD, de grenades de désencerclement et de matraques à la ceinture. Des escadrons de motards faisaient des allers-retours menaçants entre leur position et les premiers rangs des manifestants.
Boris, cagoulé et masquant ses yeux derrière des lunettes de plongée sous-marine, avançait au milieu d’une foule noire de la tête aux pieds. Avec lui il y avait Farid, Souad, et Colombine blottis dans le même accoutrement anonyme. Simon lui était resté installé en hauteur de la place, au tout dernier étage d’un immeuble Haussmannien. Depuis le petit balcon, il parlait à l’oreillette de ses amis via un portable pour indiquer les positions de la police, les possibilités de recul et le nombre approximatif des combattants. Depuis le salon, une télé chaîne Infos trahissait en direct, filmant en gros plan toutes les positions des forces de l’ordre. Simon avait qu’à vérifier avec son œil les indications des reporters de terrain pour avertir ses amis de tout danger imminent. Souad malgré sa cagoule noire était reconnaissable comme le nez au milieu de la figure. Elle brandissait un drapeau palestinien comme avant elle d’autres avait brandi un drapeau rouge de Mao, ou d’autres plus loin encore, un drapeau noir de pirates.
8
Les encagoulés riaient, tressautaient droits comme des I, ne causaient plus ni politique ni colonisation, ni droits de l’homme ni guerres justes ou autres cachets à bonne conscience. La pilule à avaler était faite d’adrénaline et de force brute épaisse ! Les quatre doigts de la main étaient en tête de cortège. Le pouce Simon chantait leur louange depuis le balcon.
Derrière eux, des militants encapuchonnés et adeptes de violence gonflaient les cortèges syndicaux ou ceux improvisés. L’odeur âcre du gaz lacrymogène séparait les manifestants des forces de l’ordre. Boris tout de noir vêtu tenait d’une main un manche de pioche et de l’autre un pavé lourd. Il s’imaginait Maximus dans l’arène ! Gladiateur du 21ème siècle ! Il était heureux comme un pinson d’être là !... voulait presque embrasser les CRS d’exister !... de rendre ce moment sublime ! Il comprenait avec plaisir que sa colère n’avait jamais vraiment disparue. Elle semblait avoir été en glaciation depuis le Covid qui avait vidé les défilés et les barricades… Enfin ! se disait-il, on redémarre les gnons d’ampleur.
Simon depuis son balcon donnait les directives. Quémandait qu’on ne casse pas n’importe quoi. Il en voulait d’abord aux banques, aux assurances et aux agences immobilières, ces cibles faciles du capitalisme. Ensuite aux fast-food et surtout aux McDo. A cause de l’imagerie amerloque que ça trimballe. Burger King et Quick s’en sortaient généralement avec quelques écorchures. Quelques poubelles renversées. Quant aux Kebab, ceux-là étaient ignorés complètement. Les concessions de véhicules haut de gamme était quant à elles des apothéoses. En démolir une relevait d’un remake du Christ chassant les marchands capitalistes du temple. Simon fouillait la société, cherchait les privilèges pour en nourrir ses révolution. Il regardait les dépravations et le dégradations depuis sa tour de vigie du 7ème étage. Il rêvait et tendait les bras comme Di Caprio dans Titanic. Son Titanic à lui, c’était la société toute entière. Il voulait la voir piquer du nez et couler d’un bloc. A son regret, Simon était un homme de registres. Il n’était pas homme de corps à corps. Le contact charnel lui semblait un échange malsain de germes. Pour ça qu’il se contentait de voir tout depuis son Olympe. Qu’il laissait les farfadets minuscules se crapahuter entre eux. Lui, remplissait des cimetières avec des cadavres imaginaires. Avec tous ceux qu’il aurait trucidés avec une once de courage.
9
Colombine et Souad avançaient côte à côte. S’étaient faufilées au devant des activistes pour être sur les avant-postes. Pour ça qu’elles avaient quitté leur cagoule ! Dès qu’étaient apparus les premiers photos reporters de Match et de l’humanité, Souad avait couru tout devant avec son drapeau et son keffieh ! Elle semblait en extase biblique ! Colombine jalouse et revêche avait mal supporté la prise de lumière de son amie. Pour ça qu’elle avait abandonné son anonymat elle aussi. Elle avait fissa rangé sa cagoule dans sa poche et souriait pleines dents, hurlant tous les slogans et reprenant toutes les insultes. Les deux pasionarias jouissaient du mouvement radical et violent. Le chaos et le pillage leur faisaient des images radieuses pour plus tard. Elles guettaient toutes deux les appareils photos en bandoulière et prenaient la pose de la liberté guidant le peuple dès qu’elles voyaient un doigt appuyer. Colombine voulant prendre le dessus définitif sur Souad devant les photographes de guerre, laissa entrevoir un téton blanc comme sur le célèbre tableau de Delacroix. Dans son crâne, elle trouvait que ca rajoutait à sa cause un côté femen la ravissant. Plus d’une fois elles furent bousculées par la surprise créée par leurs arrêts intempestifs. On est cru qu’elles jouaient à mille Jacques à dit. A côté d’elles, des fils de bourgeois s’étaient militarisés et vêtus de noir, transportant des munitions hétéroclites composées de pierres, de boules de pétanque et de cannettes de bières vides. Les petits étudiants blancs se rachetaient une vie de forbans gratis. Ils savaient qu’il était impossible de fouiller tout le monde aux bouches des métros. Ensuite ils arrachaient le mobilier urbain pour gonfler et confectionner leur artillerie. Les mieux organisés louaient des jours à l’avance des Airbnb à plusieurs pour y amasser un véritable arsenal avant le jour J. Avec les applications mobiles, les émeutiers bénéficiaient des meilleurs satellites pour disparaître dans l’anonymat.
10
Farid avait discrètement fuit le cortège. Il avait la figure en ruines, avec l’impression désagréable de s’être battu contre un vieil empire déjà mort. De lui avoir asséné des coups de tessons de bouteilles et qu’aucun sang n’en avait coulé. Il était dépité de constater que la poussière des choses détruites ne devient jamais autre chose que de la poussière. Sa chevelure en désordre tombait pêle-mêle sur ses épaules frêles. Il marchait hors de la foule, à contre-courant et sourd aux mégaphones. Il allait prendre une ruelle qu’il pensait tranquille quand un tir de LBD lui explosa la joue. Il s’écroula d’un bloc, dans un ploc que personne ne remarqua. Il se passa bien quinze minutes avant qu'une vieille femme ne le secoue. Elle se nommait Magda et lui pria de se lever et de foutre le camp sur le champ. Elle criait que cette place était la sienne et que c’est pas parce que les mioches gueulards sont de sortie que c’est une raison de saccager son bout de trottoir à elle ! Qu’elle n’avait rien à voir dans leur Commune ! Que s’il levait pas son cul, elle le collerait au mur des fédérés ! Comme Farid ne bougeait pas plus que ça, elle le roula quelques mètres plus loin, reprenant possession de son pré carré et de son bout de carton ensanglanté. Elle s’allongea dessus, espérant roupiller malgré le boucan tout à côté.
M. Wu, épicier de son état, était sorti de son échoppe pour ramasser Farid agonisant. Il l’avait porté à l’intérieur du magasin, puis avec un client l’avait tiré derrière le comptoir. Il tenait son petit commerce depuis trente ans, avait élevé six enfants ayant tous réussi. Pour lui, secourir cet oisillon tombé du nid était une question ne se posant pas. Il lui avait frictionné le visage, l’avait passé sous une eau claire et froide, lui avait dit des paroles rassurantes. Que tout irait bien désormais. Et que l’ambulance était en route.
11
Sandrine et Maxime étaient d'astreinte depuis l’aube. Leurs congés avaient été annulés pour cause de grande manifestation. Les services de renseignement savaient de source sûre que ça virerait au massacre. Pour ça que tous les hôpitaux avaient rapatrié leur personnel. Sandrine est infirmière au service d’urgence et Maxime est brancardier. Ils se sont rencontrés à l’hôpital et se sont mis en couple lors de la dernière fête de Noël. Ils avaient dansé et bu, puis s’étaient embrassés. L’idée d’être ensemble leur parût naturelle, tant par l’attrait physique que par les horaires partagées. Surtout par la misère du quotidien impossible à comprendre lorsque l’autre moitié ne vit pas les accidentés de la route, les beuveries finissant mal, les rixes ensanglantées, les moribonds ramassés plein hiver et les vieillards seuls dans une chambre d’hôpital.
C’est Maxime qui avait conduit Farid ici. Il lui avait parlé dans l’ambulance après avoir remercié l’épicier pour son humanité. Le brancardier ne se résolvait pas à son rôle de porteur. Il aurait voulu soigner et guérir. Faire de jolis diagnostics et voir de l’admiration dans l’œil des familles. Mais il avait échoué par deux fois à l’examen et avait abandonné. On lui avait laissé le choix entre brancardier et aide-soignant. Entre porter les malades ou laver leur cul. Il avait choisi de faire travailler ses muscles.
12
Souad philosophait devant trois micros. Y avait RTL, France Inter et aussi BFM. Elle minaudait son spectacle d’apocalypse à venir si on faisait pas comme elle dit. Que tout le malheur venait du blanc et du colon. Que tout blanc est forcément un colon, par goût et par héritage. Que la faute des pères glissent sur leurs enfants pour mille générations. Que ça serait bien temps de commencer à rembourser au centuple et avec intérêts. Elle vivait un gai Monopoly dans sa tête où tous ceux qui pensaient pas pareil qu’elle passaient par la case prison. Le curieux dans ce théâtre c’est que derrière les micros c’était sa cible, du blanc tout transparent et transpirant. Ces agneaux dodus couraient joyeux vers l’équarissage promis avec des sourires ravis. Qu’elle leur aurait craché au visage que ç’aurait pas été pire. Mais ils acquiesçaient heureux d’avoir de belles images à montrer et de jolies sentences pour le prochain point info de leur marque. Ils disaient des mercis multicolores à la jeune drapée de son drapeau martyr. Elle, après ses laïus, cherchait vite un autre point presse à faire ou une croix pour s’y clouer en spectacle.
13
Simon avait perdu de vue ses amis. Ils avaient été gobé par la foule enveloppante et le couvercle du gaz s’était refermé au-dessus. Il demandait de leurs nouvelles et personne répondait. Il se doutait que Boris était occupé avec sa pioche et ses pavés, qu’il jouait sûrement sa petite guerre et n’avait pas de temps libre pour la parlotte… mais pour Farid, Souad et Colombine il était inquiet. Ce silence n’était pas à leur programme. C’est lui qui était sensé cheffer depuis son promontoire. Il avait l’impression qu’on lui volait un bout de sa révolte. Que les autres partageaient pas les paillettes et les guirlandes. Ses pensées faisaient des bourrasques. Il voulait descendre de son balcon, sortir une épée de son fourreau et courir sur le toit des voitures… mais comme à chaque fois, sa volonté pliait devant son absence de courage.
14
Colombine saignait beaucoup. Dedans et dehors. Dehors, parce que dans un remue-ménage grandiose, ceux derrière elle l’avaient fait basculer, lui étaient passés dessus sans vergogne effrayés qu’ils étaient par la 4ème charge de gardes mobiles. Dedans, car toute sa pose carte postale s’était écroulée. Elle avait crié pitié aux CRS et aux émeutiers l’écrasant. Dans la cohue, les photographes même avaient décampé. Y avait plus ni photo, ni micro, ni orgueil. Deux flics l’avaient tirés de là, la traînant par les pieds jusqu’à un point d’urgence médicale. Elle fut déçue de n'avoir rien de grave si ce n’est une grande coupure dans la vanité. Le soir même, elle fut de retour chez elle après un coup de fil du padré au préfet de police. Elle, dans un bain tiède et avant de passer à table, montait un scénario dans sa tête pour expliquer demain à ses amis comment elle s’était évadée du commissariat, courant et semant facilement ces policiers tellement stupides.
Comments