top of page
Rechercher

Moses, Igor et les autres

Dernière mise à jour : 19 mars


1

Elle avait tout pour être tranquille. Dormait depuis des lustres à l'ombre d'un passé glorieux. Elle est désormais engloutie. Elle, c'est Yei, petite ville de l'ancienne Nubie, posée à une trentaine de kilomètres de la frontière de la République démocratique du Congo. Plein sud du Soudan actuel. Yei fut conquise par le Pharaon Thoutmosis 1er avant de dominer à son tour l'Egypte et de s'effondrer pour devenir au gré des guerres, grecque puis romaine. Christianisée jusqu'au quatorzième siècle, elle s'est islamisée lentement après les conquêtes arabes.

Les anciens Égyptiens appelaient cette terre "le pays de l'arc" en raison de l'arme caractéristique des habitants. Moses s'interroge : par quel sortilège vingt-cinq siècles plus tard les humains d’ici en sont-ils réduits à se battre à coup de pierres et de machettes ?

Faut expliquer les coups d'Etat succédant aux coups d'Etat. Faut dire la pauvreté et le grand désert qui grignotent toujours plus les cœurs et assèchent les hommes. Faut dire aussi les puissances étrangères, Union Soviétique, Etats-Unis et Chine en tête, sautillant de joie, jouant petits soldats avec ce bout d'Afrique ayant pour grand malheur de riches gisements aurifères et, cerise sur le gâteau, une géographie trop stratégique. Pour compléter le tableau faut dire l'armée soudanaise elle-même qui décime et ravage goulûment sa propre population à intervalles réguliers.

Moses Ajok est le médecin principal de Yei. Tout le monde ou presque le consulte. Les uns pour guérir ; les autres pour pas tomber malade. Le bruit court depuis toujours que Roaa, la femme du médecin, est simili magicienne. Qu'en sous-main ça serait elle qui guérit pour de vrai. Que le médecin détient la science des hommes mais que Roaa détient celle des esprits. Alors les habitants font mine seulement de croire au médecin. C'est un cinéma accepté par lui. Moses ne met aucun orgueil dans son savoir, malgré les neuf années d'études à Montpellier en France. Il se souvient de l'arrachement que fut ce départ longue haleine alors qu'il n'était qu'un début d'homme. Il était reparu à Yei, fier de sa réussite, voulant rendre à son peuple la force de ses ancêtres. Les faire égaux à ceux qui étaient autrefois appelés "habitants du pays de l'arc". Ceux-là même qui avaient conquis le Nil et les pharaons. Combien d'années qu'il s'époumonait pure perte ! Les diplômes sont du papier… Moses a bien tenté d'imposer son savoir, de prouver par A + B les bienfaits de la pénicilline, des antibiotiques et des vaccins. Il a abdiqué devant les sourires entendus et l'incrédulité silencieuse. Et puis finalement... peu lui importait ce que pensaient les malades, du moment qu'ils payaient et guérissent. Si le peuple croit que c'est magie s'ils vont mieux, ainsi soit-il. Pour avaler mieux l'amère pilule, Moses se dit que l'effet placebo, après tout, est un puissant médicament, une illusion avec une petite part de médecine.

Depuis l'automne dernier, l'existence vire cauchemar à Yei. Les forces légalistes, les rebelles armées, les groupuscules islamistes… tous ceux qui disposent d'une machette se disputent le pays comme des gloutons dépècent les parts d'un gâteaux. Chacun son tour fait razzia sur la ville. Un jour pour la punir d'être au côté du pouvoir. Un autre pour abriter des rebelles. Un autre par désœuvrement. Un autre pour punir les infidèles. Dans cette macabre loterie, Moses sait la population civile pas valoir tripette. Pour ça qu'il décide de tout quitter direction l'Europe. Il a l'argent pour ça. La désespérance aussi. Relation a un massacre de trop. La semaine passée son père, ses oncles et quasi totalité de ses cousins sont restés sanguinolents et en lambeaux. Sa mère est morte de chagrin et ses sœurs et nièces, au hasards de quelques viols, se sont volatilisées au sein d'un fatras de mercenaires alcoolisés. Moses sait que quoi qu'il dise, rien ne changera le cœur des hommes d'ici. Que désormais sa vie sera enfilade d'enterrements et de misère. Que les médicaments soignent les plaies mais ne les évitent pas. Pour ça qu'il part poudre d'escampette avec sous le bras sa femme Roaa et leur petite Ngapusi. Pour gicler loin du déquillage morbide.

Moses connaît ces soldats dont certains sont des enfants. Il en a soignés beaucoup. Ils ne le détroussent pas complet au passage. Mais il devine que sa bonne étoile est palissante. Que chaque jour le trépas à venir se rapproche. Moses veut pas compter sur sa chance pour sauver femme et enfant. Il regarde sa pauvre Ngapusi, petite qui n'a que cinq ans. Il se dit qu'elle a le droit d'avoir une vie devant elle... Tant pis si elle sera la première de la famille à ne pas grandir au pays de l'arc ! Moses lève les voiles.

Il a raconté maintes fois à Roaa le pays derrière la méditerranée. Incrédule, sa femme a écouté sans envie les supermarchés multicolores, les robinets chargés d'eau continue, les routes bitumées et l'électricité partout. C'est de belles images pour d'autres crânes. Pour elle c'est seulement la paix pour sa fille. Pour Moses, c'est bonheur d'emmener son enfant au pays des merveilles. Le mauvais sort semble se mettre sur pause enfin.

La frontière du Soudan est facile à franchir. Ca sentait le périple fournaise et Roaa avait fait des incantations longues avant de choisir. Il y avait deux options. Tenter une remontée du Nil en partant de Port-Soudan (mais là c'est contrôles et contacts nombreux, multipliant par cent les risques d'arrestation et de détroussage...) ou alors filer vers Al-Uwaynat en Libye... pénétrer le désert Sahara... courir les grains de sable et escalader vers le Nord malgré le risque terrifiant des sbires de Kadhafi tout bout d'champs aux trousses.

Roaa invoque les esprits. Demande aide et protection. Elle dissimule pas la dure méditation à Moses, agrippe la main de Ngapusi et déclare à son époux que le désert est à coup sûr une délivrance !... qu'il ouvre ses bras et n'attend qu'eux !... que c'est par là qu'il faut passer... que tout autre chemin serait leur cercueil.

Moses ne sait que croire. La route vers Port-Soudan est plus civilisée, moins pleine d'insolations à plus finir. Le désert ça semble une roulette russe avec cinq balles sur six dans le barillet ! Mais après tout, les malades n'avaient-ils pas tous guéris ou presque... finalement était-ce la science ou Roaa le médicament ? Moses voulait se laisser convaincre... il n'était qu'un homme après tout. Et si Roaa était réellement transmission des esprits, il serait criminel de braver la sagesse... N'avait-il pas entendu mille fois la mère de sa femme dire elle-même que Roaa était magique... comme elle l'avait été... que ça se transmet depuis l'éternité de fille aînée en fille aînée... que les esprits sortent de ses doigts... qu'il ferait bien d'écouter et suivre son épouse toujours... que des conseils venus comme ça étaient des ordres... Moses avait toujours (jusqu'ici) pris ça pour des délires de vielles femmes, des illusions ou des sornettes de l'ancien temps... Lui est médecin... il a fait beaucoup d'études et de travail pour ça... il a disséqué les hommes et n'y a trouvé que des viscères et des ulcères. Aucun esprit ne lui est jamais apparu. Il aime a rappeler qu'il a eu les meilleurs professeurs de France ! Les grigris d'une Soudanaise illuminée devraient pas devenir sa boussole... Et pourtant... à l'heure où le choix est un choix de vie ou de mort... son âme africaine surgit comme un cataplasme sur la science apprise par cœur. Il se dit que quitte à périr, autant le faire comme ses ancêtres nubiens... Il veut revenir aux croyances du pays de l'arc... Revenir là où son peuple a écrasé les pharaons !

C'est comme ça que Moses, Roaa et Ngapusi, migrants subsahariens, traversent le sahel, filent droit sur la ville de Koufra, première étape avant Tripoli. Ils espèrent ensuite la traversée pour le sud de l'Italie. Et clôturer avec un train pour la France. Ça parait voyage impossible vu comme ça. Ça fait tour autour du monde. Moses achète une auto quatre roues motrices. La famille commence sa transhumance sur des routes cabossées et sablonneuses, avalant les kilomètres sous l'hostilité peu voilée des premiers libyens croisés au gré de leur fuite. Ils mendient de l'ombre au soleil qui torture leur front. Moses ne le dit pas à Roaa, encore moins à Ngapusi, mais il sait trop bien ce que pensent les hommes d'ici. Si officiellement le Soudan est un pays arabe et musulman, c'est queue de comète mahométane. Ils devraient être frères des libyens, il n'en est rien. Au mieux ils sont des étrangers non arabes. Le plus souvent ils sont estampillés nègres, à la cave dans l'échelle humaine. Moses sait trop bien que son diplôme vaut que dalle contre sa couleur de peau. Que son noir soit délavé pas d'ébène ne change rien aux regards. Le racisme n'est pas fille du colonialisme. Le racisme est infirmité première, partagée avec abondance parmi les humains. Il n'y a pas de zone libre de bêtises. De temps béni d'avant. Ni d'éden miraculeux pour demain.

Pendant quelques jours, c'est dans ce fond de désert libyen que mijote la famille Ajok. Autour, c'est l'Algérie, l'Egypte, le Tchad et le Niger. Autour c'est supplices à jamais finir s'ils venaient à s'égarer. La famille africaine est un leurre. ici, il n'y a que des négociants, des soldats et des désespérés. L'auto file vitesse croisière, sans se presser mais sans traîner. Moses voit l'horizon se pointiller de quelques caravaniers qu'il évite autant qu'il peut. Depuis le revival religieux, on ne sait plus sur qui on tombe... Si l'homme qui avance vers vous est un marchand, un promeneur ou un coupeur de gorges. Les sectes religieuses du sahel font légions. Leurs adeptes pratiquent une charia primaire, version taliban, détruisant tout ce qu'ils cachètent impur. Fresques, statues et habitants. Dans leur ignorance, cézigues ne savent pas que le Prophète lors de sa conquête de la Mecque a détruit les statuettes qurayshites, mais en épargnant les peintures murales illustrant la vierge tenant dans ses bras Jésus. Ces experts autoproclamés du Saint Coran ne l'ont ni lu ni compris. Ils détruisent tout. Barbotent dans un enfer qu'ils assignent à résidence pour tous. Ces assassins écrasent tout ce qui n'est pas eux, l'art préhistorique ou contemporain, effaçant sans sourciller plus de cent siècles d'Histoire humaine avec un contentement ravi.

Une gazelle leptoceros accompagne parallèlement l'auto qui toussote. Le ventre clair bondit rapidement, dépassant allègrement le véhicule, semblant l'attendre parfois, marquer le pas. Roaa s'interroge. Ce voyage loin de sa racine est-il nécessaire... la vie et la mort ont toujours fait partie d'elle. Les esprits avec qui elle communique n'en sont-ils pas preuves tangibles !... a-t-elle réellement bien compris la volonté des esprits ?... Elle doute…

Dans le ciel, une hirondelle du désert semble observer l'avancée de l'auto. Ngapusi fait signe à l'oiseau qui disparaît en un point minuscule. Le désert est de plus en plus fournaise. Les vents étésiens soufflant sur la méditerranée se rompent bien avant les dunes blanches et jaunes. Dans la chaleur suffocante et la sécheresse de l'air, à l'arrière du véhicule, Roaa conte à Ngapusi les vérités à savoir, les esprits à invoquer, les anciens à ne surtout jamais oublier. Elle prévient que dans les nouvelles terres qui les accueilleront, les esprits seront là toujours. Elle lui prend les mains et récite en mélopée la prière de la transmission.

Moses fait une halte avant d'atteindre Koufra. Il veut réfléchir à ce qu'il dira si on l'interroge. Surtout, il a grand besoin de sommeil. C'est au moment de mettre son pied à terre que Roaa fut mordue. Une tête triangulaire très caractéristique s'était détachée du sable blond. Un cou assez mince, suivi d'un corps de quatre-vingt centimètres seulement avait plongé sur le tibia nu de Roaa. La vipère à cornes avait ensuite filé toute blinde à reculons, dans le crissement de ses plaques dorsales aérodynamiques. Elle fit encore trois petits bonds, laissant dans le sable des traces en forme de S allongés et parallèles. Ses crochets, dont le canal d'injection est clos sur toute sa longueur, avaient mordu en profondeur. Roaa sut très vite que son voyage à elle s'arrêterait là.

Moses regarde sa fille, la prend dans ses bras. Sentant la poitrine enfantine secouée de sanglots, il a pensé faire demi-tour... que rien désormais n'avait plus d'importance. Puis s'était ravisé car ç'aurait été avouer que sa femme était morte pour rien... qu'elle s'était trompée de route et que les esprits avaient menti, ou pire, que Roaa ne les avaient jamais compris... Que tout était de sa faute à elle !... ou que lui aurait dû s'écouter et transiter par Port-Soudan !... que ce blablata des esprits lui avait joué un vilain tour !... qu'il aurait sûrement mieux valu rester à Yei !...

Pour Ngapusi il ne pouvait reculer, malgré le risque de mourir pareille à Roaa, au milieu du désert... Moses revit le corps démembré de ses cousins, les traces de sangs le long des murs, commença à enterrer son épouse sous quelques rocailles, espérant retarder un peu le moment où le corps serait dévoré par les chacals et les vautours.

Le chemin ensuite fut long, silencieux et quasi sans embûche. Comme si Roaa ouvrait la route depuis les cieux. C'est du reste une des seules paroles prononcées par l'enfant depuis la mort de sa mère. Elle regardait le ciel, disait que l'hirondelle était toujours là, que c'était le signe de Roaa... que désormais plus rien ne pourrait leur arriver... qu'il y avait des sacrifices nécessaires... que l'âme de sa mère infusait en elle pour toujours.

Ngapusi leva les bras au ciel et entama une prière incompréhensible. Les mots semblaient langue nouvelle. Moses ne dit plus rien. Il partageait la tristesse de sa fille et ne voulait pas la contredire. Tout ne fut pas facile, mais quelques semaines plus tard, ils arrivèrent sans encombre à la frontière française. Le père s'était lentement éteint en route. Il parlait souvent tout seul et jetait un regard de pitié sur sa fille. Ngapusi, elle, semblait revigorée, comme pleine d'une force contredisant son âge. Ils furent recueillis quelques mois dans un camp de réfugiés près de Nîmes. Ngapusi courrait souvent seule dans les bois de pins. Elle riait aux éclats et poursuivait son langage nouveau. Les oiseaux, les chèvres bords de route, la regardaient comme un feu follet affolé. C'est dans ces chemins gardois que l'enfant vit pour la première fois une petite fille blonde. Les deux âmes se plurent. La petite blonde s'appellait Edane. Elle avait six ans et vivait dans le village de la Baume. Très souvent, Ngapusi venait jouer avec elle, lui parlait du voyage dans le désert et de l'hirondelle qui la protège. Elle parlait des esprits et des mondes secrets de la nature. Moses, lui, dépérissant et complètement abattu du déracinement d'âme, prit sa fille par la main. Lui dit qu'il devait partir. Que son voyage à lui serait beaucoup plus loin encore. Qu'il devait faire cette route seule. Il dit qu'elle ne devait avoir peur de personne. Que la nuit dernière, Roaa lui était apparue en rêve. Qu'elle avait promis de protéger Ngapusi et de rester avec elle. Qu'elle comprenait et pardonnait. Ngapusi, ses petits bras le long du corps, avait regardé avec tristesse son père disparaître au loin, diminuer dans l'horizon. Puis, se parlant en elle-même avec son nouveau langage, elle avait vu tournoyer dans le ciel une hirondelle qui lui montra le chemin vers la maison d'Edane.

2

Le 24 février 2022, Poutine et son armée post-soviétique envahissent l'Ukraine. Par le Donbass, par la Crimée, par la frontière de l'allié biélorusse. Des colonnes de chars s’apprêtent à faire rase campagne queue leu-leu jusqu'aux portes de Kiev. Les missiles pleuvent et les Verdun fleurissent. L'hiver russe est un hiver ukrainien. Il n'est l'allié d'aucune armée. Il est l'ennemi exclusif des populations civiles, comme toujours quand volent en éclats les systèmes de chauffage, les centrales hydroélectriques, le bois des forêts et les fenêtres des maisons.

A 3400 kilomètres des obus, au moment précis où le ramdam immense est enclenché, un vraquier de 140 mètres de long sur 17 de large, une de ces innombrables usines flottantes chargées ras bord de sable, de granit, de tout ce qui se vend, (à condition que le poids en vaille la chandelle) fait escale dans le port de Saint-Malo.

Il sont dix à bord. Dix otages. Dix prisonniers sans cage. Dix pestiférés. Le capitaine, Oleg Guerassimov est Russe ; tout comme les matelots Nikita Leremenko, Andreï Tchoukov et Constantin Valoutine. Le médecin de bord, Moses Ajok, est Soudannais. Deux Ukrainiens, Oleksandr Zaloujny et Volodymyr Syrsky et deux Biélorusses, Igor Pakjmeltine et Dimitri Ratchouski, complètent l'équipage. Enfin, le cuisinier Razan Doudaïev, est Tchétchène.

Ça fait une semaine que la petite salade russe poireaute piquet de gare, collée comme des moules à la grosse carcasse bleue. Elle ignore quand elle pourra reprendre la mer. La France est le seul pays au monde à avoir arraisonné un cargo de l'ogre slave. Le seul à avoir gonflé un muscle autre que celui de la langue. Le seul à avoir fait plus que faire seulement les gros yeux. Faut dire que Macron, au bout de l'orgueil, a bandé pouvoir faire jeu égal avec le Tsar. Il a pour ça beaucoup beaucoup téléphoné. Beaucoup beaucoup commenté. Beaucoup beaucoup fait de conférences télévisées. Pour pinuts et que dalle. L'autre lui a mis le nez dans la farine et un pied au cul. C'est évidemment ça, la raison toute première du rapt du cargo à Saint-Malo. Une vengeance froide sur ce qui est vécu humiliation mondiovision. C'est gain facile à portée de pognes et à portée de petit pouvoir. Le cargo va se figer dans la mer de la diplomatie plus sûrement que s'il était congelé dans le grand nord arctique. Et les jours passent.

Depuis un mois qu'il plouf là, le mastodonte d'acier fait grosse verrue dans le port de Saint-Malo. La foule lorgniante des badauds est soupe partagée. Y a ceux qui compatissent avec le peuple sous les bombes... qui se délectent de cette prise à l'ennemi... qui gonflent le torse et parlent d'un mini Trafalgar soviétique... qui parfois même attendent une silhouette visible sur le pont pour insulter à qui mieux-mieux, belle chorale infecte et carnassière. Y a ceux, tout aussi nombreux, qui rêvent d'un Ivan le terrible pour la France... qui se foutent bien des slaveries mortifères à des années lumière de leur jolie Bretagne... ceux-là font quelques signes discrets de la main aux naufragés du vraquier... apportent sandwichs et spécialités locales chaque jour ou presque. Quelques crêpes parfois. Beaucoup de cidre souvent. Enfin, comme dans chaque conflit, il y a la masse d'aveugles et sourds m'enfoutistes qui passent sans rien voir. Sans rien dire. Sans rien penser.

Oleg prend l'habitude de s'accroupir sur le pont, dos tourné au port. Il veut pas voir son geôlier. Ses yeux se jettent dans l'horizon plat. Cherchent le lointain comme une bouée de sauvetage. Il ronronne mélancolique ce matin. Sait qu'il ne fait pas son métier de marin. Se sent inutile. Trop immobile. Quand il est comme ça, Oleg rêve d'une possibilité farfelue mais envisageable ; il appelle de ses vœux une prochaine relève. D'autres marins venant prendre leur tour dans sa prison ciel ouvert. Il se doute bien que la grande Russie ne va pas les abandonner tout au bout de l'Europe. Pour l'heure, il est bien forcé de constater que lui et son équipage sont bloqués ici. Il voudrait rentrer en héros. Détourner son propre navire et filer poudre d'escampette avant le petit jour. Mais un cargo, c'est pas un hors-bord... et puis, il sait bien qu'il n'est pas soldat. Que son navire est un vraquier lourd et pataud. Qu'aucune mission autre que marchande ne lui a été confiée. Mais quand même... ici et maintenant... il est la Russie. Il est au minimum un rikiki de la flotte russe. Alors il réfléchit à ce qu'il devrait faire ou dire. Sait aussi évidement qu'en tant que capitaine, il sera tenu pour responsable de toute éventuelle avarie du bateau. Que la France redoute un sabordage idem que celui fait par la flotte française en rade de Toulon le 27 novembre 1942, pour que rien ne tombe dans l'escarcelle nazie. C'est en tout cas ce qui est écrit entre les lignes dans le message du préfet français... comme dans celui de l'affreteur russe. Oleg sourit dans sa barbe. Ces gens ne sont pas marins... ils ignorent proférer une insulte pire que celles hurlées par les frantzuzskiy, ces ridicules et inoffensifs moustiques vociférateurs, ces bedaines alcoolisées des trois premières nuits dans cette toile. Oleg baisse la tête à la pensée soudaine d'une épouse qui l'attend à Smolensk.

Irina Guerassimov est pendue au téléphone... paralysée face à l'écran d'un ordinateur... le reste du temps, elle avale cul-sec les images des télés officielles. Dans son deux pièces de Smolensk, elle radote les bombes... bande d'éclabousser l’Ukraine Nazie... maudit ce peuple voisin qui l'éloigne de son Oleg. Cette racaille ukrainienne qui force son Oleg à somnanbuler sur une plage française... et puis, elle a peur... ça reste un homme... marin certes, mais un homme... il a l'habitude des semaines sans la chaleur des bras d'une épouse, mais quand même... rien ne peut lui extraire l'idée du crâne que là-bas les femmes sont belles... qu'elles ont de jolies robes rouges et blanches... qu'elles sont douces et parfumées... qu'elles ne sont, paraît-il, pas bien farouches, ces femmes-là. Et lui est un beau capitaine slave... Que le trois-mâts de son Oleg soit un vraquier de ferraille et non une frégate de corsaire ne réduit en rien ses craintes.

Oleksandr et Volodymyr, couchés dans leur cabine, ne savent plus trop quoi penser. Ca fait deux mois complets qu'ils sont scotchés ici. Le printemps est arrivé déjà. Ils pensent aux filles de Marioupol, aux soirées de danses et d'amour. De vraies princesses les attendent dans l'Oblast de Donetsk... la mer d'Azov n'est jamais aussi belle qu'avec le collier des bras d'une fille autour du cou. Avec son canif, Volodymyr grave un drapeau ukrainien sur le revers de porte de sa cabine.

Nikita Leremenko est un taiseux. Pour ça qu'il avait choisi la mer et le grand large. Comment il a atterri dans ce coin de Bretagne, il le sait... c'est fuir une fois encore la foule compacte des villes, leurs lumières sales et leurs bourdonnements continus. Le confinement de 2020 lui a paru un répit venu du ciel. Un répit absolument injuste envers lui... il regrette ne pas avoir été à terre alors... avoir passé cette époque bénie sans moindre changement pour lui... avoir vécu son confinement routine sur les flots. Ca le taraude terrible, cette image de villes désertes durant des semaines pleines... il sait bien qu'il aurait désobéi aux injonctions étatiques... qu'il aurait été ivre du silence grandiose... qu'il aurait parcouru les ruelles pour le voir et le croire... pour enfin respirer le monde sans son épidémie humaine.

Constantin Valoutine regarde le printemps s'éloigner. Il se demande par quelle mauvaise science d'hirondelle il a échoué ici. La vie avec la population s'améliore. Les insultes reçues ne sont plus qu'exceptions. Désormais, le vraquier cloué au port fait partie du paysage. L'image du géant d'acier est même vendue en cartes postales. C'est un gag pour touristes. Constantin ne sourit pas. Rien ne l'amuse dans cette pataugeoire française. Les soirs, il regarde en boucle - et sans un mot - (ordre express du capitaine) avec Oleksandr et Volodymyr, ses camarades ukrainiens, les chaînes d'information russes et ukrainiennes. Pour voir par les deux bouts de la lorgnette. Et puis un jour, le gouvernement français a fermé les canaux russes. Exit Russia Today et RT France. La propagande anti-Poutine veut couper le sifflet à celle pro-Poutine. Constantin ne sourit pas. Il sait bien où tout ça mènera. Déjà, Oleksandr et Volodymyr s'isolent dans leur cabine. Une houle géante, comme un tsunami quotidien, se déverse sur les amitiés de quelques mois. Les tensions ont leur regard noir ébène... l'œil du malheur qui perce à chaque tranchée qui se creuse. Les marins à quai, malgré eux, mutent belligérants belliqueux... même si la guerre qu'ils vivent n'est que dans la tête. La tête explose pareille à l'aciérie de Marioupol.

Fin mai. Marioupol est tombée depuis une semaine. Andreï Tchoukov se promène au cœur de Saint-Malo. C'est pas souvent qu'il se risque dans ce pays hostile. Il ne veut pas d'ennui. Sait bien qu'en tant que russe, l'agression sera toujours pour sa pomme. Que le vilain de l'histoire pour perpette, c'est le russe désormais. Pour ça qu'il ne reste jamais longtemps au large dans les terres. Et puis, comme Nikita Leremenko, c'est une bête d'eau salée. Faut pas croire, c'est difficile de vivre sereinement de silences et de paysages vides. Les yeux des français autour du navire russe font comme des lierres, des éclaboussures. Andreï passe avec un regard incendié devant ces badauds attirés par une guerre par procuration... une guerre où eux ne risquent rien. Il hait ces français avec leurs joues gonflées de glaces et de rires ; ils donnent toujours l'impression malfaisante de regagner un zoo plutôt qu'un cargo.

Igor Pakjmeltine et Dimitri Ratchouski, les deux biélorusses, font crêpes au soleil. Le bord de mer breton est mer bouillante pour ces deux habitués de la baltique. Leur pays est terre enclavée, c'est ressenti grand malheur pour eux. Toute leur enfance (ils sont amis depuis toujours) les vacances ont consisté à courir d'Astravets vers la mer la plus proche, à tracer une droite ligne dans la Lituanie pour plonger vers l'immensité d'eau. Ils ne rêvaient que d'océans et de baleines. Dès qu'ils purent voguer en mer, ils quittèrent parents et amis, baluchon sur l'épaule. Pour un retour hypothèse seulement. Ce cargo escale est leur dixième tournée non-stop.

La petite chambre est au premier étage. Une fenêtre s'ouvre et laisse le ciel de juillet manger l'ombre qui était posée là juste avant que le rideau lourd ne soit tiré. Une femme allume sa cigarette et pose un coude blanc sur la balustrade fer forgé. Des gouttes de soleil piquent son épaule nue. De l'autre bras, elle s'étire comme une chatte habituée aux réveils tranquilles... à la gamelle pleine de bon matin... à la chasse seulement par goût du sang et de la vie qui s'enfuit. A la seule chasse qui vaille, la chasse par instinct vital. Elle suit du regard trois enfants bruyants courir dans la ruelle. La nuit fut douce et longue. L'amour charnel est torrent coulant dans ses veines. Elle se souvient de chaque minute au creux du lit défait. De la tête chauve entre ses cuisses. De la sensation nouvelle lorsqu'il prit possession non seulement de son corps, mais aussi de son âme... elle sait... elle sait qu'il sait aussi... tout s'est éclairci depuis que les peaux se sont frottées l'une l'autre... depuis que leurs regards se sont noués la nuit dernière. Rassasiée de caresses et de baisers, elle souffle silencieusement des volutes grises et nacrées. Ses yeux verts luisants se ferment lorsque la fumée est ramenée à son œil par la brise matinale. Un frisson parcourt son dos dénudé. Oleg, derrière elle, l'enserre de deux bras lourds et tatoués.

Razan Doudaïev fait une bouche en "O", il approche ses lèvres sèches de la cuillère en bois. Goûte par plaisir plus que par nécessité. Il connaît sa science. Veut rester simple et traditionnel n'ayant jamais bien compris l'intérêt des plats occidentaux compliqués alourdis par mille ingrédients exotiques. Plats dont les noms semblent des m'as-tu-vu pire que des romans de gare. Plats enfin, où on discerne davantage l'ego démesuré du grand chef cuisinier que la qualité dans les assiettes. Razan écoute bouillir à feu doux la soupe dans la vieille grosse cocotte en fonte noire qu'il traîne avec lui de vraquier en vraquier. Il a refusé dix offres bien mieux payées sur d'autres rafiots, avec de meilleures conditions de voyage. Le gros hic insurmontable, c'est qu'il faille sur ces paquebots palaces transiger avec l'essentiel : les ustensiles de cuisine personnels ne sont pas admis à bord. Et Razan est certain que la moitié du travail, sa cocotte noire le fait très bien toute seule. Par habitudes répétées. Il ne doute pas un seul instant qu'elle ait une âme, sa cocotte. Qu'en fonction des matelots de l'équipage elle choisisse de réussir plus ou moins bien un plat. Pour l'heure, il se pâme devant sa Jijig-Chorpa, soupe faite de viande de mouton ou de bœuf, de tomates, de pommes de terre et de poireaux. C'est un classique de Grozny. Pour l'âme de Razan, où qu'il se trouve, dès que l'odeur familière de cette potée parvient à ses narines, c'est Grozny.

Moses Ajok marche le long du marché malouin de Saint-Servan. Il ne s'attarde ni sur la viande, ni sur les légumes. Fromages et poissons le laissent idem indifférent. Il somnambule sans but, au gré des couleurs et des odeurs, happé par une foule bruissante et compacte, foule des samedis matin, identique à tous les marchés de la Terre. Les mots se tordent dans sa bouche. Voudraient parler avec quelqu'un, mais sa langue reste ankylosée. Ce quelqu'un pourrait être n'importe qui, à condition qu'il soit autre qu'un des neuf comparses du cargo. Cela fait six long mois que les reclus font les cent pas sur la baleine. Six mois que les regards se fuient lentement. Que les idées se perdent très loin au-dessus de l'Europe, entre Bretagne et Oural. Les mots alentours sont des labyrinthes sonores. Des mélodies jolies et variées, mais comme avec un peu de sorcellerie dedans. Moses ne comprend aucun blablata de ce pays, malgré les années passées ici lorsqu'il était jeune étudiant en médecine. Il comprend certains mots et le sens général, mais la nuance lui échappe. C'était il y a tellement d'années... une autre vie... avant une autre vie, puis encore une autre... il quitte le hall marchand. S'éloigne, désabusé, du wagon humain. Dévale les pavés frappés de soleil. S'arrête devant le marché aux fleurs. Il s'agenouille comme pour faire une prière. Il pense à sa fille, oubliée quelque part, à sa femme Roaa, enterrée dans son désert de pharaon. Il s'agenouille davantage, fait une prière islamisante, face contre terre, pour voir moins haut et se cacher des hommes. Pour être seulement hauteur d'hortensias bleus et roses. Les boules forment des poings bicolores. Des flocons géants de parfum. De belles sphères de dentelles.

L'automne ravive le manque du pays natal. Chacun vaque à son inoccupation. À sa solitude lourde. Sur le pont, Nikita Leremenko promène un accordéon désarticulé. Ses doigts rêches courent comme des sauterelles désendolories. Ses bras revigorés par les premières notes s'élargissent et se referment, baillant des applaudissements sans nul bravo. Nikita attend le crépuscule. C'est au crépuscule naissant qu'il veut chanter. Tout d'abord doucement, pareil à l'effleurement du vent dans les roseaux. Le barde est très vite rejoint par Andreï, Oleg et Constantin. Tout ce beau monde entonne un hymne d'antan. Oleksandr et Volodymyr ne sont pas en reste. Au travers du hublot de la cantine... au-dessus de leur soupe tchétchène et du brave Razan... on entend entre leurs dents les paroles soviétiques.

Vole au vent vole chanson légère

Vers celui qui au loin s'en alla

Vers celui qui garde la frontière

Porte le salut de Katiouchka

Mercredi 9 novembre 2022. 14h15.

Oleg, Aleksandr, Nikita, Razan, Andreï, Constantin, Volodymyr, Dimitri, Igor et Moses sont debout face à l'océan. Pour la première fois depuis l'escale forcée, ils barbotent ensemble. Côte à côte. Quasi main dans la main. Ils se traînent jusqu'à la pointe du Grouin. C'est le départ de la onzième Route du Rhum. Les dix bannis regardent médusés des voiliers géants se tendre vers l'horizon. Disparaître sous mille hourras et de grosses olas enfiévrées. Le vieux cargo bleu, lui, calcifie au port de Saint-Malo. Les marins n'espèrent désormais aucun retour. Aucun paradis. Ne redoutent aucun enfer. Ils vivent leur purgatoire comme ils le peuvent. Chaque jour est pareil à lui-même. Le temps s'est arrêté depuis lurette. Ils vivent leur désert des Tartares. C'est évidence limpide. Avec belle résignation. Peu importent les obus et les victoires de Marioupol. Peu importent les bataillons et les tranchées de Bakhmout. Peu importent même les futurs ports et leurs jours en mer. Ils savent comme une révélation biblique, qu'où qu'ils soient à l'avenir, la part essentielle d'eux-mêmes restera clouée au cercueil bleu du large de Saint-Malo.

3

Il est assoupi sur une banquette et n'a plus vraiment d'âge. Moses Ajok roupille là, entre vingt langues en transit. Le roulis sonore des valises tirées par des automates est la seule musique du lieu ; rien ne réveille ce gisant.

Il sourit. Gardant les yeux clos, il se dit que ces gens sont étranges. Ils rient et parlent de soleil, ont des yeux avides de distance et de hauteur. Ses soleils à lui, ce sont les hélices grises sur le tarmac. Soleils assourdissants et tranchants. Ses hauteurs à lui, les tôles ondulées du hall de départ. Ses distances à lui, celles le menant jusqu'à son prochain repas.

Heureusement, quand il y a nécessité vitale à se faire comprendre, il y a la pantomime qui vient à sa rescousse. Les gens voient sa posture. Devinent ses questions. Les généreux donnent quelques euros, les méfiants offrent un sandwich. La masse d’indifférents heureux ne le voit pas.

A l’aéroport de Thessalonique, qui pourrait bien lui prêter attention ? Pour ça qu'il ferme les yeux double-tour. Qu'il compte en pensées les passagers et s’étourdit de voyages. Qu'il regarde en pensées seulement les paquets entiers gonfler les boîtes de conserve.

Il se souvient des odeurs de son pays de Nubie. De la solitude lourde à bord du cargo russe bloqué plus d’une année à Saint-Malo, durant la guerre avec l’Ukraine. De toutes les amitiés évaporées au cours de sa vie de médecin travers mers. Il se souvient des patients dociles du temps où il était docteur respecté... des horizons d’huile et des tempêtes de son crâne... aussi de l’Afrique féerique et belle de son enfance... des petites églises de cambrousse où, avec père et mère, il allait chaque dimanche faire le catholique… où avec les autres enfants, la vie devant lui se promettait longue et merveilleuse... il se souvient de ses années avec Roaa, son épouse enterrée dans le désert libyen, lors de l’exode vers l’Europe Disneyland... Il se souvient surtout de Ngapusi... sa petite fille abandonnée, il y a trois décennies, dans la garrigue. C’était juste après la mort de sa femme, au sortir de la grande traversée du désert libyen. C’était juste après l’arrivée en France. C’était le mieux à faire pour elle, il en reste convaincu, malgré le chagrin-torture-continue. Il se souvient de la grande guerre civile, cause de tout ce malheur. Des espérances étonnement renouvelées.

Moses s'interroge sur le manège de l’existence. Dans l’aéroport, sur les gares ou sur les quais, il regarde la foule faire de très jolies files indiennes silencieuses. Et tout ce monde de se suivre comme des œufs, allant, riant, courant vers les océans lointains, vers des soleils toujours bleus, rêvant de s'abrutir de nouveaux souvenirs et de sable plus doux. Moses ne verse aucune larme lorsque les âmes disparaissent dans les couloirs ou les passerelles. D'autres ont pris leurs places déjà. Et un jour, il en est certain, lui aussi prendra son tour dans la file.

Trois petites vieilles, venues de nulle part, s'installent sur la banquette face à la sienne. Elles l’étonnent car, tout comme lui, elles n'ont rien du vacancier en transit. Elles le fixent et ne parlent pas : elles tricotent. La première croise ses mailles à toute vitesse, semblant satisfaite de l'ouvrage s'achevant ; la seconde tient la pelote de laine de la première en assistante zélée, mais épuisée ; la troisième fouille son sac à la recherche d'une paire de ciseaux.

Moses a vécu mille vies et, sur ce banc de zinc de l’aéroport de Thessalonique, quand il est honnête avec lui-même, n’en regrette réellement aucune. Les endormis de sa vie sont en lui. Ils l’accompagnent avec bienveillance. Moses récite en mélopées pour lui-même les mots du 1er siècle, les mots de l’apôtre Paul : « Nous ne voulons pas, frères, que vous soyez dans l’ignorance au sujet de ceux qui dorment, afin que vous ne vous attristiez pas comme les autres qui n’ont pas d’espérance. En effet, si nous croyons que Jésus est mort et qu’il est ressuscité, nous croyons aussi que Dieu ramènera ceux qui se sont endormis. Nous les vivants, qui seront restés, nous serons enlevés ensemble avec eux dans les nuées, à la rencontre du Seigneur dans les airs, et ainsi nous serons toujours avec le Seigneur. Consolez-vous donc les uns les autres par ces paroles. »

Ces paroles, l’apôtre les a écrites il y a deux millénaires, ici même à Thessalonique. Moses y voit plus que de la coïncidence. Pour ça qu'il ne quitte plus l'aéroport. Il attend d’être enlevé dans les airs. Plus haut que les avions lourds du tarmac.

4

Oleg Guerassimov n’avait pas hésité longtemps avant de s’engager chez Wagner. Il venait de passer plus d’une année en cale sèche tout à l’ouest du continent, dans le port de Saint-Malo, prisonnier de son vraquier avec équipage complet. Il avait fallu des discussions à n'en plus finir entre Moscou et Paris pour qu’il puisse au bout d’une année pleine regagner la Russie. Ça s’était fait en douce, en silence diplomatique, étant entendu que le vraquier resterait lui, réquisitionné aussi longtemps que durerait « l’opération militaire spéciale ».

Les heures parquées en France avait été longues et terribles. L’équipage composé avant le conflit ne pouvait que mal tourner. Russes, ukrainiens et biélorusses en huit clos, c’était poudrière tôt ou tard. Et si l’on ajoute à cela le cuistot tchétchène qui ne cessait de geindre son pays natal et le médecin soudanais semblant pris d’un mal plus profond encore, c’était comme une malédiction affreuse se réveillant soudain. C’était une cocotte minute prête à imploser.

Oleg avait rejoint Wagner par dépit patriotique. L’année de plomb à Saint-Malo à ruminer la guerre dans son pays et son immobilisme forcé avait fait imploser son couple. Et puis, il y avait eu les bras de cette femme dans le vieux port français… les oublis toujours plus faciles… les corps engourdis et les mensonges renouvelés. Il n'était plus certain des causes de son engagement premier. Ne pas faire face à Irina était une raison tout aussi valable que le secours au pays natal. A Irina, il avait simplement dit que Wagner payait bien, que l’argent était nécessaire et que la vie serait plus simple après. Après quoi, il ne l’avait pas précisé.

Et puis l’avion de Prigogine avait eu comme un raté. Tout l’état-major de Wagner avait piqué du nez pour finir dans une boule de feu. L’enquête conclu à un suicide collectif, et Poutine proposa aux anciens miliciens de rejoindre les rangs de l’armée régulière. Il avait peu hésité, n'ayant aucun désir à se suicider lui aussi.

Depuis, Oleg dormait entre deux tranchées, le fusil d’assaut à la main pour se protéger de l’avant comme de l’arrière. Immergé complet dans un mélange de boue et de sang. Le monstre de la guerre avec sa gueule béante replongeait à intervalles réguliers dans le marécage, canines dehors pour se nourrir, furetant émerveillé, un sourire narquois aux lèvres et des pattes sanguinolentes.

Un obus tomba tout près, comme lancé d’un archer d’Artaxerxés. Oleg se sentit comme Leonidas aux Thermopyles, prêt à mourir sur place pour sa tranchée affreuse, luttant comme un Nosferatu pour enrayer la possible avancée ukrainienne. Il s’imaginait debout, transpercé de flèches, avec le visage et les muscles luisants de Gerard Butler, l’acteur héroïque du film 300. Les villages autour de Soledar, empilement de cadavres ciel ouvert, devenaient des lieux sûrs en comparaison de ce bourbier infesté de rats et de boue.

A la radio portative, il écoutait vaticiner Zelensky et Poutine. La réalité avait le mensonge pour monture et sa vie s’empêtrait dans les cordages noueux de la raison d’État qui avance grand galop. Les spartiates allaient à la mort comme à une cavalcade. Guerriers farfelus, l’unité d’Oleg offrit son sacrifice comme des fils d’Abraham, priant pour que Dieu Vladimir, au dernier moment, retienne son bras comme dans la Genèse interdite.

5

« Crr-crr…tapatapata… crr-crr… tapatapata »… ça fait pas rigolade dans son crâne. Chaque nuit, à intervalles réguliers, ce tchou-tchou salamalec la surprend dans son sommeil. La chtouille médiévale enfermée dans sa lignée d’humaine cherche "de qui la faute". Trop fort pour que ça soit un insecte !… trop présent pour que ça vienne du dehors !… juste assez ras de terre pour que ça soit souris d’égout !...

Deux jours qu'Irina Guerassimov reste yeux ouverts dans le noir… guettant !... – espérant quasi ! – voulant constater de visu l’intruse pour l’exterminer fissa ! L’instinct Cro-Magnon est brutal et borné… cesse pas avant la mise à mort de l’envahisseur.

Elle sait qu’elle ballerine le soir venu… mais ignore tout de sa niche. A beau mirer plinthes et parquet, y vois aucune grotte… aucune trace de vérole quadrupède !... trois fois… dix fois… les « crr-crr », les « tapatapata » et puis plus rien. Aucun signe d’évasion.

Irina a tenté la dérisoire savate lancée en direction du bruit, technique moyenâgeuse ne réussissant qu’à faucher son Calathéa. D’où changement de stratégie : faire mine de dormir… garder une main sur la lampe de chevet… attendre les « crr-crr » pour allumer tout de go… elle piaille de débusquer, et le fantôme, et la planque !… et dire que son Oleg fait le rat dans les tranchées de Donetz.

Jusqu’ici chaque mise à jour est bérézina. Pour ça qu'elle budgétise la chasse et se procure deux petites cages… y fourre des appâts gourmands… ambitionne la déroute de la proliférante !... elle en colle une, pile milieu de chambre ; l’autre, porte de la cuisine. Les « crr-crr,… tapatapata » c’est pour elle des battages effroyables !... des roulements de tambours continus !... des vacarmes moqueurs !... elle se sent lynx de la nuit… aménage ses arsenaux… plisse des yeux pour distinguer dans l’arène… hasarde les possibles tanières…

Elle, la bestiole, manigance ses escroqueries… se dépêtre facile des guet-apens… badine autour des cages sans nulle pétoche. Alors vous imaginez l’émotion quand – enfin ! – Irina l’aperçoit s’engouffrer dans sa cave !... plus dupe de sa cavale, elle se régale frénétique du génocide pour bientôt !... Outre les deux cages, désormais face à la tanière, Irina applique à l’intérieur des odeurs fortes !... pour la bête, comme des gaz moutardes de 14 !... quasi des pschitt-pschitt d’holocauste !... là-là-là-là-là !!!... faut la voir valdinguer hors de son hospice !... à toute blinde la p’tite !... quel chrono canon !... Usen Bolt puissance dix !... c’est fusée en orbite !... elle a juste le temps de s’assommer contre les barreaux d’une des cages…

Après deux secondes de gloriole, Irina a comme des remords au-dessus de la dépouille… ose pas trop toucher encore… mais déjà, sent qu'elle vient de pénétrer le monde des assassins… elle lui fait des frottis-frottas sur les côtes… des similis massages cardiaques… va pas au bouche à bouche, mais y a de ça dans les tentatives de réanimation…

Rien n’y fait, elle dépose la victime sur un essuie-tout, la colle dans la poche de son veston et file en courant vers le véto le plus proche. Le doc, après l’avoir écoutée blablater, persifle qu'Irina serait une façon d’hybride de Mère Thérésa et de Klaus Barbie… que les gens de son espèce font de l’enfantillage… qu’après avoir bandé pour le final funeste, elle semble prise d’une faiblesse précautionneuse pour ce rat crevé !... Il crie qu’y perdra pas son temps avec ce tombeau !...

La femme d'Oleg sort dépitée de l’hospice à bestioles… a re des envies de final funeste… des tortures qui la turlupinent… elle fredonne son mépris pour ce toubib à la con !... et puis… quand même... elle comprend que y a que elle à condamner… que elle qui ait été brute de la course-poursuite… que elle qui est nuisible.


 
 
 

Posts récents

Voir tout
Carré F, Rangée 7

Carré G, Rangée 4   Je brasse un océan endormi dont l’écume en surface est composée de blocs de granit, de terre compressée et de mousse...

 
 
 
Entre l'écorce et l'arbre

1   Colombine est sud-américaine. Du patelin d’Escobar. C’est comme ça qu’elle se présente. Parce qu’en vrai son paternel est aussi...

 
 
 
Poésies pour un monde à plat

LES MOTS EST UN JEU Dada révolution bombes à fragments Lancées par des hommes neutres En tranchées les moins pleutres Autodétruisent...

 
 
 

Comments


Post: Blog2_Post

©2019 par Chrishautrhin. Créé avec Wix.com

bottom of page