Pavillon 26
- Christian Tritsch
- 15 mars
- 38 min de lecture
1
Je me réveille de mes rêves.
D’une unité pour malades difficiles. C’est une forteresse avec des murs de trois mètres de haut, doublés de grillage. On y soigne ceux qui sont dangereux pour la société.
Ma vie a commencé pour du bon en mai 1961. Je venais d’épouser Mathilde, rencontrée au bal en avril. J’avais 22 ans, elle 17. Nous étions pressés d’officialiser notre union, tant pour fuir nos familles respectives, des parents alcooliques et des années de coups répétés, que pour nous déclarer enfin une paix ensemble. Dieu fut avec nous, nous eûmes notre premier fils en septembre.
Depuis mes quatorze ans, je fume des Gauloises pour faire amerloque et me donner des années de plus. Comme mis à part mon père je n’ai peur de personne, que je dis toujours ce que je pense, on me surnomme Gauloise sans filtre. Beaucoup ne savent plus même que je suis né Albert en janvier 1939.
J’avais cinq frères, dont deux disparus en bas âge. Aimé est mort de la grippe dans sa première année, en 1932. Adolf est mort-né en 1943. Bien lui en a pris ! Avec un état civil pareil, couplé à la période en question, il aurait hérité d’une existence moquée et orageuse, bouc émissaire désigné d’enfants de collabos, devenus fissa capitaines-résistants-de-la-première-heure, avec l’arrivée des premiers chars alliés.
A la libération, mon père affirmait à la ronde avoir fait là acte de bravoure, avoir joué un sacré tour de cochon à la Kommandantur ! Il riait en contant le décès du gosse au voisinage, aux gens de passages, et aux gendarmes. Il promettait que, l’enfant n’ayant pas survécu, il avait changé exprès illico le prénom initialement choisi en Adolf… que c’était bel et bien un assassinat symbolique de l’occupant ! Que ceux qui l’avaient pas compris étaient des benêts sans subtilité.
Sur le visage de tous se lisaient le doute et l’incapacité à décrypter sa nuance burlesque… Le vieux cessa bien vite de parler de sa blague, et Adolf fut bunkerisé à tout jamais.
Mes autres frères étaient André, né en 1927, Alfred, né en 1934, et René, né en 1936. J’étais donc le dernier, le petit préféré, préposé aux torgnoles du patriarche, aidé avantageusement en cela par une fratrie ravie et complice.
2
A l’entrée de sa vingtaine, René n’eut pas ma chance d’aveugle. Il secoua son baluchon et ses groles crottées, et s’embarqua pour la colonie rebelle. Les sables d’Algérie lui ont piqué les yeux et le cœur. Nous n’avions reçu aucune lettre depuis deux ans, lorsqu’il revint l’âme cassée et la folie en liesse. Le frère que je connaissais est resté dans les dunes, n’en est revenu qu’un monstre glacé.
Ma myopie énorme fut mon laissé-passé pour rester en France. Ma myopie et mon état de père.
Par chance, Mathilde connaissait un petit patron, gérant d’une entreprise de peinture en bâtiment. Elle m’y envoya et je fus embauché illico. C’était les trente glorieuses et le chômage zéro. On pouvait alors quitter sans préavis son emploi, démarrer le jour même chez un autre. Les salaires étaient là pour retenir les démissions !
Mon problème insoluble fut mon éducation forceps à la cogne. Je ne supportais plus aucune hiérarchie sociale, me vengeant sur toutes, des coups ayant plu en averses sur mes vingt premières années ! Heureusement, ce patron était accommodant. Il aurait eu dix occasions de me virer et il ne l’a jamais fait. Pour ça que je ne lorgnais aucun salaire ailleurs ni aucune herbe moins verte. Je piquais à intervalles réguliers mes crises de nerfs, et lui était magnanime et bon prince.
Mon premier fils poussait comme un pied de vigne, avec force. Il envahissait le petit appartement, et ma Mathilde adorée l’amenait presque chaque semaine sur mon lieu de travail pour qu’il puisse voir son père en tenue multicolore. Le patron avait toujours un mot gentil pour lui et une friandise.
Y a pas longtemps, j’ai bu un demi-litre de vin, j’étais malade. Ça faisait peut-être trois mois que j’avais pas touché une goutte d’alcool, j’m’ennuyais parce que Mathilde était là. Le lendemain… Ça j’étais en crise ! Elle hurlait dans la pièce ! Mathilde hurlait, et son cou faisait des veines qui se gonflent. C’était pas la joie. Je suis tombé. Tant bien que mal, elle m’a remis sur le lit.
Ce soir-là, j’eu paraît-il une angoisse très sévère. Alors on m’a mené au pavillon 26.
3
Je m’efforçais de taire mon identité, d’en apprendre le maximum sur chacun de nous. J’étais pour ainsi dire en mission secrète. Choisi par plusieurs gouvernements dont je veux taire tous les noms, ne désirant compromettre personne. Ma mission était périlleuse, d’où ce journal. Si je devais disparaître, que quelqu’un au moins sache la vérité sur ce monde !
J’ai oublié de vous dire, j’ai un don. Je vois et j’entends les choses différemment de vous. Hier par exemple, juste après le déjeuner, j’ai vu cette chose étrange passer au beau milieu du parc : Napoléon et toute sa clique armée ! La gloire à ses trousses et les grognards désabusés. Malgré un beau soleil, il errait livide dans les restes glacés de la retraite de Russie. Peu à peu, ses compagnons fatigués avaient démantibulé le cortège, fuyant sur les bancs ça et là. L’aigle impérial, seul, avait continué à marcher fier et droit, ne semblant craindre ni le froid, ni les cosaques. Pour finir, il avait obliqué derrière un buisson épais comme un Mont Blanc.
Il paraît qu’aujourd’hui est le quinze janvier 1964. C’est mon informateur à la radio qui l’a affirmé. Je veux bien le croire, ne lui voyant aucune raison sérieuse de mentir effrontément sur ce point précis.
Il a annoncé rigolard les quatre cavaliers de l’apocalypse ! Enfin ! Hourra ! Nous y voilà ! Ils arrivent depuis l’Angleterre. En même temps, c’est guère étonnant. Depuis le moyen-âge y avait signes avant coureur… Fallait s’y attendre que les antéchrists soient rosbifs ! Sûrement pour qu’on comprenne pas trop la langue et qu’on se méfie moins ! Ils disent vouloir me tenir la main, et qu’elle m'aime. Je n’ai pas encore découvert ni décidé qui est cette « elle »… Je m’y attèle dès cet après-midi.
Dans le couloir, j’entends une vendetta sicilienne. Les coups pleins la gueule, y a un type qui se braque de quelque chose. Ils sont cinq sur lui à le bourrer.
Il disait rien pourtant, y a cinq minutes encore. Je savais pas son visage, ses cheveux longs faisaient comme un voile. Et de toute façon, son menton fixait toujours le sol. Y a un truc qui lui a pas plu. Ça peut être n'importe quoi, qu’y disent les autres. Y savent pas. Y savent rien. Y savent jamais rien.
Je m’approche pour aider, tout de suite on m’explique que j’ai tort. Qu’y faut surtout pas qu’j’m’en mêle. Alors je gueule pour rameuter une foule. Une foule de témoins aveugles. Je suis pas dingue, je sais bien que je fais aucun poids face aux molosses la bave aux lèvres. Que si je tente diversion ou autre chose, je finirai sanglé et sanglotant tout pareil que le Christ martyr.
On me pousse vers mon coin, je m’en cogne. On m’crie de pas bouger, de foutre la paix et le camp. J’y vais, mets mon bonnet d’âne si ça leur chante, si ça les fait bander de m’humilier de la sorte ! Je sais bien ce qu’ils cherchent, pour ça que j’ai toujours un coup d’avance dans leur jeu.
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Je crois avoir mis la pogne dessus. Le gros lot et la tête d’affiche. Pas sûr, mais y a moyen. Tout concorde en tout cas. Elle est jolie et souriante. Elle est rouquine, petite et blanche de mollets. C’est forcé qu’elle aime quelqu’un ! Reste à savoir si c’est moi. Alors je passe devant mine de rien, fais des allers-retours pendant dix bonnes minutes. Je toussote un peu, m’éclaircis la gorge. Toujours rien, alors je fais trois roulades express pour l’impressionner. Voilà… elle me regarde.
- Bonjour Miss. Vous êtes anglaise, évidement. Si vous voulez, vous pouvez m’appeler Gauloise. Mais chut, pas plus d’indication sur mon identité, ça vous perdrait. Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur ?
Elle semblait à son aise, presque trop :
- Ah, comment te sens-tu ce matin, Albert ?
Punaise, elle m’avait déjà grillé, la londonienne ! Elle avait pas même nié la chose ! Elle faisait partie du complot géant sûrement ! Ou du MI5 ! J’aurais dû le prévoir, c’était trop beau son mirage. C’est bien triste, mais je ne pourrai plus lui parler sans rougir. Je l’avais quitté but en blanc sans prévenir, retournant milieu du parc avec le silence, allumant ma dixième cigarette du jour. J’avais demandé à Betty Boop de ne pas se retourner, et surtout de s’abstenir de tout commentaire désobligeant ou remarque inappropriée, ou pour jouer sa maline. Betty Boop, c’est ma petite Eider apprivoisée. Je la tenais bien en laisse par expérience. Avec les canes, on ne se méfie jamais assez ! Tiens, pas plus tard que le mois dernier, j’avais eu toutes les peines du monde à la retenir quand elle avait vu des grues passer dans les nuages. J’avais beau lui expliquer qu’elle était une cane, qu’elle ne peut mélanger sa race aux grues, que ces choses là ne se font pas, que de plus elle était apprivoisée, rien à y faire ! Une vraie tête de cane ! Il m’avait fallu la force de mes deux bras pour ne pas m’envoler derrière elle. Des enfants avaient ri de mon joli cerf-volant ! Je l’avais privé de sortie une semaine complète après ça.
Depuis le 3 janvier 64, j’étais père pour la seconde fois d’un enfant de Mathilde. Je lui avais offert le seul bien dont je fus propriétaire : mon nom. C’est avec tristesse que j’avais quitté cet enfant à peine né, mais j’étais au service de desseins plus grands. Ma seule petite personne ne pouvait être mise en avant. Faut dire que Mathilde avait prit sa part tout autant que moi, voire davantage. Elle était une alliée efficace. Sinon pourquoi et comment aurait-elle attendue treize mois avant d’accoucher !
Je guettais des indications d’où qu’elles viennent pour ma sainte mission. Je savais que des ordres allaient bientôt m’être dispensés, mais ignorais par quels canaux ils seraient énoncés.
Le général de Gaulle avait fait une conférence de presse ce 31 janvier 64, et il annonçait renouer avec la Chine. L’explication en fut limpide. La Chine est un grand peuple, le plus nombreux de la Terre, une race où la capacité patiente, laborieuse et industrielle des individus a depuis des millénaires compensé le défaut collectif de cohésion et de méthode. Un pays plus ancien que l’Histoire. Il n’y avait rien à redire. D’instinct je mettais mis dans les pas du général.
Justement, un type à l’air jaunâtre occupait une chambre non loin de là mienne. Le soir même de la conférence j’étais allé le trouver pour lui offrir mon amitié totale, jurant qu’en cas de brouille avec quiconque il saurait trouver un allié sûr avec moi. Lui m’avait regardé sans comprendre, ce que j’avais mis sur le compte de la barrière de la langue. Je lui parlais alors en langage des signes, mettant une main sur son cœur, et lui faisant un large sourire pour qu’il accepte cette alliance tactique ordonnée au plus haut degré de l’État.
5
Le docteur Rouffach était entré sans frapper. Comme ça, juste en ouvrant la porte, comme s’il était chez lui. Je lui avais jeté un œil noir, mais ça c’était pour sa galerie. Pour pas le compromettre devant ses fiancées qui le surveillaient comme le lait sur le feu. Chacune portait son prénom sur une blouse, sûrement pour que l’Apollon ne commette aucun impair. J’avais trouvé ça très fair-play des Ladies !
Depuis quelques temps, par de nombreux indices qu’il avait laissé filtrer, je savais ce ponte de mon côté. Que lui aussi avait versé dans ma combine. Il avait demandé en souriant si j’avais pris mes pilules, j’avais répondu en souriant que oui, toutes et d’un seul coup d’un seul ! Dès qu’il avait prit mon pouls, qu’il s’était approché de moi, j’avais murmuré qu’il pourrait compter sur mon entière collaboration, qu’une confiance absolue entre nous était indispensable pour la suite des opérations. Il m’avait fait un clin d’œil, m’indiquant par là que nous nous étions compris, que nous étions sur la même longueur d’onde.
Avant de sortir, le docteur avait chuchoté une traîtrise à l’une de ses fiancées. J’avais l’ouïe suffisamment fine pour comprendre distinctement le mot : bipolarité. Je m’étais retourné en larmes, barricadé dans mon lit désemplumé. Mon docteur venait tout bonnement et sans remord de me vendre comme agent-double.
Le lendemain, j’avais rechigné à participer à sa migraine en groupe. J’avais eu peine à retenir quelques larmes. C’est fou tout ce à quoi on peu penser dans la solitude et la souffrance et là, j’étais obligé de participer à leur causerie, même en restant silencieux, et ça m’avait semblé un réquisitoire terrible contre les psychiatres et leur psychologie.
Le docteur nous avait réuni dans un petit salon à part, soi-disant pour notre bien. Pour se connaître et se parler. Le premier à se confier était un grand gaillard qui disait s’appeler Sandra. Il s’adressa au docteur avec véhémence.
- Je ne mourrai pas dans un coffre ! D’accord, mon pote ! Ce que vous connaissez de moi, vous ne l’aurez plus.
- Je ne vous connais pas, dit le médecin.
- Mon cul ! Tu m’connais, d’accord !
- On va se calmer, monsieur…
Pour adoucir Sandra, il lui avait demandé pourquoi il était ici selon lui.
- Tu sais très bien pourquoi ! Parce que j’ai une solution qui intéresse les PD ! Qui fait des femmes, des putes ! Et moi… moi mon cul, tu l’as jamais vu ! Vous êtes tous passés par la piqûre… vous verrez vos conneries, vos saloperies. Vous verrez tout ! Et ça, c’est garanti par Sandra, ancienne pute du harem, OK ! Enculez-vous entre vous ! On sait qui vous enterre… qui vous brûle. Et toi… on va te brûler !
Après ça, Sandra ou qui qu’il soit s’était avachi sur sa chaise, et n’avait plus dit un mot.
Un jeune homme d’une vingtaine d’années avait pris la parole, un certain Cédric.
- En ce moment, ça va très bien… sauf qu’y a quelqu’un qui a remis un truc dans ma conscience… ça a commencé j’avais six ans. Il m’a mis devant un film… il m’a dit que c’était un film de moto-cross, mais c’était un film X interdit au moins de 18 ans. Il m’a fait sucer sa quéquette… j’avais six ans….
Il se prend pour son père et change de ton.
- Il y a un fils de pute qui a fait bouffer sa bite à mon gamin devant un film de boules !... alors qu’il a dit à mon fils que c’était du moto-cross !... et en plus, il était venu le chercher chez moi !
Le médecin repris :
- Vous avez un enfant, c’est ça ?
- Non, c’est mon père qui a dit de dire ça… et ça fait mal sur le cœur.
- Et là… vous l’entendez votre père ?
- C’est une personne qui parle dans ma tête.
- Et la voix qui parle dans votre tête, vous la connaissez… ou pas ?
- C’est une personne que j’ai croisé, et j’ai eu très peur de lui quand je l’ai vu.
- D’accord. Et depuis, il y a sa voix qui parle dans votre tête.
- Oui, c’est tout à fait ça. Il y a des moments où il me dit « tu te tais ! » Et des moments où il me laisse parler.
- D’accord.
- J’suis pas schizophrène. J’suis pas bipolaire.
- Votre famille pense que vous avez besoin de soins, parce qu’en ce moment, vous ne dormez plus, vous ne mangez plus. On ne peut pas vous laisser comme ça, dépérir et vous faire du mal. Faut qu’on puisse vous aider.
Cédric s’était mis à sangloter.
Le dernier à prendre la parole avait été un certain Toufik.
- J’ai des flottements dans la tête.
- C’est-à-dire, avait encouragé le médecin.
- Y a quelque chose de pas stable dans mon esprit… J’ai agressé mon voisin avec une arme blanche, donc euh… j’aurais pu aller en prison. J’ai été déclaré irresponsable dès le début parce que j’avais mon délire. Je projetais des fantasmes sur une personne, mais à un point très élevé !
- C’était une femme ?
- Oui… j’pensais qu’il était un obstacle à ma relation avec elle. Qu’il était une interférence… parce que je prétendais communiquer avec elle par télépathie. Mais quand je m’adressais à elle, c’est lui qui répondait à travers la cloison du plancher…
- C’était qui cette femme ?
- Une assistante sociale. Elle m’a crevé les yeux.
- Quoi ?...
- Elle m’a crevé les yeux. Elle m’a dit je t’aime avec les yeux. Hélas, tout ça c’est faux. La femme et moi, nous n’avons pas de relation…
- Vous regrettez ce que vous avez fait ?
- Oui… j’ai pas voulu le tuer. Y m’avait rien fait ce voisin. C’est pas de bol pour lui de tomber sur moi, quoi…
Après cet échange de paroles, ces nouveaux visages étranges, j’avais décidé de plus trop quitter mon lit. De ne rien faire. Ne plus bouger, ou juste quand c’est nécessaire pour le corps. Je me sentais « rien ».
Je n’étais pas nihiliste pour autant. Être nihiliste, c’est déjà être quelque chose. Or je n’étais rien. Ce n’était pas un pessimisme, je pensais véritablement, honnêtement, totalement que nous n’étions rien. Aucun d’entre nous dans ce monde. Que tout ce que nous faisions ne servait à rien, si ce n’est à passer le temps. Je ne me sentais pas désespéré, cela aurait des implications négatives ne menant à rien, et je le savais. Je constatais simplement qu’il n’y avait rien à trouver, aucune sortie.
Il avait fallu que je m’habitue aux insultes. Après schizoïde, n’avaient pas tardé paranoïde, schizothymique et hystérique ! C’était à qui cracherait le plus loin, celui dont la glaire serait la plus purulente. C’est pour ça que j’avais relâché Betty Boop. Je la voulais pas témoin de toute cette méchanceté. Leurs pilules d’abracadabra, je les avais avalé pour du bon, et attendais ma mort imminente. Comme si ça suffisait pas, Napoléon et son armée avaient déguerpi du parc, ne me faisaient plus aucun défilé ni reconstitution.
Un matin de printemps, tout ce beau monde m’avait foutu dehors.
6
J’étais revenu chez moi, avec le marmot braillant et l’épouse épuisée. Elle avait dû tout gérer toute seule, et je m’en voulais plus qu’elle-même ne m’en voulait encore, de mes missions soudaines sans explication plausible.
Le lendemain, j’avais repris mon boulot de peintre en bâtiment. Le patron avait été compréhensif et charitable. Il avait un peu aidé financièrement Mathilde en mon absence, et même était passé quelquefois la voir pour lui faire la conversation douce, et s’assurer qu’elle ne manquât de rien. Par scrupules, eux ne m’avaient rien dit. Pour que mon amour-propre n’en souffre pas. Je l’ai su par l’inadvertance et la légèreté des voisins. Vous pensez ! Être en mission et laisser femme et enfants sans ressource !... Vraiment, j’avais eu beaucoup de chance. Je ne laisserai aucun comunisme critiquer les patrons !
7
Le bar allait fermer. J’avais fumé toutes mes disques bleus, et bu je ne sais combien de ballons de rouge. Le juke-box chantait des Hallyday, des Aznavour et des Dario Moreno. Je ne sais pas comment ça a commencé, sûrement pour rien, par habitude ou par trop de gaieté, mais je m’étais retrouvé sur le cul avec un œil au beurre noir. Qui avait commencé n’avait aucun intérêt. Le gars derrière le bar avait râlé puis appelé les flics, rapport aux chaises et aux verres cassés. J’avais fini au poste avec trois ou quatre autres. On avait poursuivi les gnons en cellule, et la flicaille avait lancé les paris sur le combat de coq au vin. Dans ces batailles là, valait mieux pas déserter, parce que le flic perdant en remettait une fournée par déception légitime d’avoir misé sur le mauvais bourricot.
8
Combien il est amusant de rapprocher les visages des animaux qu’ils paraissent ! N’avez-vous jamais remarqué comme chacun de nous arborons des têtes de type animal ? Dans mon enfance j’étais un ours. Désormais je serais plutôt grenouille. Mon patron est cheval, mon épouse est lémurien et mon père est un bouc. Un méchant bouc. Un bouc qui a triqué tout le voisinage. Qui a fait zéro tri dans la ménagerie. Pêle-mêle, tout le zoo y est passé. Ma mère elle fut une tortue sur le dos, sans possibilité de se mouvoir. Son bouc s’en amusait et en abusait. Lui faisait un petit par an jusqu’à ce qu’elle soit flasque et vide de rêve et d’âme. Son bouc battait l’ourson jusqu’au sang avec une ceinture de cuir. Son bouc mit l’ourson en maison de correction à dix-sept ans pour cause d’indiscipline. Toute absence de servilité étant vécu indiscipline par le vieux bouc. Ce n’est pas par effronterie que l’ourson mouilla son lit jusqu’à douze ans. C’est par épouvante de se lever, de croiser le bouc milieu de nuit sur le chemin de la chambre aux toilettes dans le couloir. Parce qu’alors, verre à la main ou pas, il la recevait sa torgnole.
9
J’avais enfourché ma bicyclette comme à l’accoutumé, à toute blinde. Attention, nids de poules ! C’est ce que disait le panneau avant la grande ville. Et c’était vrai. Au fur et à mesure que je pénétrais en profondeur les larges artères au pieds des buildings, de la paille et des œufs dépassaient des trottoirs, faisant comme des mini omelettes devant ma chambre à air. Le bruit des klaxons était recouvert par les cocoricos intempestifs de gallinacés sans scrupules, de pintades colorés se brisant le bec sur le bitume posé tout bout de champ. Les fientes faisaient des collines abruptes et des odeurs méchantes.
Je m’en étais plains à la mairie illico, laissant mon biclou sans surveillance et badigeonné de jaune.
J’avais eu la chance de tomber sur du personnel compétent et réactif. Un grand brun à l’accueil avait alerté son chef, qui lui avait appelé une estafette de police pour remédier à ce scandale. Après leur avoir proposé une cigarette, je les avais remercié, puis étais monté à bord du véhicule pour indiquer la route.
10
Le type jaunâtre non loin de ma chambre était toujours là. Il était resté alité et pâle, sans doute par inadvertance. Je lui avais demandé son nom et il avait répondu Roger. Il avait appris le français avec une facilité déconcertante. La supériorité asiatique n’était donc pas une fable.
Évidemment, Roger c’était un nom d’emprunt, un code pour détourner l’attention de lui et dérouter le contre-espionnage. Il avait quarante-cinq ans et avait une visite tous les deux jours. Une femme avec un bébé. J’avais compris d’un coup d’œil qu’elle était son contact et que l’enfant était sa couverture. Que toutes les minutes passées dans sa chambre servaient de débriffe sur les pots aux roses éventés.
Un jour d’août 1964, après qu’elle eut refermée la porte de celui qu’elle nommait Roger, je l’avais abordé amicalement pour lui dire que j’étais avec elle. Que je surveillais en douce son « mari » et qu’avec moi y aurait aucun mauvais tour à craindre. Que « Roger » était entre de bonnes mains.
Et puis, y a eu Ahmed. Il parlait bien comme un professeur. Je comprenais rien à ses laïus :
- Écoute moi bien, Gauloise. Je peux pas te donner mon vrai nom, car j’ai une profession dans laquelle je s’rais rayé rapidement. L’HP me donnerait une étiquette qui fait que je s’rais mal vu des gens que je vois pour mes affaires.
Quand je lui avais demandé c’est quoi l’HP, il avait continué rigolard :
- Alors… je dirais l’HP, vu de l’intérieur, tu as des malades profonds qui sont là à vie. Tu as des malades moins profonds, quasiment même plus malades du tout, qui sont quand même là à vie parce qu’ils ont passé un long séjour à l’HP, et que du fait de ce séjour, ils ont perdu leur travail, leur logement, et qu’ils ne peuvent matériellement plus les récupérer. Les trois quarts sont quasiment abandonnés par les familles, qui viennent une fois par an, ou qui n’viennent pas du tout. Ces malades reportent leur affection sur le personnel soignant… C’est-à-dire que l’HP… c’est leur famille. C’est leur maison. C’est l’internement à vie, c’est-à-dire que la société, telle qu’elle est faite à l’heure actuelle, ne leur permet pas de se réinsérer.
Une des fiancés nous ayant rejoint, elle avait demandé à Ahmed d’arrêter d’embêter tout le monde, et il avait retrouvé sa chambre tout penaud, disant que c’était juste pour rire et qu’il ne le ferait plus. Qu’il aimait Monique mais qu’il fallait qu’elle se soigne. Qu’elle était pas si bête pourtant. Il avait dit avant de refermer sa porte qu’il voulait faire sa vie avec elle, que c’était pas trop demander.
Moi, je sentais que j’allais pas bien depuis le mois de juillet. On allait à la campagne le week-end, et j’étais angoissé, notamment le dimanche soir, quand on partait vers dix heures. J’étais pressé de partir, j’avais comme des impatiences. J’me sentais pas très bien. J’ai fait du tapage nocturne et tout ça. J’ai mis la chaîne hi-fi assez fort, la police est venue au bout de dix minutes. Ça a duré environ cinq, six jours. Tous les soirs, la police venait. Alors là, c’était mésentente avec les voisins, c’est pour ça qu’j’suis arrivé là. Aussi par abus de médicaments en vente libre. Barbituriques, analgésiques et tout ça.
Disons que j’me droguais par médicaments, c’est pour ça les séjours ici. J’aimerais beaucoup travailler dans une pharmacie. Ils veulent pas.
Ici, y a pas d’fou. Un fou, c’est quelqu’un qui raisonne pas, qui fait n’importe quoi sans réfléchir. C’est pas mon cas.
11
Betty Boop était revenue dans ma chambre. Elle n’avait pas usé abondamment de sa liberté. La jalousie des pensionnaires de l’hôtel débordait des corridors et de la salle de réfection ! Pas un jour où une parole désobligeante ne soit prononcée, où un regard acier de biais ne soit lancé ! Mille chuchotements envieux pleuraient de concert à notre passage. Tout ça parce que ma cane avait pris pour couchage mon lit et mes draps ! Tout ça parce qu’elle restait tranquille désormais même sans laisse, qu’elle me suivait plus près que mon ombre.
Moi, je restais fermé aux allusions et aux langues de vipères. Non, elle n’était pas à vendre ! Non, elle ne mangeait pas de ce pain là ! Elle ne passerait pas d’une porte l’autre dès la nuit tombée, dès l’extinction des feux !
Le docteur Rouffach lui-même faisait mine de ne pas la voir. Je voyais bien dans son jeu l’ignorance feinte seulement. Ses fiancés derrière lui le laissaient de glace depuis Betty Boop…
12
Mathilde était venue me voir en larmes. Elle avait égaré mon fils aîné. Égaré ou vendu. Selon elle, une femme était venue le prendre pour le compte de son fils. Soi-disant que celui-ci était trop jeune pour jouer au chef de famille, et que de plus la mère de l’enfant était pauvre et flanquée d’un époux neurasthénique absent trop souvent du domicile ! Un époux continuellement en mission et bien incapable de se gérer lui-même !
Je fumais cigarette sur cigarette. Penser qu’elle puisse croire que j’allais avaler facilement ce dodu mensonge était grotesque !... Elle avait même eu le culot de vanter un courage, affirmant que l’autre femme, en réalité, avait négocié le rapt des deux ! Qu’elle n’avait cédé que sur un, et que je pouvais l’en remercier ! Elle pleurait ce jugement de Salomon qui laissait finalement deux malheureuses.
J’étais reparti illico en mission. Pour me laver le cerveau et plonger dans un Alzheimer réparateur. Mais la nature est curieuse. Elle nettoie le souvenir et redessine le paysage familial. L’année suivante, par un miracle renouvelé, Mathilde m’avait refait un second fils, et le cadet s’était mué dans la seconde en aîné. Je lui avais été grée de m’avoir ramené l’enfant, et avais passé l’éponge sur le larcin demi avoué.
Roger me changea les idées noires en me filant les siennes. Il disait être content avec son nouveau traitement au lithium. Espérait pouvoir grâce à ça travailler un peu. Il disait :
- J’ai la bouche pâteuse avec ce truc. Bon, cet après-midi j’ai dormi c’est normal, je suis tellement fatigué. J’ai les jambes en nougatine. Y en a marre… ah oui, y en a marre. C’qu’on voudrait nous autres, c’est la sortie. C’est pas autre chose ! On le sait que dehors c’est dur, qu’y a dû chômage et tout. Mais au moins qu’on nous laisse essayer ! Qu’on tente. Qui tente rien n’a rien ! Y en a combien ici qui trouve pas d’travail et qui font exprès de pas trouver ! Qui sont contents de rester dans une machine comme ça ! Bien, ça leur plaît, qu’est-ce que tu veux qu’j’te dise ! Mais c’est pas mon fort… J’veux chercher du boulot parce que j’ai une fille qui m’attend dehors, une jeune fille. Elle est grosse, mais c’est pas sa faute. Elle s’appelle mademoiselle Aurore, elle est partie c’te matin. Elle habite à Clermont, 14 avenue des armées, et m’a laissé son adresse car elle veut emménager avec moi. Elle a une gosse de treize ans, alors ça ira. Oh, tu sais, moi j’en ai assez… Y a des moments, on s’demande pourquoi on est sur Terre. Si j’avais pas mes parents, y a longtemps que j’me s’rais foutu en l’air tellement j’en ai marre ! C’est pas une solution d’rester dans un bordel pareil ! C’est pire qu’une prison. Tu vas en prison, tu sais que t’as tant de temps à faire, pis qu’un jour tu sors. Tandis que là, tu sais quand tu entres, mais pour sortir, tu peux poireauter des plombes ! Y font leur jeu, crois-moi ! J’appelle ça des faux jetons, des mielleux ! C’est une honte ! On est des parias, des proscrits ! On est des bêtes à produire, le reste on l’fout de côté !... et comme nous on est zéro pour la société de consommation, on nous oublie dans ce trou à rats… C’est aberrant ! Quand on voit ça, on croirait qu’c’est fait exprès ! Les toubibs, y regretteront quand j’me s’rai foutu en l’air. Moi, j’veux plus vivre comme ça.
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La mission achevée, mon patron ayant usé toute sa compréhension avec moi, j’avais dû changer d’emploi, faire le peintre pour une autre fabrique. Il avait dit que c’était mieux de changer d’atmosphère. Que du travail on en trouvait à chaque coin de rue, et qu’il me laissait sur aucun carreau. Qu’il serait bon de voir de nouvelles façons de faire. N’ayant encore jamais quitté un emploi, je gémissais en mon cœur. Mais je l’avais trouvé suffisamment élégant pour ne pas lui reprocher quoi que ce soit, et lui présentais ma main, l’embrassant sur les deux joues.
Effectivement, la semaine suivante je démarrais comme manœuvre dans une société de charpente, montant des fenêtres et des portes, ouvrant et fermant les murs des maisons.
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La radio crépite, diffuse et se réjouit de la conclusion étrangère. Albert DeSalvo, après un procès bien cadenassé, bénéficie de la prison à vie. L’étrangleur violeur de Boston a payé pour treize familles brisées. La police pouvait pas ne pas conclure. Trois années de déroute avaient fait jaser l’Amérique entière ! Vous pensez bien qu’un pays qui gagne des guerres mondiales en balançant des bombes atomiques n’allait pas capituler face à un manieur de canifs ! Que le quidam devait être grillé ou mis in aeternam derrière les barreaux.
Dans le parc ombragé, y a personne qui semble bien comprendre. Y a zéro velléité de tirer ça au clair, ni quoi que ce soit d’autre d’ailleurs.
Je présente la chose à Roger, lui fait part de mes doutes en cascades. En janvier 67, on devrait avoir droit à une enquête fouillée ! A une défense sérieuse ! Je lui propose un partenariat sur cette affaire torchée à la va-vite ! Charge pour lui de surveiller en toute discrétion les allées venues du personnel de l’hôtel, moi m’occupant de celui qui a pour prête-nom Armand Rouffach. Si lui est médecin, moi je suis acrobate ! M’étonnerait pas qu’il ait trempé dans l’affaire outre-Atlantique. Ses fiancés changeant régulièrement chaque semaine, et personne ne semblant le remarquer ! Moi je suis pas dupe… Je fais mine de les reconnaître, les appelle de leurs prénoms usuels, n’en utilise aucun autre malgré les incitations manuscrites sur leurs blouses. Je me demande quand même où sont enterrées celles qui disparaissent. Et comme par hasard, il y en a treize. Je le sais, je les ai compté. Maintenant que l’américain est sous les verrous, notre bon docteur va mettre pédale douce. Y va profiter de la situation pour laisser pourrir l’innocence au cachot. Mais Gauloise Holmes et Roger Watson sont sur sa trace !
Mon père fouettard débarque une après-midi de mars, l’air triste et sévère. Il vient pas pour voir comment je vais, il vient m’annoncer le décès d’André le grand frangin. Il ressort après cinq minutes, ne trouvant aucune larme à mettre sous mes paupières.
Il ne peut pourtant ignorer que j’ai débuté comme apprenti chez cet André maléfique. Que sa boucherie l’était au propre comme au figuré. Qu’il avait pris un relais efficace et régulier des torgnoles paternelles. Que j’ai eu un couteau de boucher sous la gorge plus souvent qu’à mon tour. La seule chose que je regrette, c’est qu’il ait crevé d’une maladie rapide, une cirrhose d’alcool, âgé de 40 ans.
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Je sais de façon certaine que Rouffach nous drogue et nous manipule. Ce matin, posé négligemment sur mon lit, un journal est daté du 25 février 1968 ! Et puis quoi encore ! La supercherie est grandiose, si je n’avais pas tous mes esprits je pourrais gober la sornette. C’est quasi indétectable comme malice. Y a tout dedans : les nouvelles du globe et celles du pays. Les résultats sportifs et les horoscopes même ! C’est dire comme c’est bien pensé !
Dans le parc je cherche mon ami. Aucune trace ni ici, ni dans sa chambre. Il est comme volatilisé. Je demande à une foule si Roger a été aperçu récemment. Personne ne sait ni répond.
Un petit vieux parle d’extraction, d’aspiration aérienne aéroportée. Parle de civilisation Inca qui a déjà fait le coup de la disparition sans raison et instantanée. Je maudis le vieux fou, le prends au col et lui hurle toute ma colère !
Une des fiancés de Rouffach vient vers moi et me demande de me calmer, accompagnée de deux molosses typiques de la pègre. Je comprends que toute résistance est vouée à l’échec, alors je réitère en murmure mon souhait de retrouver mon Roger perdu.
Elle répond qu’il n’est pas perdu, qu’il est sorti il y a huit jours déjà, que même il est venu me saluer avant.
Je n’ai aucun souvenir de ça, mais face aux regards inquiets et fixes des molosses, je la remercie et m’excuse de cet oubli.
Je sais à quoi m’en tenir. Rouffach ne reculera devant aucun crime. Treize ou quatorze ne changeront absolument rien à ce qu’il risque. De ce jour, j’ai arrêté ses pilules.
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Un garçon de plus était apparu dans ma maison. Était né quelques jours avant la conquête de la lune. On ne me fera pas croire qu’il s’agisse encore d’un hasard ou d’une hallucination ! Il avait les cheveux blonds et bouclés, la même tête ronde que ses frères, et un regard doux et apaisant. Dès lors, l’inquiétude était sous-jacente et à fleur de peau. Un être si fragile manquerait immanquablement de mourir chaque seconde. A peine fut-il né que je repartais en mission pour deux mois.
Rouffach avait prit la fuite.
On avait dû l’avertir de mon retour et le boulet de canon avait fait sentir un mauvais vent à ses naseaux. Il avait bel et bien été abandonné par ses fiancés, toutes étant là il me semble. Le mauvais docteur ne devait désormais être suivit que par de pesants remords.
Je le comprenais et dans un sens, le respectais. Il avait été un Dr No efficace. Avait joué son rôle à la perfection, sans trembler, et jusqu’à la dernière goutte. Malheureusement, Roger était tombé dans ses filets et au champ d’honneur. Je remerciais le ciel que ce ne fut pas moi.
Ma victoire fut brève. A peine avais-je eu le dos tourné, à peine avais-je passé une nuit triste et pleine de lubies, que le lendemain les fiancés avaient jeté leur dévolu et leurs bras au cou sur un nouveau bellâtre, un plus coriace d’apparence, une brute de muscles épais sous une mâchoire serrée. Il ne se présenta pas, me darda tête aux pieds d’un œil gris sans concession, se mouvant d’un pas lent et robotique, toussant de sa lourde voix graisseuse et métallique, et d’une mentalité basse me le faisant tout de suite prendre en horreur. Le Dr Widemann avait un nom germanique, hérité davantage par ses pratiques et ses inclinaisons que par ses gènes.
Avec lui, la torture des pilules avait repris son rythme quotidien, restant planté face à moi et en silence jusqu’à déglutition intégrale. Une fois satisfait, il quittait ma chambre dans de grognements féroces, passait au martyr suivant, je l’entendais délivrer sa drogue froidement et mécaniquement, triomphant à chaque fois sans joie excessive. J’eu par mon abdication un droit de sortie du 19 septembre au 3 décembre 69. Le 4, j’étais de retour frais et dispo pour reprendre ma raclée médicale, horizontal et silencieux.
Betty Boop refusait de s’alimenter, n’ouvrant le bec que pour laisser choir des soupirs de dépit. Je savais qu’elle m’en voulait de ne rien tenter, de ne nouer aucun draps pour fuir, m’accusant sans le dire et de ses ailes recourbées, d’être responsable de la disparition vaine de Roger.
J’avais beau jeu de m’expliquer des nuits entières, de promettre pour demain des évasions miranbolesques, elle pleurait que les pilules seraient plus fortes que ma volonté, qu’elle-même déjà se sentait toute drôle à leur odeur, qu’elle se voyait devenir transparente et oubliée.
Me refusant à assister impuissant à sa lente hécatombe, je m’étais levé d’un bond, avais ouvert large la fenêtre, et lui avais ordonné de rattraper les grues loin devant, ne désirant pas avoir un canard de plus sur la conscience.
Le 24 décembre, avec les cadeaux sous le sapin, mes fils ont eu leur père et ses bras.
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Le 7 avril suivant, ma mission avait redoublé de volume. Je la notais dans un coin de ma tête, puis l’oubliais aussitôt pour n’en pas garder de séquelles profondes.
Le 10, les quatre cavaliers de l’apocalypse avaient abdiqué séance tenante ; ce n’était finalement que des palefreniers.
J’ignorais si cette information était le top signal attendu pour me remémorer ce que j’avais oublié difficilement.
Pour m’en assurer, je demandais audience à l’état-major et à son pacha Widemann. Lui aussi avait redoublé de volume, à croire qu’il pratiquait une digestion abdominale de ceux soumis à sa volonté, qu’il les faisait passer sans mâcher par son larynx et son œsophage d’un coup.
Évidemment, il fit le mort, refusa la rencontre, et ne vint même plus superviser ses tortures. Il délégua à d’autres la surveillance des pilules à avaler. J’avais eu tort de m’en réjouir, d’espérer une corde plus souple, les vauriens n’avaient rien à envier au vieux vachard !
Tant pis, je lançais ma nouvelle mission sans ordre direct. Elle consistait à grimacer tout ce qu'ils veulent, à les choyer et les amadouer, à me mettre dans les bonnes grâces et sous les bons offices, à participer et même davantage, à anticiper leurs volontés, à toujours être en avance d’un coup, jusqu’à tourner en bourrique à force de retournements de vestes, à leur répéter séance tenante toute parole me semblant suspecte, à noter soigneusement chaque jour les habitudes de chacun, sachant qu’au final c’est chose éprouvée par l’expertise ou l’expérience, un coupable, un aveu ou une potence, finit toujours par éclore après un tel ouvrage.
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En août 70, j’étais dans les petits papiers de tous. Agneau docile et bêlant, j’étais montré en exemple, épinglé comme un trophée de la science sur l’homme, de la médicamentation sur les germes naturels.
J’avais l’impression d’être mis en hibernation artificielle. Que leurs drogues bloquaient les réactions de défense de mon corps. Les fiancés parlaient entre elles de liquides nutritifs, d’acides aminés, de flacons miraculeux et de vitamines B. Je comprenais que l’on parlait autour de moi d’injections, d’écoulements goutte à goutte, de tension artérielle à surveiller et de tracés de courbes à suivre.
Chaque matin, le Dr Widemann prenait le rythme de mon pouls, enregistrait les courants émis par mon cerveau pour déterminer la profondeur de mon sommeil, cherchait à savoir quelle était la valeur de ma contraction cardiaque et l’aspect de ma respiration. Ma vie ralentie était une nécessité à ses yeux, puisque je confirmais enfin les résultats obtenus sur des souris.
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Après ce traitement d’éléphant, on m’avait autorisé à rentrer chez moi, promettant à mon épouse des nuits plus tranquilles, si ce n’est la boisson et la cigarette contre lesquels les pilules et la chimie ne pouvaient rien. L’état se graissant de taxes au passage, me sevrer de ça aurait été pour l’ordre républicain se tirer une balle dans le pied. D’autant plus qu’en ce domaine, tabac et alcool étaient partagés équitablement entre la science et le patient. Les publicités de l’époque vantaient encore les vitamines de la bière, les bienfaits d’un litre de vin par jour, pendant que des sosies de John Wayne et de Gary Cooper chevauchaient au soleil couchant à la conquête de l’ouest sauvage, une cigarette aux lèvres.
Comme je suis français, j'enquillais les paquets de Gauloises, les « disque bleu » sans filtre, avec le joli casque de Vercingétorix pour emblème. J’étais Lino Ventura dans « 100 000 dollars au soleil » et, après quelques bières, Alain Delon dans « la piscine ». Que je n'ai pas même mon permis de conduire ne m’empêchait en rien de conduire un camion dans le Sahara, et que je ne sois pas Apollon ne m’empêchait pas davantage de serrer Romy Schneider dans mes bras !
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Du 23 janvier au 23 juillet 71, j’avais fait une rechute d’irréalité. Le Samu avait été ameuté par Mathilde et tout le voisinage apeuré, rapport aux coups de têtes que je donnais aux murs du domicile conjugale. Les cloisons n’étant pas bien épaisses, on croyait des coups de marteau soi-disant ! Était-ce ma faute à moi si l’architecte et le maître d’œuvre avaient lésiné sur les matériaux utilisés ! Si dès le premier coup, épouse et enfants s'étaient crus légitimes à brailler comme des sirènes de voiture ! Quoiqu’il en soit, il faut bien que quelqu’un ait décidé que cela fut une raison suffisante pour m’incarcérer six longs mois.
Pour mon grand bonheur, j’avais retrouvé Roger. Il était moins jaune et plus souvent debout que dans mon souvenir. J’étais allé vers lui bras ouverts et nous avions fumé toute l’après-midi en nous remémorant nos enquêtes passées. Très vite, à son regard perdu, je compris qu’il avait goûté la torture du Dr Widemann lui aussi. Il m’avait vidé son sac noir et lugubre.
- J’aimerais bien qu’ça passe, ça fait trois ans déjà. J’ai fait une dépression nerveuse, et j’ai voulu me pendre dans la cave. La corde a cassé, et depuis j’ai mal au cou, là. (Il me pointe sa glotte du doigt). J’ai comme un torticolis qui finirait jamais. J’ai voulu m’suicider, mais les pompiers sont venus. C’est pour ça, j’suis arrivé ici. Et puis, j’suis revenu, ça n’allait plus du tout. Ça m’piquait dans la gorge et j’avais vingt de tension. C’est M. Cros qui m’faisait les piqûres. J’m’étais bagarré avec un infirmier, un grand infirmier, c’est marqué sur l’dossier ça. J’avais cassé un bras y a deux ans. Y m’sont sauté à huit dessus, alors là j’avais une force plus forte que moi ! Y m’ont attaché au lit et ça m’a marqué ça ! J’suis resté trois jours attaché avec des piqûres et tout, hein ! Depuis, des fois j’y pense, j’peux pas être seul. Ça m’travaille que j’ai reçu des coups de poings… J’en ai donné aussi. J’étais attaché au lit avec des vis, comme le Christ ! C’est dégoûtant. Pis m’ont fait des piqûres encore, pis après j’sais pas c’qui avait, j’voyais qu’ça tournait, ça tournait. Des piqûres d’Efferalgan et tout ça. Y m’ont soigné et j’suis resté un mois allongé, quoi. Un mois à rester là, dans l’hôpital en plein hiver…
Nous étions resté en silence et en transe, comme le seraient deux aviateurs américains de retour dans un bunker de Normandie une fois la guerre finit. Sauf que la nôtre perdurait. Sauf que le bunker s’était refermé sur nous.
Nous fumions par grandes bouffées quand des éclats de voix se firent jours dans le parc arboré. La cause en était l’ivresse ou livresque ! Napoléon avait été multiplié par trois ! Sous un saule pleureur majestueux, les trois empereurs s’étaient mis billes en tête de faire délibérer les témoins de leur querelle, de démettre les deux faussaires, et de couronner l’aigle véritable. Ne connaissant guère mon histoire de France, il m’était difficile de trancher leurs bisbilles.
Comme ils insistaient, je fis appel à ma logique et en éliminais un d’office pour anachronisme patent ! En effet, l’un des Bonaparte portait une montre quartz à son bras, ce qui me sauta aux yeux instantanément ! Restait les deux autres à départager…
Le premier nous conta son 18 brumaire, comment il avait douté jusqu’aux derniers instants de la réussite de l’opération. Il admit même (ceci valant preuve pour lui) que sans son frère Lucien, et sans Murat et son cheval, rien n’eut été possible ! Il se promit de les appeler pour confirmer la chose, puisqu’il les avait vu se promener non loin de là dans le parc.
Le second ne voulant pas rester en cale, pleura un long moment son exil à Ste Hélène, parlant de maltraitance exacerbée à son endroit, de gouvernance anglaise impitoyable, et d’un mal d’estomac lancinant. Il sortit un couteau sous nos yeux ébahis, et voulu se le planter dans le ventre afin d’en déloger lui-même un cancer qui le ronge. Il fut stoppé à temps par deux gardiens ayant accouru aux premiers cris, et qui depuis une contre-allée derrière le bosquet, surveillaient notre troupe d’un œil méfiant.
Naturellement, nous avons couronné empereur véritable le conteur du 18 brumaire, celui ayant tenté de s’ouvrir le ventre ne pouvant être qu’un clown de cirque, puisqu’il parlait d’un mal que Napoléon n’aurait qu’à la toute fin de sa vie, et que lui marquait à peine trente ans !
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J’avais fait une analyse sur moi-même, et par une révélation divine, j’avais compris que j’étais rien. Tien du tout. Que je suis rien en fait. Absolument rien. Moi, en tant qu’être humain, j’étais le plus grand pécheur de notre temps. Mais j’me suis repenti. J’me suis converti à Jésus-Christ et ça m’donne à vivre le vrai… il est le chemin, la vérité et la vie.
Disons que j’étais par nature rebelle. Qu’on peut pas l’être devant l’Éternel. Alors, j’me suis baladé. La parole de Dieu se passe de tout commentaire des hommes. Lisez la Bible ! Découvrez le message central !
J’allais à la perdition et pis PAF, l’étoile divine me dit « retourne sur tes pas » ! Et moi j’ai dit « tiens, un peu d’instruction, pourquoi pas » ?
Puisqu’on s’instruit sur la littérature et la science, pourquoi pas dur la doctrine de Christ ! Faut être libéral et tolérant !
Et puis, je suis retourné à moi-même. J’ai eu des visions de l’enfer ! C’est pas un cadeau ! J’ai compris c’que pouvait être la folie !
Le Pasteur était venu chercher sa brebis. Cela faisait longtemps que j’étais revenu de quarantaine. Que j’avalais ma soupe sans contestation. Il disait que Dieu m’aime et qu’il peut me sauver. Que pour autant les pilules restaient nécessaires, que si le créateur avait créé les médecins, c’était pour s’en servir. Je lui avais fait remarquer qu’il avait aussi créé la maladie, et qu’il lui eut été facile de nous épargner les médecins.
Les cultes avaient lieu trois fois par semaine, le mardi, le vendredi et le dimanche. L’église était naissante, nous étions à peine une cinquantaine. J’avais l’impression de vivre au siècle premier, de partager la naissance du christianisme, d’être possiblement Pierre ou Paul, puisque le choix devrait se faire sur un nombre restreint. Je n’excluais pas tout à fait que le Pasteur soit mon Jean-le-Baptiste puisqu’il disait avoir été appelé pour annoncer celui qui allait venir. Et alors là, qui suis-je finalement, mois qui suis venu…
Pour la première fois de ma vie, je me sentais utile, je me devinais appelé à de grandes choses. Je sentais le miracle renaître après deux millénaires sur terre et dans le cœur des hommes. J’organisais des réunions de frères chrétiens chez moi, lisant la Bible et ses chapitres par brassées entières.
Trois années avaient brûlé dans ce gospel rassurant. Désormais, j’étais sauvé. Il suffisait de croire pour l’être ! De faire confiance à Dieu qui sait tout et prévoit tout. On ne peut avoir foi, et en Dieu, et en les hommes. Je déversais en prières mes pilules sataniques dans les toilettes, tirant la chasse et pleurais des alléluias.
Et si finalement ma véritable mission était divine…
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Le frangin Alfred, le seul qui ait fait montre d’une petite humanité à mon égard, s’est endormi dans un fossé le long d’une route de campagne, heurté par un véhicule dont on suppose qu’il ne l’avait pas vu. On suppose seulement, car il ne s’est pas arrêté. Le rapport de police dit qu’il a agonisé toute la nuit, seul dans l’herbe humide et rouge. Il avait 40 ans.
Et me revoilà dans leur geôle ! A me coller des bâtons dans les roues ! Je n’ai rien vu venir, le mal ayant œuvré en douce comme toujours. Pauvre comme Job, ils menacent de tout prendre : ma famille, ma liberté et ma foi !
On me dit de rouvrir la bouche et de prendre ma béquée, de garder sous la langue la pilule du rêve, et de dormir longtemps sur un lit sanglé.
Derrière ma tête, Betty Boop pleure comme jamais. Elle ne veut pas se montrer, mais je sens sa présence. Je la devine moribonde et apeurée, ne sachant plus vers quel cieux se tourner, prête à tout pour me délivrer, mais incapable de soutenir mon regard. C’est pour ça qu’elle reste planquée sous l’édredon remplumé, pour ça qu’elle me pince la nuque et l’épaule, pour se venger sur moi de la situation honteuse et impossible dans laquelle je la mets.
Elle crie et bas des ailes, voudrait m’emporter ailleurs et très vite, avant que j’ouvre à nouveau la bouche, avant que les fiancés ne prennent ma température, avant qu’un autre jour ne se lève.
Mais pauvrette, tu ne peux rien… qui crois-tu tromper avec tes vaines promesses ?
Les jours sourds m'enchainent et s’enchainent, enchantées et méchantes, les heures passent et trépassent au-delà des délais prescrits.
On vient dans ma chambre, et pas pour du tir au canard, mais pour fouiller les tiroirs de ma mémoire, Belzebuth de blanc immaculé !
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Je rentre chez moi parce qu’il le faut bien, qu’on ne peut me laisser sur un lit jusqu’aux derniers ressorts.
L’été 76 est caniculaire, et Mathilde est énorme comme un pachyderme. Elle renferme sûrement plus d’un enfant à ce rythme là. Je prie des alléluias glorieux entre deux verres, me promène dans des rues vides de voitures, trébuche sur les marches du bar de quartier.
Je prophétise aux passants intrigués la fin de leur monde égoïste.
Ce n’est finalement qu’un garçon qui sort du creux de mon épouse… Je ne sais que me reproduire en homme, ne reproche rien à Mathilde qui est en pleurs.
J’avais pourtant noyé le ciel de prières, lu sans discontinuité les évangiles épuisées de mes yeux, fais des remontrances sévères aux prophéties inachevées.
Je crois savoir d’où vient mon mal. A chaque accouchement de Mathilde, je sais qu’elle va mourir. Alors mon crâne implose et mes nerfs lâchent. Rien ne va plus, impair et perd ! C’est la santé mentale en banqueroute ! C’est l’hôpital et la psychiatrie qui me font du gringue, du racolage très actif.
Ça me fait ça à chaque fois, et chaque fois Mathilde en réchappe. A chaque fois, je plombe sa joie d’une enclume de soucis supplémentaires…
Mais cette année là, y avait pas que moi !
René l’algérien était revenu errer dans les parages, comme une belette fouineuse et prête à tous les mauvais coups.
Un soir, il assassina sans vergogne un voisin grabataire, le défourailla en lui fourrant dans la gorge un bâillon. Le vieux resta sur le carreau pour quelques Pascal. Aucun jackpot. En deux jours, lui et son complice furent sous les verrous. A l’abri pour vingt ans.
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Pour moi, ç’avait été la goutte de trop.
Forcé, j’étais reparti sous les draps et les drogues. Le système médical me mis en quarantaine de la société pour nous protéger mutuellement. Invalide complet impropre à la revue d’effectif matinal, où que ce soit. Bon pour la somnole du soir au matin. Faut dire que la fratrie fondait comme neige au soleil. Qu’y restait que moi en exil, et René en cabane. Mal en point tous les deux, et dégoupillés pareils. Seul le patriarche tortionnaire trempé dans sa vinasse frisait sa moustache, pourrissant sainement et droit comme un i. L’antithèse de chair et d’os du « on récolte toujours ce que l’on sème ». Qu’on ne me parle jamais plus de ça !
Betty Boop n’était pas reparue cette fois. Elle avait largué pour du bon les amarres. J’avais usé trop de canots de sauvetage et vécu trop de Titanic ! Elle en avait marre des fusées de détresse et des réveils assommés de drogues !
En revenant de mon exil, j’avais demandé des comptes à Dieu. Je lui avais flanqué ma vie sous les yeux. Toute ma vie. Les torgnoles, la pauvreté et la honte, les pisses au lit et les ivresses tordues, les cimetières qui se garnissent, et les espoirs qui se vident.
En réponse, il avait donné à Mathilde une fille. Enfin ! Elle était apparue par miracle en juin 79…
Comme pour toutes les autres fois, je concoctais dans ma caboche les obsèques de Mathilde après la couche, certain que cette fois, elle allait y passer, qu’on joue pas à la roulette russe avec son utérus, qu’il y avait que six balles dans le barillet, et que cette fille à venir était la sixième à gonfler son ventre.
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La prison de Fresnes m’annonça le décès de René en cellule en novembre 80. J’en fus soulagé, il n’aura été finalement condamné qu’à trois années. Mais quand le soir je restais seul devant les étoiles et les souvenirs amers, fumant en silence cigarette sur cigarette, je savais que ces trois années étaient en réalité une perpétuité, une peine juste malgré mes sentiments contradictoires, puisqu’il fut incarcéré jusqu’à la fin de ses jours.
René, c’est les choses pratiquées en Algérie qui l’ont cabossé. C’est la torture, la drogue et la peur qui se sont entremêlés dans ses gènes. Qui l’ont chamboulé de la tête aux pieds. Même si c’est surtout la tête qui avait morflé. Il avait 44 ans.
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En août 82, Mathilde s’était plaint de maux de ventre. Comme un ver solitaire lui parcourant l’estomac. Elle avait mis ça sur le compte d’une pré-ménopause douloureuse.
Nous étions en vacances et avions décidé de tirer ça au clair à notre retour. En attendant, nous passions des heures à prier ensemble pour que, quel que soit le mal, elle guérisse rapidement. Et surtout pour que les douleurs disparaissent.
En septembre, le médecin de famille examina Mathilde et fut pris d’un doute. Après une prise de sang, il nous rappela en riant et demandant à Mathilde combien de grossesses lui étaient nécessaires pour se savoir enceinte !
Mon petit dernier est né en janvier 83. Aussitôt je fis une rechute, jurant bien que cette fois-ci elle pouvait pas en réchapper, qu’elle n’avait plus ni l’âge ni la force pour ça ! Je ne voulais pas rester seul avec cinq garçons et une fille. Alors je repris exil vers les drogues et le lit d’hôpital. Pas volontairement. Mais c’était une cure presque, tant nous savions par expérience que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets.
26
Claire, je l’ai connu par hasard. Une amie d’un de mes fils. Elle avait la moitié de mon âge et j’en étais doublement fou. Ma vie près d’elle filait à quatre pattes. J’étais rampant. Je voulais lui donner mes rêves, afin qu’elle sache l’arôme de ses seins.
Je plongeais dans mon remous, prêt à assassiner quiconque le mettrait en doute, elle y compris, m moi y compris.
Une amertume grosse comme une pierre jouait sa mélancolie dans ma prison familiale.
Vous ne pouvez pas comprendre . Pour comprendre, il aurait fallu vous approcher de Claire, aborder la lueur de ses cheveux longs.
A ses côtés, même gonflé de servilité et de tendresse platonique, j’ai eu la sensation de tenir la joie entre mes mains. Évidemment, il ne s’est rien passé.
27
Étant le dernier survivant, mon père se tourna vers moi lorsqu’il chercha de l’aide pour ses vieux jours. De l’aide pas pour lui, pour ma mère. Elle était grabataire, toujours en fauteuil roulant, ne parlant plus et étant quasi aveugle. Évidemment, il n’était plus question pour elle ni de cuisine ni de ménage. Alors le vieux s’était dit qu’en venant vivre sur le même palier d’immeuble, je pourrais prendre la suite du nettoyage. Que lui n’allait pas commencer à récurer sa merde à 80 balais !
Ma mère était usée par la vie auprès de cet homme vil et égoïste. Elle n’avait été pour lui qu’une boniche, une cuisinière, une pondeuse pour sa volière.
Il avait déboulé en 85, clope au bec et hargne au cœur, réclamant son dû pour ma mise au monde, un remboursement au centuple pour l’air que je respire.
Ma mère avait tenu un an encore, puis avait glissé dans la tombe, rassurée et impatiente.
Je m’étais dit qu’il nous enterrerait tous ! Qu’il chanterait en coq fier sur le fumier qu’il a semé partout ! Qu’il nous regarderait aller sous le marbre avant de cracher sur nos trous.
Nos guerres étaient rouvertes et nombreuses, la mère n’étant plus là, il n’y avait plus d’oreilles à épargner. Lui, sortait de moins en moins, hurlant derrière sa porte qu’on pouvait tous crever, jusqu’au jour où le silence le mangerait.
La veille encore, il était venu cracher sa colère, parlant de fils indigne et de vie injuste pour lui. Qu’on feignait de pas voir ses sacrifices et ses bontés !
J’étais allé le voir pour lui dire de se repentir… de prier que Dieu lui pardonne ses offenses innombrables ! Ses goujateries et ses rancœurs aigres ! Mon père m’avait ri au nez, gueulant qu’à tout prendre, il préférait que ce soit Satan qui vienne le chercher ! Qu’avec lui au moins, y avait zéro entourloupe ! Et pis, qu’on boirait bien quelques chopines entourés de belles paires de fesses !
Il fut exaucé la nuit même. On le retrouva le matin du 11 juillet 87, la bouche ouverte sur son vomi, étouffé par sa propre langue, avec deux yeux exorbités où se lisaient l’effroi et la désolation. Il avait 82 ans.
28
Depuis début mai 1989, je présente une altération de mon état général, avec anorexie et tremblement.
En raison d’un carcinome anaplasique à petites cellules au niveau du lobe inférieur droit découvert en octobre 88. Traité par cinq cures de chimiothérapie comportant Adriamycine, Endoxan et VP 16, avec radiothérapie parenchymateuse et médiastinale, mon état se dégrade rapidement. Une radiothérapie cérébrale prophylactique est réalisée en février mars 89.
Les résultats ne sont pas vraiment encourageants : un tremblement étrange des extrémités, un état général moins que moyen, des troubles de la marche avec déséquilibre et vertiges, des râles bronchiques aux 2 champs pulmonaires, une tension artérielle 14/5, et rythme cardiaque irrégulier, à 110/min. Voilà les clous sur mon cercueil.
Mon numéro d’admission est le 3540671. Mes antécédents affichées sont une psychose maniaco-dépressive et une cyphose dorsale.
Après un traitement de cheval, l’évolution paraît dans un premier temps favorable sur le plan clinique. Disparition des tremblements. C’est au moins ça.
Mais le dernier examen confirme l’apparition de métastases dans l’hémisphère cérébelleux gauche de 20 millimètres de diamètre. Une demande de scanner cérébral en urgence est faite.
Un rendez-vous chez le Dr Miesch est prévu pour dans 15 jours. Une éternité.
Le 23 mai, on m’hospitalise.
Altération aiguë de mon état général.
Asthénie.
Troubles du comportement.
Diminution des réflexes.
Arythmie cardiaque.
A quoi bon.
Je ne sortirai pas d’ici vivant.
Je n’suis pas d’ce monde.
Je n’suis plus de ce monde.
C’est fini.
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