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Les contes retrouvés d'Alphonse de Béthonvilliers

 

Avant propos

 

 

L’annonce du bon coin disait : Manoir à vendre en l’état. Prévoir de nombreux travaux. Le propriétaire était l’arrière petit-fils du dernier occupant. Une querelle d’héritage avait eu pour conséquence de figer pour des décennies la demeure dans une haine froide et insoluble. Il avait fallu attendre que la nature élague la famille afin que Guy de Béthonvilliers, le dernier héritier, puisse enfin vendre. Il l’aurait bien gardé ce petit château, comme il le nommait pour en augmenter la valeur marchande. Mais l’état conjugué de la tuyauterie et de ses finances l’obligeait à son grand désespoir à s’en séparer. J’avais baissé le prix de trente pour cent, et il faisait encore une bonne affaire. Moi aussi.

 

J’avais trouvé dans le grenier une collection d’écrits, un petit carnet quasiment illisible dont les feuilles s’étiolaient et n’étaient presque plus reliées entre elles. Il était tâché de boue ou de sang séché. Difficile à dire. Le descendant n’avait clairement jamais mis un pied ici. Le cahier était l’œuvre d’un aïeul. Tout cela fleurait l’ersatz de Guy de Maupassant. Avec toutes les senteurs d’époque. Avec aussi un antisémitisme sous-jacent, pour le premier récit déchiffré. Enfin, c’était l’époque… Tout cela sentait le moisi et le lointain. Fasciné par ce miroir sur le passé, je m’étais empressé de le recopier entièrement, et avais commencé la lecture étrange que voici.

 

1 – Maurice Lenoir (1898)

 

 

Pour Maurice Lenoir, la couleur à l’éclat naturel du jour avait longtemps été un tourment. Elle s’était immiscée avec tant de force dans son travail ! Pas étonnant que ses premières œuvres aient été que de pâles copies !... il avait peint en esclave de ce qu’avaient vu ses yeux. Il avait corrigé cela. Des années de labeur avait été brûlées sans remords.

 

Depuis, il méprisait tous ces peintres agglutinés à la nature, collés au modèle, aspirés par la puissance castratrice de l’œil ! Il riait en les imaginant assis sous une ombrelle, le regard allant de la toile au modèle, du modèle à la toile. Ceux-là, dominés par leurs sujets, ne seraient jamais plus que de mauvais copistes !...

 

C’est pourquoi il ne sortait qu’à la culbute de la nuit, allant de gargotes en auberges, croisant d’autres êtres comme lui entichés de l’obscurité. La peuplade bigarrée qui crapulait après le crépuscule composait une palette complète du genre humain. Du bourgeois repu venu s’encanailler, à l’aristocrate déclassé. De l’artiste en prospection d’une muse, à la fille de joie délurée. Tout était là en plein cœur des ténèbres. Il lui suffisait de vivre, d’observer et de recréer ensuite ce monde purulent pour satisfaire son bonheur d’artiste.

 

S’éclairant d’une simple bougie sur un guéridon, ses tableaux représentaient étonnamment des soleils écarlates, des feux d’artifices multicolores, des landes irlandaises, des mers démontées. Toutes choses qu’il refusait de voir en nature. Et pourtant… dans son atelier on eut dit une orgie de couleurs !

 

Il pensait à tout cela titubant au hasard, échouant comme souvent au fond d’une auberge bruyante. Il savait sa peinture merveilleuse, mais peinait à se faire connaître. L’aspect commercial et mondain n’était pas sa nature du tout. Son talent lui suffisait.

 

La nuit était déjà bien entamée lorsque Simon Stein, marchand d’art qui tenait la « galerie des deux France », entra à son tour dans l’auberge. Après un rapide coup d’œil, il vint rejoindre la table de Maurice. Svelte, il portait avec grâce les costumes de la dernière mode, une fine moustache blonde achevant de le rendre beau.

- Que veux-tu brigand ? lui lança Maurice.

- Que du bien crois-moi !

- Le seul bien que tu connaisses, c’est le tiens ! Ne viens pas faire ton baratin ici. Se saouler, ce n’est pas donné à tout l’monde !

Simon Stein le regarda, amusé :

- Malheureusement, ce n’est pas l’ivresse que tu vends, mais des tableaux ! Dommage, tu as bien plus d’avenir dans l’alcool que dans la peinture...

Secoué de tics nerveux, Maurice avait l’air d’un mourant.

- Tu peins encore ? reprit le galeriste.

Il avait la voix chaude et douce de ceux qui flairent les choses, de ceux que la vie a toujours protégés. Il avait hérité son commerce de son père, qui lui-même le tenait du sien. Dès son jeune âge, il avait appris à apprécier la bonne peinture, et ce qu’il avait deviné de Lenoir lui laissait supposer une œuvre en gestation, un gain fortement possible.

- J’ai fait quelques toiles récemment, articula Lenoir ; certainement les plus réussies. Elles valent plus que les croutes qui ornent ta galerie !

- Si tu le dis… Écoute… je te propose d’en décider ! Fini ton verre c’est moi qui régale ! Allons chez toi que je juge par moi-même de la qualité de tes œuvres. Il avait appuyé sur ce dernier mot avec assez de subtilité pour que Lenoir s’en trouve blessé. Se levant d’un bond, le peintre le pointa du doigt :

- Eh bien, viens donc voir ! Tu vas saisir ce que c’est que de la peinture ! Ça va te changer de tous les gribouillages qui pullulent ton bazar !

 

Simon Stein s’était levé à son tour, saisissant pour l’aider le bras de Lenoir qui chancelait.

- Nous verrons ça ! Si tu as quelque chose, je le saurais au premier coup d’œil. Que risques-tu ? Si comme je le crois, tu as un peu de talent, je pourrais bien t’acheter une ou deux toiles… à un prix délicat naturellement. Maintenant, si tu as trop d’argent ou si tu préfères te saouler, libre à toi. Mais la chance ne repasse pas deux fois. Souvent elle ne passe pas même une fois...

 

Quand il suivi le peintre et que celui-ci ouvrit sa porte, Simon Stein compris illico que son flair ne l’avait pas trompé. Il ne s’attendait pas à ce qu’il découvrit dans cette pièce sombre. Sur chaque mur des dizaines de toiles toutes plus merveilleuses les unes les autres. Un tourbillon de couleurs qui vous prenait la gorge pour vous abandonner dans une forme d’extase frénétique. Des paysages !... des ponts !... des fleurs !... qu’il reconnaissait sans jamais les avoir vus.

Simon Stein resta silencieux, observa soigneusement chaque tableau. Soudain très pâle, il ne put dire que ce seul mot :

- Combien ?

- Heu... pour trois, j’en demande deux mille francs...

- Combien pour le tout, imbécile !

- Quoi !?...

- Combien pour tous les tableaux ? Si je les prends tous !

- Ben, je ne sais pas moi… J’ai jamais eu l’intention de les vendre tous… Et puis, ça n’a pas de sens cette question ! Tu te moques de moi c’est ça ?

Simon Stein n’avait pas souri. Il répéta :

- Combien pour tous les tableaux ?

 

Lenoir se mit à réfléchir, fit de rapides calculs dans sa tête. Quel avait été le coût des matériaux ? Combien de temps avait-il mit pour tout cela ? Il n’en avait aucune idée. Et puis, il ne tenait pas à tout vendre ! Mais c’était Simon Stein qui voulait les acheter… Lenoir imaginait déjà voir ses tableaux à l’occasion d’une exposition spécialement consacré à son travail. La gloire, la fortune, enfin ! Car si Stein lui achetait toutes ses peintures, ça ne pouvait être que pour en faire un étalage complet au sein de sa galerie.

 

Subitement clair d’esprit, le peintre prononça :

- Cinquante mille francs pour le tout ! Et pas un sou de moins ! Je ne marchande pas moi !...

Le galeriste lui serra la main et lui fit signer immédiatement un acte d’acquisition sur la base de cette offre pour l’ensemble des œuvres présentes.

 

Cela faisait quelques mois que Lenoir déboursait son argent dans les cafés de la ville. Il était constamment ivre et semblait joyeux comme un pinson. Une chose l’ennuyait pourtant, juste avant le moment d’être complètement saoul. Il n’y avait pas eu d’exposition, ni même la moindre trace de ses peintures dans la galerie des deux France. Il avait bien scruté la devanture de la maison Simon Stein mais jamais son nom n’était apparu annonçant une prochaine célébrité. Il aurait voulu pouvoir répondre à cette question sans réponse : qu’est-il advenu de ses toiles ?

 

Alors qu’il en était à une énième tournée, il vit Simon Stein attablé à un coin de l’auberge, semblant l’observer. Avalant d’un trait son verre de ripopé pour se donner du courage, Lenoir alla le trouver et l’apostropha :

- Bonsoir majesté !

- Tu bois toujours autant !

- Faut dire que j’ai d’quoi, si vous voyez c’que j’veux dire !

Demeurant quelques instants silencieux, il reprit :

- Dites, mon bon roi, et mon exposition ?

- Quelle exposition ?

- La mienne pardi ! Tu ne m’as pas acheté pour cinquante mille francs de tableaux pour les brûler !

- C’est pourtant ce que j’ai fait.

- Quoi ?! Lenoir retomba comme un sac sur sa chaise et celle-ci faillit se renverser.

- Mais... pourquoi ?!

- Parce que tu n’as aucun talent !

Simon Stein, sur cette dernière déclaration, s’était levé et avait glissé à l’oreille de Lenoir avant de sortir.

- Tu n’es qu’un ivrogne ! Je n’ai acheté tes toiles que pour épargner cette insulte aux yeux du monde ! De ma vie je n’ai vu peinture plus affreuse…

 

Lenoir était en pleine hallucination. Son œuvre ! Toutes ces années au feu... pour cinquante mille francs ! Il avait l’impression d’avoir été le Judas de sa propre vie ! Depuis ce fameux soir où il avait vendu toutes ses toiles, il avait été incapable de refaire le moindre tableau. Depuis, il buvait. Mais peu lui importait, il était riche ! Il allait être célèbre ! Et puis, ça allait revenir ! Il en était sûr ! Maintenant, il n’en restait rien...

 

Il fit le tour de sa vie depuis ce jour où il avait tout cédé à Stein. Tout n’avait été que conversations creuses, vanités grotesques, lieux communs insipides. Il était devenu un rouage de cette faune nocturne qu’il exécrait ! En rentrant chez lui ce soir-là – était-ce l’ivresse où de la lucidité – il avait renoncé à vivre. On repêcha son corps deux jours plus tard dans la Seine et personne ne le pleura. 

 

Le printemps suivant, la galerie des deux France bruissait de la dernière exposition de Monsieur Simon Stein. Le tout Paris était invité à découvrir un artiste majeur, une œuvre magistrale provenant d’un génie trop tôt disparu ! Alors qu’il était interrogé par un baron désirant acquérir une toile merveilleuse où la lumière semblait jaillir comme l’eau d’une fontaine, Simon Stein déclara au creux de l’oreille du curieux :

- Lenoir ! Retenez bien ce nom ! Un peintre exceptionnel, le plus doué de sa génération. Par chance, j’ai pu acquérir quelques toiles de son vivant ; à dire vrai, je crois bien les détenir presque toutes... C’était un rêveur, mais un artiste prometteur. J’aurai pu démarrer cette exposition l’an passé mais je souhaitais attendre un peu. Ce n’était pas le moment. Pas encore… Il buvait trop. Bah, je crois qu’il était tout simplement dépressif… Il s’est suicidé il y a peu et il était temps de lui rendre un juste hommage.

Le baron le regarda, admiratif :

- A quelque chose, malheur est bon, hein ! Un artiste mort augmente le prix de sa peinture...

Stein sourit :

- Comme vous me comprenez bien !

 

 

2 – Albert Maurepas (1899)

 

 

Albert Maurepas était livide. Sa fonction consistant à aller de maison en maison pour raffermir la foi de ses ouailles apparaissait maintenant une corvée insurmontable. Marier les couples, baptiser les enfants, accompagner dans le deuil les membres de la communauté, prononcer des sermons : tout cela lui semblait tellement grotesque ! Ce n’était pas la répétition du rite qu’il ne supportait plus, c’était bien plus profond. Il était arrivé au bout de sa foi. Il n’avait plus la foi ! L’avait-il jamais eu ? Il en doutait.

 

Il y a peu encore, il récitait dévotieusement les cantiques sacrés et adressait à tous d’éminents sermons, perpétuant au sein de sa communauté les appels séculaires de l’église. A présent, y avait-il un sens dans tout cela ? Comme une fenêtre s’ouvrant en grand sur une cave obscure, un air neuf s’était engouffré dans sa tête. A soixante-dix ans, il s’avouait avoir répété par cœur les mêmes mots qu’il avait professés depuis qu’il en avait trente. Il ne restait que l’effarement des années disparues et son existence bien rangée. Il tentait de se rassurer, disant que sa vie avait été riche en expériences, qu’il avait été utile, mais rien n’y faisait. Il geignait, pris entre l’habitude d’obéissance envers ce Dieu tout puissant et ce qui lui semblait désormais les gesticulations vaines des hommes de la Terre. Il avait l’impression d’avoir été roulé par l’un et d’avoir une part de responsabilité dans la naïveté des autres.

 

Alors il avait demandé un signe à ce Dieu en qui il ne croyait plus. Il prit sa Bible, l’ouvrit Au hasard et posa son doigt à la volée. Avant de relever les paupières, il avait fait cette prière : « Mon Dieu, je suis vieux désormais, mon parcours touche à sa fin. Montre-moi si tu existes ! » Il lut à l’endroit exact où son doigt était retombé. C’était le psaume 120. « C’est à l’Eternel que dans ma détresse j’ai crié, et il m’a répondu. Éternel, délivre mon âme de la lèvre mensongère, de la langue trompeuse. Que te donne, que te rapporte, une langue trompeuse ? »

 

Une grande colère le gagna. Une lèvre mensongère ! Était-ce donc ça le message divin ! Qu’avait donc ce Dieu à lui reprocher ! N’avait-il pas gâché sa vie pour le servir Lui ! Ne s’était-il pas entièrement offert ! Lui plus que tout autre ! Lui qui avait aimé passionnément dans sa jeunesse ! Lui qui avait tout quitté pour ce Dieu… Une langue trompeuse ?!

 

Il se sentait malheureux avec une âme prête à tous les crimes. Tremblant de tout son être, il revut les années mortes dans sa paroisse. Il était devenu un homme de comité, de réunions, de dames patronnesses. Tombant à genoux, il discerna tout l’orgueil qu’avait été sa vie ! Une vie abondante en petites glorioles villageoises, en vanités sournoises, pleine de merci monsieur le curé, priez pour nous monsieur le curé, Dieu vous bénisse monsieur le curé  ! Combien il en avait connu de ces succès faciles ! Qu’elles lui avaient fait du bien toutes ces larmes qu’il avait vues dans les yeux des veuves quand, après une admirable homélie funèbre, sa voix avait ému jusqu’aux derniers rangs des fidèles ! Et ces regards plein d’admiration ! N’était-ce pas lui qu’on venait voir pour un conseil, un litige familial, une lettre de recommandation ?

 

Mais plus que tout autre bonheur, quel délice que d’entendre en confession toutes ces âmes qui se livrent, se mettent à nu, tous ces secrets dévoilés, toutes ces fautes avouées. Il avait été dominé toute sa vie par un orgueil démesuré et n’était pas assez sot pour ne pas s’en rendre compte aujourd’hui… Il avait pratiqué la théorie avec ravissement, bien loin du réel. L’unique fois de sa vie où il fut confronté au vrai, il avait fui.

 

La bassesse de ses motivations religieuses lui sautaient aux yeux. Qu’avait-il vraiment aimé, hormis ses rosiers et ses géraniums ? « J’ai eu peur !»... et il se souvint de Marthe qui n’a sans doute jamais compris ce qui s’était passé. « Oh, Marthe, j’espère que tu m’as pardonné. » Tout lui revenait. Ce premier amour qui avait embrasé son âme à vingt ans. Les promesses de bonheur… et puis l’enfant ! Elle lui avait dit qu’elle était grosse, qu’il fallait s’enfuir ensemble, que son père les tuerait tous les deux… mais qu’elle l’aimait plus que tout, qu’elle était prête à partir avec lui et leur enfant à venir… qu’ils seraient heureux ailleurs. Ailleurs mais ensemble.

 

Le curé Albert pleurait en silence. Il maudissait sa lâcheté. Lorsque l’on n’a pas encore vingt ans, est-ce ainsi que l’on raisonne ? Il était rentré chez lui, s’en était remis à son père qui lui avait dit qu’avec quelques dédommagements, il pourrait arranger la chose. Albert avait horreur de tout ce qui ressemble à un conflit, esquivant tout ce qui pourrait fâcher son père. C’est ainsi que sa famille l’avait éloigné de Marthe avec son consentement. Après tout, prêtre était une situation avantageuse par bien des aspects ! N’avait-on pas cent fois claironné dans le village qu’un prêtre dans une famille c’est le signe de bénédictions pour toute la maison ! N’avait-on pas vu les regards envieux de ces familles sans ecclésiastique ?

 

Envoyé loin de Marthe, il fut touché par la grâce que représente la paresse de pensée. Ce confort moral. Albert devint en quelques années le curé Maurepas. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il avait tout accepté ! Il ne revint jamais au bourg de son enfance. De temps en temps ses parents étaient venus le voir, mais jamais plus on n’avait prononcé le nom de Marthe en sa présence. Il avait oublié sa jeunesse et avait pris plaisir aux rites immuables et rassurants, à ce rôle gratifiant de représentant de Dieu sur Terre.

 

Les années s’étaient retirées les unes les autres sans qu’il ne s’en rende compte. Enfin, il avait obtenu une charge dans la paroisse de Fonné-sur-Andelle. Qu’aurait été sa vie s’il avait écouté Marthe ? Est-t-elle seulement toujours en vie ? Et cet enfant, son enfant… Les pensées se bousculaient sans cesse dans sa tête. Il s’imagina être grand-père avec une descendance bruyante et grouillante autour de ses jambes fatiguées. Il sourit. Il fit un petit paquet dans lequel il mit un peu de linge, quelques morceaux de pains, du fromage et une bouteille de vin. Pendant la messe, il mentit sans remords à ses paroissiens et annonça qu’il devait s’absenter quelques jours pour rendre visite à un vieil ami dans le besoin.

 

Quand il arriva au pays de sa jeunesse, il reconnut immédiatement le bourg de ses dix-huit ans. Les maisons, les rues, les échoppes ; rien n’avait vraiment changé. L’odeur florale qui emplissait ses narines le ramenait aussitôt cinquante années en arrière, comme au sortir d’une longue hibernation. Mais il ne reconnaissait aucun visage qui eut pu lui paraître familier. Il lui semblait que la ville avait été vidée de se sa population et qu’une autre avait pris sa place. Arrivé dans la chambre d’un petit hôtel, il se demanda s’il n’y avait pas une transgression à vouloir renouer avec ce que le temps avait éteint, à désobéir à son père même celui-ci mort ? Il resta ainsi trois journées entières sans oser mettre en acte l’idée qui l’avait poussé jusqu’ici. Enfin il alla à pied à la rencontre de l’ancienne ferme des parents de Marthe.

 

La poussière se soulevait derrière ses pas comme une nuée de souvenirs amers s’écrasant sous ses pieds. La demeure était toujours là, avec les mêmes fleurs qui ornaient le même petit jardin, derrière la même clôture. Par instant, il s’attendait à la voir paraître, venir à sa rencontre telle qu’elle était demeurée dans sa mémoire. Il fermait les yeux et constata qu’il ne pouvait se la représenter autrement que dans la beauté de ses dix-sept ans, le sourire accroché aux lèvres, le rire dans les yeux… alors que lui était désormais un vieillard hideux. La seule personne qui pénétra au cours de sa surveillance dans la maison de Marthe était une petite vieille qui ne lui ressemblait en rien. Il n’osa pas lui parler et, par une force irraisonnée, il resta cependant ainsi chaque matin à quelques pas de la maison, assis à l’ombre d’un platane et sur un banc de bois. Attendant.

 

Les jours passèrent et personne ne prêtait attention à ce vieillard qui somnolait sur son banc, semblant seulement bougonner. La nuit dans ses songes, il avait vingt ans et résistait à son père, créait une famille.

 

Un matin, il passa devant la maison sans s’arrêter et reprit la route en direction de Fonné-sur-Andelle. Il recouvra sa place au sein de son église, et personne ne remarqua le moindre changement dans la conduite des messes. Les noces, les baptêmes, les enterrements étaient toujours célébrés avec la même énergie et, de plusieurs villages alentours, on venait écouter ce bel orateur.

 

Il y a pourtant un mystère qui ne fut jamais éclairci. Une volonté des plus étranges que l’on ne put se résoudre à accepter tant il était flagrant qu’il s’agissait d’une folie passagère ou d’un faux grossier. Lors de sa mort, monsieur le curé avait laissé sur son pupitre un petit mot griffonné de sa main où il avait écrit ceci : « Je veux un enterrement civil ».

                   

 

3 – Escale (1903)

 

 

 

Je ne suis pas mélancolique. La mélancolie est une affliction amarrée à la foule, cette myriade de miroirs devant lesquels on aime à se regarder. Personne n’est mélancolique tout seul, et c’est solitaire que j’ai fait ce voyage. Combien de temps a t-il duré ? Je l’ignore. Je ne m’étonne plus ni des vagues à perte de vue, ni de ce sentiment d’abandon qui m’étreint la poitrine.

 

Un nuage noir gorgé de tonnerre crève le ciel et l’averse qui s'en suit laisse son odeur enivrante de printemps humide, me permettant de croire une fois encore à un renouveau possible. L’odeur de la pluie et le ciel lavé ont toujours été un bonheur. Je regarde en souriant l’eau glisser sur le pont et rejoindre l’océan.

 

Grisé par le souvenir lancinant des paysages d’orient et bercé par les flots de vagues crépitant contre la carène du navire, j’observe la côte française grossir lentement devant moi. Les semaines à bord me sont apparues vides. De mon passé tropical, je me lamente de constater les souvenirs s’effritant déjà, réminiscences usées par de trop fréquentes convocations. Je me console en me disant que les tropiques sont sûrement toujours trop romanesques, depuis le pont d’un immense navire. Que la nostalgie n’attend pas les mois et les années pour tout recouvrir. Me tournant vers la poupe, je donne une dernière fois mon regard à l’horizon, contemplant songeur s’éloigner mes derniers fantômes.

 

Rien ne me plait dans ce retour. Le pays de mon enfance semble un purgatoire ! Je doute qu’il puisse m’apporter autre chose que de grandes déceptions. J’ai quitté la France, attiré tel un oiseau migrateur par le génie d’autres nations que j’eusse pensées plus grandes, plus étonnantes, plus fortes.

 

Depuis que le navire a levé l’ancre pour rejoindre Marseille, j’ai l’impression atroce d’être un fils prodigue, un orphelin retrouvant une mère heureuse avec d’autres enfants. Je redoute ce transit de quarante-huit heures vers mon passé englouti. Je me promène seul sur le pont balayé de pluie pour ça.

 

Hier encore, la lumière du jour semblait menaçante, peut-être en raison du balayage intermittent du soleil disparu et de ses rayons.

 

Ce matin, le pont a pris une couleur cendrée. Perdu dans mes pensées, je fais les cent pas sans but. Je regarde des mouettes faire de grands cercles diminuant au fur et à mesure qu’elles abordent les bateaux de pêche amarrés au quai, afin d'en piller quelques provisions.

 

En appui contre la balustrade, je respire l’air iodé et chaud de ce lieu précis où la méditerranée enlace le continent. L’activité humaine bruisse depuis la rive massaliote jusqu’à moi. Et dire qu’il y a huit jours seulement, allongé sur un fauteuil de repos du pont, je scrutais paisiblement les étoiles, petits clous brillants piquant l’obscurité du ciel. Ces mêmes étoiles qui, de quelque point du globe que vous les regardiez ne bougent pas, qui ne semblent jamais plus belles que vues depuis le pont promenade d'un paquebot.

 

Une femme vient prêt de moi. Les contours de son visage se découpent au-dessus du velours sombre de la mer. Ses cheveux ondulent dans la brise cajoleuse et accomplissent une danse que l'on pourrait croire apprise pour séduire. Accostant au quai, les bruits de la salle des machines semblent battre la mesure d’une danse de Sabbat. Quand la charpente flottante cesse de haleter, je tourne la tête vers la dame, trainant un sourire.

 

Ce silence brutal me trouble tant que je voudrais y jeter des paroles, mais pas une ne vient me sauver en entrouvrant mes lèvres. Nous sommes là, deux étrangers côte à côte, immobiles et silencieux, respirant à peine. Est-ce mon imagination, mais la quiétude qui règne maintenant entre mon âme et son âme est si grande que je ne peux croire que nous sommes tout à fait inconnus.

 

Je regarde sa silhouette et elle me rend mon sourire. A cet instant précis j'ai tout d’un enfant. Je sens qu’elle fait partie de ces gens qui augmentent ceux qu’ils fréquentent et, grâce à son sourire, un instant, je me crois plus fort. Je suis à un de ces moments de l’existence où tout peut basculer. Je suis le jeune général Bonaparte sur le pont d’Arcole. Je suis Jules César avant de passer le fleuve Rubicon. Je suis un pirate prêt à détrousser dix navires. Debout sur la passerelle, ma tête, tel un petit cercueil, renferme mille pensées d’abordage. Quand enfin mes divagations cessent, la silhouette a disparu.

 

Au cœur de la ville, la lumière tombe comme une cascade blanche. Le soleil du Midi lèche les êtres et les choses, les lavant à grand éclat, révélant leur laideur brute. Je juge que les voyages ne devraient jamais finir. Que le seul intérêt du voyage, c’est le voyage. Lorsqu’il cesse et que l’on pénètre dans un port, le voyage vire en apnée.

 

En débarquant dans la grande ville, je vois les quais abondant de démarches pressées, d’hommes travaillant sur le port, de manœuvres aux bras peints. Les pêcheurs dans leurs barques longent le navire imposant tels de petits poissons pilotes admirant la baleine majestueuse.

 

Je suis descendu à terre avec une simple malle contenant tout le mince nécessaire de mon étape éphémère. Cette ville n’est pas précisément française, elle est du pays du midi. Je me fais l’impression de l’exproprié qui revient visiter son ancienne demeure incognito mais qui veut surtout ne pas rencontrer les nouveaux propriétaires.

 

Des sureaux, des noisetiers, des houx embaument l’air iodé de la côte. Les rues, pareilles à des corridors allongés, attirent le regard vers une porte au fond qui ne s’ouvre sur rien. M’enfonçant dans la ville deux fois et demie millénaire, m’y jetant comme on se perd quand on ne désire plus rien, je choisis un petit hôtel retiré pour passer quelques heures. Mon chagrin est vieux de vingt-sept ans, je viens seulement de le rencontrer. Je veux voir un chemin à défaut de pouvoir le continuer.

 

Pourquoi partons-nous ? Quelle étrange folie ! Et pourquoi revenir ? Une autre folie plus grande encore. Voici quelles sont mes réflexions, couché dans un lit aux draps défaits. Je ne comprends plus très bien où je suis ni ce que je suis venu chercher. Je gazouille le néant.

 

Le lendemain, le soleil me confit à ce désert que sont les plages méditerranéennes quand les bateaux chanceux ont abandonné le sable, alléchés par le grand large et la ligne d’horizon.

 

Je marche à pas lent, laisse voyager mes idées au hasard dans cette exaltation peu connue : ne rien faire… Dans ce demi-sommeil où la raison refait lentement surface, je suis comme sonné devant la nature en éternelle recomposition. Le papillon joue avec la fleur, la vague avec la plage, le nuage avec le ciel. Je reste fasciné par cette nature. Le sculpteur et le peintre ne l’ont-ils pas été eux aussi depuis que le monde est monde pour toujours vouloir refaire le double exact de la création ?

 

Je vais m’asseoir dans un de ces cafés bord de mer, y observe danser les passantes au rythme de pas répétés. N’ayant pas une âme d’écorché vif, je me contente d’apprécier intimement ce don originel qu’est la femme inconnue, celle du possible encore. Parti heureux dans le tourbillon du monde, j’y ai laissé des lambeaux de souvenirs partout en sillage. Que l’on me montre un capitaine de bateau et je vous montrerai un amour malheureux.

 

Bon sang, pourquoi partons-nous ? Y avez-vous songé un jour tête reposée, sans les bruits de la foule ? Que fuyons-nous dans cette volonté d’ailleurs ? Et ces chambres d’hôtel qui sont toujours les mêmes ! Je ne supporte plus ce mobilier à l’usage de vies éphémères qui se mesurent sur seize mètres carrés !

 

J’ouvre une fenêtre dès les premières obscurités de la nuit. Des nuées d’étoiles s’ordonnent en un fleuve envoûtant et nacré. Les petits points lumineux colorent le ciel noir telles d’innombrables lucioles figées, jetant un voile opaque sur les yeux dubitatifs des hommes prisonniers de leur pesanteur. La foule compacte des peuples célestes se promène sous la voûte endormie. Il faut avoir un minimum de foi pour voir certaines choses.

 

La sonnerie des clairons, les cloches des églises, les chuchotements du flux lointain des discussions : tout renverse les hommes comme des cartes à jouer sous la colère des enfants. Des pasteurs immobiles, bouches bêlant, appellent des moutons à tondre. Des soldats courent éperdus vers une autre guerre, et quelques marins prennent la mer en futurs noyés.

 

 

4 – Haut-de-forme (1905)


Pour moi, la vie se divisait en trois catégories : ceux qui portent le haut-de-forme, ceux qui portent le chapeau-melon et ceux qui portent la casquette. Cette règle d’or comprise, rien ne pouvait me surprendre. Tous les lundis soir avec quelques amis hauts-de-forme, nous nous retrouvions chez Gabriel Gille.

 

Gabriel avait un style propret, à la qu’en dit l’abbé. Sa nonchalance n’était pas feinte et rien ne semblait jamais pouvoir l’atteindre. Plus que sa bonne humeur et sa conversation charmante, c’était Clarisse sa cuisinière qui nous attirait dans sa demeure. Elle se surpassait à chacune de nos réunions : pièces entières maintenues chaudes, légumes bien essorés, civets, perdrix et grives rôties selon la tradition, homards, truffes délicieuses. Là-dessus quelques vins aux sonorités de châteaux mélodieux. Nous nous sentions les dieux de l’Olympe.

 

Rassemblés dans le salon, nous caressions nos ventres gonflés dans une atmosphère que maculait, tel un brouillard dense, la fumée de cigares épais bousculant les maigres volutes de cigarettes. Au moment des derniers verres, nous nous proposions d’entamer notre fameux jeu des souvenirs. Nous rivalisions alors en fanfaronnade ou – et c’est le nec plus ultra – évoquions un beau triomphe amoureux dont voici quelques échantillons :

- Avez-vous remarqué comme lorsque les dames se promènent ensemble, la plus jolie d’entre elles s’arrange toujours pour s’extraire un peu des autres telle la parure qu’un bijoutier mettrait en avant dans sa vitrine ? Il ne faut pas chercher plus loin. C’est selon moi le principe du pêcheur et de l’hameçon. Je m’explique : la plus attirante, instinctivement, s’offre aux regards de tous pour que nous considérions l’ensemble tout entier. Elle ramène les proies vers le banc.

- J’ai connu ce genre de charme. Après l’assaut de son regard je restais ébranlé, tel un navire au sortir d’une tempête tropicale. J’avais le mal d’amour, venant de subir le roulis de ses yeux bleus.

- Quelle emphase ! Ne donnons donc pas tant d’importance à cette petite chose qu’est l’amour. C’est une affection qui passe en vieillissant.

- Ah oui ? Gardez-moi d’être vieux !

 

Il flottait une atmosphère singulière. Paraissant indifférent à tous les récits qui glissaient sur la soirée, je souriais en jouant le nouvel air de Maurice Ravel : Pavane pour une infante défunte.

 

Mes doigts tricotaient comme dix sauterelles sur les touches nacrées composant le clavier. Une aura de roi hébreu émanait de moi et, assis sur mon trône de velours, une sensation de tristesse submergea l’assemblée la réduisant au silence. Les yeux fermés au-dessus d’une barbe de feu, ayant plaqué le dernier accord, je rejoignis mes amis autour de la table.

 

Gabriel déclara en m’acclamant :

- Merci mon ami ! Merci pour ce moment de grâce ! Nos discussions gorgées de péchés paraissent bien vaines quand on entend votre superbe interprétation !

Je me massais les mains en répondant :

- Et pourtant détrompez-vous, mes chers amis ! J’écoutais attentivement vos périples et ils me ramenaient à un temps que je croyais avoir enfoui au plus profond. Je croyais – j’espérais ! que le passé s’achève en poussière. Et pourtant non... Je vais vous relater une vérité d’il y a fort longtemps. Cette vérité a fait de moi l’être que je suis, celui-là même que vous venez d’entendre au piano. C’est de ce temps-là que je suis le réel écho...

 

Cette histoire me revient comme une évidence, dans toute la force de sa laideur… comme l’eau de mer qui remonterait à l’égout. Rien de ce que je suis depuis ce temps n’est étranger à cette aventure. Eh bien voilà. Fou comme on l’est à l’entrée de sa vie d’homme, je mordais dans l’existence, dans ce fruit prêt à être croqué et goûtais à tout. J’étais un paroissien du vice. A l’âge où la force et la beauté semblent un droit et non pas une grâce miraculeuse, la vertu n’a que peu d’attrait. Elle semble une promesse d’avenir qui a toute la vie pour attendre. Un soir donc où j’étais comme aujourd’hui en bonne compagnie, je discourais sur la grandeur des conquêtes amoureuses, les seules dont à la longue on sort toujours vaincus et dépités une fois la victoire acquise, par la trop grande valeur attribuée au territoire à conquérir. Nous en étions à partager nos expériences, jugeant avec sévérité les succès faciles, les redditions feintes et les victoires sans gloire, sachant que sont trop rares les vrais triomphes sur l’animal féminin. Je déclarais que je me lassais de cette chasse ouverte à tous, de ce gibier toujours tentant ! que je sentais l’inutile prestige qu’il y avait à conquérir et vaincre les réticences des plus belles dames. Car – quoi ! Quel mérite à vaincre ce que l’on désire ? Quelle est la valeur de ce trophée ? Quelle gloire à aller au-devant de terres riches et mille fois labourées ? Non, je le percevais avec rage… le vrai charme était de rendre fertile le terreau aride et sec. La parcelle abandonnée aux vents et aux corbeaux !

 

Personne ne comprenant mon propos, je l’exprimais plus clairement.

- Voici beaux messieurs ! J’offre d’aller conquérir une femme, non pas belle, non pas laide ; je propose de vaincre une femme insignifiante ! Aller vers celle qui n’attire aucun regard. Celle que l’on croise chaque jour, chaque heure, dans les rues de nos villes, noyées dans la foule des magasins, dans les transports crasseux, sans se rendre compte seulement de sa présence, de sa respiration vaine. Le plus ardu est évidemment de la dénicher ! Il faut une concentration de tous les instants pour ne pas l’effleurer sans l’apercevoir, cette promeneuse cachée, cette ombre inconnue.

 

Il est avant tout indispensable qu’elle manque de conversation et qu’elle soit dépourvue de cette grâce qu’ont parfois – qu’ont surtout ! les laides. Tout autant indispensable qu’elle n’ait aucun talent particulier, aucune bonté docile qui facilite l’épanchement amoureux. Voici la véritable, la seule, l’illustre conquête… la conquête absolue ! Celle que l’on fait sur le néant ! Tout le reste n’est que petites satisfactions de pulsions égoïstes et charnelles ! Il n’y a dans ces victoires-là aucun triomphe ; juste un besoin impérieux d’assouvir un désir irrépressible, une réponse satisfaisant l’instinct animal.

 

Que j’eusse annoncé avoir traversé à pieds les grandes dunes du Sahara, l’étonnement n’en aurait guère été plus fort ! Un jeune loup intervint :

- Fadaise que tout cela ! A-t-on jamais reproché à César ou à Charlemagne de vouloir leur empire plus grand ! De prendre possession de l’Italie, de la France ou des royaumes d’Espagne ! A vous écouter le vrai conquérant aurait dû viser les terres austères et glacées de Sibérie ou le désert africain !

Je repris :

- Tout au contraire ! La difficulté pour César, c’était L’Italie ou la France, pas le désert aride ! En amour, pensons tout pareil ! La difficulté, c’est la figure fade, celle qui n’a aucun goût ! Pas la laide qui se donne, ou la belle qui attire ! Il est presque utopique de vouloir vaincre sans nul intérêt personnel !

 

Et voilà commencée l’aventure toute entière de ce fou que j’étais, prêt à la pire des abominations : tromper un cœur pur et innocent pour le plaisir du péché commis et pour la joie de s’en délecter auprès des témoins du crime annoncé ! Je restais quelques jours à chercher cette dame anonyme – qui aurait dû le rester pour moi ! sans ce jeu taquin et cruel. Toutes celles que je croisais étaient trop admirables, trop affreuses ou alors, avaient ce charme discret qui venait tout gâter, m’enlevant le plaisir de partir à l’assaut de cette tour fermée. Il y avait toujours un petit rien qui faisait fonction de pont-levis à la forteresse ! Un sourire, un bon mot, un regard, qui expliquait l’attrait sentimental et que, donc, je refusais. Je me dilatais dans la foule.

 

Enfin, un soir je la rencontrais ! J’étais en partance pour le théâtre quand cette femme me heurta par hasard dans la rue. Elle s’excusa et je lui dis que ce n’était rien. J’allais reprendre mon chemin quand je me rendis compte que j’étais incapable de retracer les contours de son visage, que j’avais oublié le son de sa voix alors que nous venions d’échanger deux mots ; je cherchais à me souvenir de ses yeux, de sa bouche, de son parfum, et rien ne me rappelait cette quelconque. C’était elle !

 

Par approximation, j’estimais la distance où elle devait être de moi désormais et courus au hasard après la silhouette qui disparaissait dans l’immensité de la foule ignorée. J’étais serré par le frisson ! Des lambeaux de conversations me parvenaient au fur et à mesure que je dépassais les passantes attardées.

 

Arrivé à hauteur d’une femme qui pouvait être celle qui venait de me heurter, je lui pris le bras. Elle semblait effrayée, surprise par ce dément époumoné que j’étais et qui l’agrippait en pleine rue se donnant en spectacle. Je me présentais à elle, lui dit mille mensonges ; que j’étais confus de ne pas m’être excusé avant elle, que c’était son sourire qui m’avait troublé. Avait-elle souri ? Je ne saurais le dire, je n’en ai aucun souvenir. Je faisais semblant de ramasser des souvenirs dans ses yeux et regardais sa crainte comme on regarde la buée sur une vitre lorsqu’elle disparaît quand l’air se réchauffe. Je lui contais les doux romans de l’amour et elle céda bientôt puisque nous nous donnions un rendez-vous pour le dimanche suivant au bord de la Seine.

 

Cela touchait au surnaturel ! Cette fille dont j’avais déjà oublié le visage allait se donner à moi ! Je n’étais pas certain de la reconnaître et comptais sur elle pour venir vers moi. C’est ce qui arriva. Alors je lui dis combien elle était unique, que ses yeux étaient profonds et ses lèvres, les ailes d’un oiseau qui migra vers mon cœur ! Je lui dis ce qui est nécessaire pour le gain de la bataille. Des divisions entières de mensonges enhardis assiégèrent son corps ! Elle me parlait et le timbre monotone de sa voix avait le ton d’une ville d’eau. Je me forçais à essayer de l’écouter en souriant. J’étais lié au défi que je m’étais lancé.

 

Je vous avoue que cette affaire fut une victoire complète sur tout son être qui se rendit sans condition. Elle me fit sans encombre les honneurs de son corps…

- Je vois que vous me regardez gravement, comme un juré d’assise met l’accusé face à son crime…

- Mais qu’advint-il de cette innocente ?

- Je l’ignore… puisque je ne l’ai jamais revue… Je ne lui ai pas demandé son nom... ou si je l’ai fait je n’ai pas écouté sa réponse... ou bien j’ai oublié... mon Dieu, je croyais l’avoir oublié...

 

 

5 – Un héros (1910)

 

 

 

J’avais atteint la ville de garnison. Je n’étais alors qu’un corps tombant dans la foule, pressé de vider des rasades d’alcool et de bon temps. La plupart de mes camarades étaient partis en sifflotant vers la guerre, exhibant fièrement leur tenue neuve de soldat à coup sûr victorieux ! Nous étions sous les ordres de l’Empire Napoléonien. C’était quelque chose quand même ! En nous fermant l’horizon des rois passés, nos maîtres d’école nous avaient contraints de ne rien voir d’autre que les victoires de nos aînés.

 

L’Histoire de France pour beaucoup d’entre nous ne débutait vraiment qu’en 1789. A nous d’en écrire la suite désormais ! Les filles souriaient, nous lançaient des œillades friponnes ; les enfants nous suivaient avec un bout de bois qu’ils tenaient telle une carabine, semblant grossir davantage encore notre régiment. Pour armement on nous avait donné ce superbe fusil Chassepot que je ne quittais pas ! De plus, notre unité disposait de trois mitrailleuses que nous appelions « canons à balles », capables de porter la mort jusqu’à 2800 mètres, c’est à dire bien plus loin que nos armes traditionnelles. Tout le monde était certain que nous allions exterminer ces prussiens, avec le feu grégeois et la bombe à triple éclat !

 

Et puis vint la vie de caserne et les jours d’entrainement. Quelle matière sublime qu’une troupe de jeunes mâles confiants et avides de renommée ! Nous avions intégré la file des gardes chiourmes et des bourreaux patentés ! Nous étions là, nombreux, enjoués comme avant une fête foraine, agglutinés devant le stand de tir aux canards. Peu à peu, sans en comprendre le sens profond sur le moment, j’ai vu de pauvres gens aux regards fiers s’asseoir en silence, en désarroi face au tumulte approchant. D’autres beuglaient telles des bêtes féroces leur soif de carnage, voulant se battre pour la joie des batailles bien plus que par velléité d’un monde meilleur !

 

Au milieu de ce peuple hétéroclite, l’aristocratie militaire s’agitait en désordre. Les officiers ne semblaient pas dignes des maréchaux d’Empire ayant abreuvé mon enfance, mais je ne pouvais admettre que le moindre pioupiou se crut autorisé à discuter les ordres reçus ; voir à proposer son propre plan de campagne !

 

Malgré nos atouts manifestes, je perdais confiance face notre confusion épouvantable. L’absence totale de cohésion et de discipline annonçaient la déroute invraisemblable. Je tentais de me convaincre de possibles beaux lendemains en me disant que le sang des vieux gaulois coulait encore dans nos veines !

 

Je t’avais rejoint à Wissembourg, ayant rattrapé la 2ème division d’infanterie du général Abel Douai à laquelle tu étais affecté. Il faisait nuit close. Les hostilités étaient suspendues au bon vouloir des prussiens. Dans le lointain, on voyait briller les feux de leurs bivouacs ! Dans cette période d’attente insupportable, alors que nos camarades faisaient bouillir du café ou sécher leurs toiles de tente humides de la rosée nocturne, nous avions engagé pour la première fois ce qu’on appelle une conversation. Tu avais les idées combattantes. Tu ne parlais que de la guerre et de conquêtes. Mon ami, je t’entends encore me dire dans un large sourire : « Héros, j’ai ça de famille ! » Je t’écoutais proclamer, en cette première semaine d’août 1870, la gloire de Félicien, ce grand-père disparu au passage de la bérézina lors de la retraite de Russie ! Fantassin perdu au milieu des derniers régiments à passer le fleuve gelé, soutenu dans la transhumance morbide des restes de l’armée impériale par la cavalerie d’héroïques généraux, on ne sut jamais ce qu’il advint de lui. Fut-il emporté par un gros bloc de glace, transpercé par un boulet de canon ou, plus probablement, s’est-il endormi au bout de l’épuisement ? Pareil à tant d’autres, il fut déclaré « manquant ». Puis ce grade suprême est arrivé : « mort pour l’Empire » !

 

Longtemps ta grand-mère a entretenu telle une relique, presque un saint suaire, le couvre-chef que lui avait rapporté un camarade du désastre. La magnifique coiffure tronconique à visière orne depuis ce jour un mur de la demeure familiale en lieu et place du vieux crucifix déclaré inutile. Tu m’as conté les nombreuses veillées d’hiver quand le froid épouvantable se montrait violent. La maisonnée assistait alors à de véritables parades mémorielles où chacun, regardant les carreaux givrés devenir lentement opaques, s’imaginait dans le temps lointain apercevoir Félicien avec ses brodequins percés, courbaturé par d’interminables marches, entouré d’une meute de cosaques terribles, se nourrissant du cadavre tiède de chevaux pelés et décharnés pour finalement disparaître aux alentours du fleuve destructeur. Comme vous y étiez ! Vous fermiez les yeux comme deux cercueils et entrevoyiez l’appétit honteux, sanglotant en silence. L’œuvre de Napoléon était pour vous une religion ; j’entends par religion, une certitude affirmée en commun. Ton père, Etienne, élevé en apôtre sincère de ce dieu-le-père est allé mourir tel un moine copiste lors de la guerre de Crimée, le 8 septembre 1855. Alors sous les ordres du glorieux Général Bosquet, on l’a vu s’abattre sur le bastion de Malakoff et, juste après avoir brandi l’aigle de son régiment, il a expiré atteint par un éclat d’obus.

 

C’était maintenant à toi de t’abreuver à cette gloire ! La mort en prenant tes aînés avait déblayé la place et tu venais prendre la file. Tu étais libre, plein de puissance. Tu avais dix-neuf ans. Toutes les énergies de ta jeunesse hennissaient ensemble. Tu semblais ne rien redouter, être en terrain connu, la gloire des tiens déployant un bouclier de renom. Je restais près de toi. Lorsque l’on monte dans une barque, il faut savoir où est le poisson. Ta généalogie semblait me prouver que tu étais un fin pêcheur.

 

Mais pourquoi m'as-tu raconté Mathilde ? Vos journées dans le foin lorsque le soleil est fort. Vos promesses et vos baisers échangés au bord de l’eau. La sueur sur son front après vos étreintes. Tu me l’as raconté si bien que très vite j’en étais, à ma honte, aussi affamé que toi. Il m’a semblé la voir en rêve, en Diane chasseresse, en vénusté lascive, en femme du monde ou en fille facile, selon mes insomnies, selon mes débauches, comme une peinture, forgée de tes souvenirs et de mes espérances, s’emparant de mon esprit. Je modelais son visage par tes indications. Je la redessinais dans mes songes avec des prunelles comme des astres, extasié tel Dieu pût l’être à l’aube du septième jour observant sa création. Je respirais gavé de mon péché. Face à la perspective du néant prochain qui efface tout, mon triste cœur ! Sous la clarté des étoiles, cette carence par procuration, cette absence irraisonnée et douloureuse de l’amour d’un autre, tout cela tu le comprenais. Tu m’inondais d’anecdotes merveilleuses, de soupirs légers, rafraîchissants ; tu clignais de l’œil et racontais encore.

 

C’était pour moi comme une pluie fine attendue trop longtemps, après un été de canicule. Avant Mathilde mes rêves étaient vides comme les poches d’un avare. Tu les as remplies d’elle. Au réveil, troublé par le fantôme encore chaud de Mathilde, je cherchais un moyen d’évacuer son image persistante. Je te regardais. Voulant te faire sourire, je te dis : « Heureusement ça ne sera pas les russes ! Sachant que ces bêtes-là ont déjà raccourci ton grand-père et ton père, tu ne m’en aurais pas voulu de m’installer ailleurs si ça avait été encore eux en face ! » Ta seule inquiétude était de ne pas pouvoir briller comme tes aïeuls, d’une glorieuse Alma ou d’une superbe Iéna ! Tes pensées s’étreignaient à nouveau de cette célébrité héréditaire et l’on devinait, aux roulements de tes yeux, les batailles, les fumées, les hurlements, les victoires à venir. A la pointe du jour, retentirent les premiers coups de canons. La quatrième division bavaroise, ayant quitté son cantonnement de Berzabern avec près de 30 000 hommes, se lançait à l’attaque de nos forces. Les rafales soufflaient, remuaient nos troupes. La tempête était si forte qu’on y voyait déjà presque plus rien ; désordre et effroi, voilà ce qu’était notre bivouac.

 

Je crois bien que tu fus un des premiers tués, sans même avoir tiré un seul coup de fusil ni vu le moindre début de prussien ! Sans même te rendre compte que la faucheuse t’avait pris ! Blessé à l'abdomen par un éclat d'obus, tu avais été mutilé d’une manière affreuse ! Mon grand chagrin fut que tu sois frappé ainsi, sans avoir pu conduire la moindre charge. Souffrant d’une douleur horrible on me fit prendre un peu d’alcool, mais le tourment était plus fort que le liquide et je m’évanouis. Je revins à moi quelques jours plus tard, la défaite et la peur consommées. Toi, tu avais été un bon chien de race ! Pour ma part, je fus réduie au rôle de spectateur d’une succession de défaites toujours plus humiliantes… mais je n’en conçu aucune haine. A quoi bon ? Y avait-il eu crime ? Un militaire ne commet jamais de crime ; tous les militaires sont des apprentis assassins. C’est leur raison d’être.

 

En souvenir de ces heures évaporées, je suis revenu à Wissembourg dans cet ossuaire désormais allemand pour rencontrer ta mère et déposer sur ta tombe quelques fleurs du bras valide qu’il me reste. Il me semblait que nos conversations n’étaient pas finies et que ta famille fut depuis un an un peu la mienne. Hélas je suis un chaos répandu sur leur chagrin ! Ce qu’ils voient en moi ce n’est pas ton ami – ton dernier ami – celui avec lequel tu as partagé l’épouvante de la guerre comme deux bêtes terrifiées. Ce qu’ils voient en moi, c’est l’injustice que je ne sois pas, moi, à ta place, ni toi, à la mienne ! Je n’aurais pas dû venir… J’ai appris que Mathilde s’est mariée il y a huit mois.

 

 

 

6 – Soupçon (1913)

 

 

La salle du restaurant est pleine de gouliafres dont les visages reflètent la volupté de ceux que la faim a fuit. Les nappes blanches couvrent les tables où se cognent des ventres gras de messieurs en smoking. Les dames, drapées dans des toilettes séduisantes, se dévoilent telles de véritables odalisques, offertes aux regards avachis de notables repus laissant, depuis leurs décolletées jusqu’aux reins, de terribles torticolis aux vieux messieurs. Enfin, la montre, ce nouvel accessoire de la décennie, se trouve presque partout : sur les bracelets, au bout d’une chaîne, ou sur le manche des parapluies. On ne veut pas connaitre l’heure : on veut la donner.

 

Deux amis achevaient de dîner. Allumant un cigare, Ernest Janequin se rapprocha de la table. C’était un fils de famille dont la principale qualité est son immense fortune. Élevé par un père visionnaire, Ernest a eu l’infinie sagesse, au moment délicieux de l’héritage, de laisser fructifier son pactole. Il était raisonnable, ne supportant que les idées qui marchent sur leurs quatre pattes. D’autres que lui auraient eu des fringales de visionnaire, des appétits de conquérant ; lui se contentait à merveille de certitudes d’épargnant.

 

Revenant d’un voyage en Orient, il goûtait en connaisseur cette soirée avec son ami qu’il n’avait pas revu depuis bientôt un an. Aspirant une bouffée de son cigare, il prononça d’un ton satisfait :

- Tu n’imagines pas combien Paris peut m’avoir manqué ! L’exotisme est bon pour les rêveries des jeunes filles. Pour ma part, le bonheur c’est un cigare, un repas copieux et du vin de bourgogne.

Reprenant appui sur le dossier de la chaise, il exprima le contentement jouissif de celui qui possède. Son ami, souriant faiblement, ne dit rien. Julien Chausson était un médecin apprécié du tout-Paris. Il arborait cette moustache grise qui vaut toutes les études. Son amabilité était légendaire et bon nombre de ses malades, rien que pour le bonheur de le satisfaire, se déclaraient guéris en quittant son cabinet.

 

Semblant revenir à lui, Julien murmura quelques mots inaudibles et déclara doucement :

- Je suis désolé, je n’ai pas écouté. Ne m’en veut pas, je crois que je deviens fou. Il faut que… mais es-tu prêt à entendre une histoire insensée…

 

Séduit par ce début prometteur, Ernest se lova dans son fauteuil et tout en plissant les yeux jusqu’à ce que ne reste que deux fentes félines, encouragea son ami à poursuivre.

 

- Voilà. Tout a commencé au début du printemps. Je me promenais sur les boulevards, heureux de mon bonheur. Par hasard, je rencontrais un ancien camarade de régiment que je n’avais plus revu depuis la guerre. Nous avions fait mille misères ensemble au temps de notre jeunesse et sommes tombés dans les bras l’un de l’autre comme si les malheurs que nous avaient causés les prussiens n’étaient plus que de méchants souvenirs.

 

Bien entendu, après tant d’années nous n’échangions que des banalités ; mais tout était si agréable, comme le sont les longues confessions qui viennent nous rappeler notre fraîcheur passée. Il me conta ses affaires qui allaient modérément. Il envisageait de s’installer dans la région et je lui promis que je l’aiderai volontiers, en lui révélant ma situation présente au cabinet qui, tu le sais, est excellente. Je fis un peu de fla-fla et parlais de mes malades reconnaissants, d’Héloïse, ma superbe épouse, du confort de ma demeure en ville, de mes vacances. L’après-midi fut réellement formidable et, en me quittant, il me déclara en souriant :

 

- Tu as vraiment une chance de cocu !

Eh bien, vois-tu comme on est stupide ! Cette expression anodine s’est logée dans ma tête comme un poison violent. Bien qu’étant persuadé qu’il ne pensait pas à mal, j’entendais constamment en mon for intérieur cette formule calomniatrice, comme une révélation : « Tu as une chance de cocu ! » Je rentrais hâtivement chez moi et trouvais mon épouse endormie dans un fauteuil, un roman de Balzac entre les mains. Je l’observais. Longuement. Tout en elle respirait le calme, la douceur, la sincère fidélité et, en mon âme, et je lui demandais pardon pour mes pensées.

 

Les jours suivants, mes malades avaient presque entièrement accaparés mon esprit. Pour une raison insolite, l’accusation revint pourtant me hanter : « Tu as une chance de cocu ! » Je ne sais pas si le plus difficile fut de cacher à Héloïse le doute qui me torturait ou si c’était de vivre avec ce sentiment instinctif de l’homme qui sait, qui devine sans preuve. Pourtant, dès que j’étudiais la chose d’un point de vue rationnel, j’enrageais de mes soupçons qui semblaient alors grotesques.

 

Je regardais notre chambre et tous les bibelots qui l’encombraient. Ces objets laids et futiles en savaient plus que moi sur ma femme. Qu’avaient-ils vus ? Il y a quelques jours, je m’asseyais sur un banc et, regardant des enfants jouer sous l’œil acéré des mères venues là, je laissais mon esprit vagabonder sur la placette, s’envoler avec quelques pigeons, courir entre les arbres. Je voyais sans filtre pour la première fois ! Toutes ces épouses chuchotaient et riaient entre elles, telles des complices de crimes odieux. Combien de ces enfants avaient pour père un autre homme que le mari ! Elles seules le savaient ! Je me mis alors à les mépriser, toutes ces péronnelles ! Je ne pouvais plus détacher mes yeux de ces vipères. Se rendant compte de mes regards appuyés, elles se levèrent et, prenant la preuve de leurs péchés par la main, disparurent dans l’horizon du parc. Le clocher de l’église sonna le quart et me rappela qu’il était tant de rentrer.

 

Arrivé chez moi, j’évitais les regards d’Héloïse, tenaillé entre la certitude du péché accompli et la honte de la suspicion. Je faisais intérieurement la liste complète de nos connaissances et cherchais le coupable probable sans parvenir à me fixer sur aucun nom en particulier. J’excluais d’avance toute rencontre avec une personne m’étant inconnue, Héloïse ne sortant que très rarement seule. Je proposais à nos amis des invitations à diner régulières. Durant les repas, je scrutais sans relâche les regards et les gestes échangés, les attentions portées, les insinuations voilées.

A ce stade de la discussion, Ernest coupa son ami par une boutade :

 

- Je ne suis pas libre à diner les prochains soirs !

- Par malheur, ce n’est pas drôle...sais-tu que je ne t’ai exclu de ma liste qu’en raison de tes voyages à l’étranger depuis un an ?

Ernest regretta sa boutade et reprit sérieusement :

- Et ou en es-tu maintenant ?

Julien continua :

- Ne pouvant trouver quiconque à blâmer, je me décidais à ne plus inviter personne chez nous. Je voulais couper tout contact avec le monde extérieur, souhaitant surprendre un courrier échangé, une visite impromptue qui m’aurait désignée le coupable ; j’attendais une quelconque volonté exprimée par ma femme de voir celui-ci ou celui-là ; mais rien n’est arrivé de tel et mon tourment ne cessait de croître. Je délaissais de plus en plus mes patients, pris d’accès subits d’une impérieuse nécessité de rentrer chez moi à l’improviste, prétextant avoir oublié un document important ! Mais toujours pas de coupable !

Mon monde devenait cette attente que connait le pêcheur au bord de la rivière.

 

- Et ton épouse ne se doute vraiment de rien ? Rien dans ton  comportement ne l’a inquiétée ?

- Non, rien. Si elle savait… la pauvre ! Elle aurait tant de dégoût pour moi ! Mais vois-tu, mon mal a encore empiré depuis hier soir. C’est pour te parler de tout cela que j’ai accepté ton invitation à dîner… malgré le fait que je m’interroge depuis le début du repas sur ce que fait Héloïse en ce moment. N’a-t-elle profité de mon absence pour le rencontrer, ce fantôme ? N’es-tu pas complice, en fin du compte, de cette ombre qui me hante, par cette invitation qui lui laisse le champ libre ?...Excuse-moi, je perds la tête...

 

Ernest voulait changer de sujet de conversation maintenant. Il voyait toute la guerre intérieure que se livrait son ami. Sa raison semblait avoir abdiqué. Il avait compris les premières escarmouches, les assauts terribles, et enfin la défaite

 

- Allons, allons ! Tout reviendra dans l’ordre. Tu es surmené !

Se passant la langue sur les lèvres, Julien poursuivit en tremblant :

 

- Hier soir, rentrant deux heures plus tôt qu’à l’accoutumée, je marchais à pas feutrés sans m’annoncer d’une quelconque sorte. J’ouvris avec force la porte. Elle sursauta, me disant que je lui avais fait peur, que j’aurai pu avertir de mon arrivée. Je ne pouvais m’empêcher de spéculer : pourquoi aurais-je du l’avertir ! Attendait-elle quelqu’un d’autre ? Venait-il de sortir ? Était-il encore dans sa chambre ?

 

Je la regardais et cherchais en elle la Jézabel... Vois-tu…à table je lui souris, je lui parle, elle ne mesure rien de ma détresse. Quand elle dort à côté de moi, je l’écoute respirer… et j’ai envie de l’étrangler !.. Je repasse les événements du jour, étudie les horaires, le temps qu’elle aurait pu consacrer à cet autre… Quand je suis occupé par mes malades, que je n’ai pu suivre ses moindres gestes, je me relève la nuit pour fouiller ses poches, respirer ses vêtements… y cherche le parfum d’un autre… un cheveu suspect… une trace infime de la faute !

 

Je suis venu dîner avec toi… parce que je sais que si j’étais resté chez moi je l’aurais tuée ! Ce soir je l’aurais tuée, tu entends ! Julien s’était enfin tu et, cachant son visage dans ses mains, fondit en larmes.

 

 

7 – Le carnet (1915 – récit inachevé)


12 mai

 

Les mitrailleuses allemandes nous canardent comme à la foire. Heureusement la compagnie se renforce ce soir qu’on nous a dit, par l’arrivée d’unités fraîches. Il est plus que temps ! J’en suis presque à  la fin de mon carnet. J’espère en trouver un autre lorsque je n'aurai plus de place dans celui-ci ! Je me suis porté volontaire, n’ai pas voulu profiter des avantages dus à mon sang, car un Béthonvilliers ne recule jamais. L’honneur c’est bien joli, mais si je meurs je ne veux pas disparaître dans un mensonge. La vérité, c’est que j’ai trop peur de ne pas en revenir et qu’on m’oublie. Il faut que j’écrive pour être sûr que ce soit vrai… pour être sûr d’être encore vivant. J’espère, mon petit Albert, que tu pourras me lire si je n’en reviens pas…

 

20 mai

 

Et revoilà le roulement monstrueux des obus ! Je regarde le ciel se voiler derrière la fumée opaque des explosions métronomiques. Une cavité providentielle faite par un projectile boche me permet d’attendre la fin du déluge de fer. En attendant je fouille dans ma poche et en ressort ce petit carnet qui m'accompagne depuis le début de ma mobilisation. Je le relis, pour passer le temps, pour narguer ma peur, pour penser à autre chose. Pour me rappeler que je suis un être vivant.

 

 

16 juin

Je ne parviens pas à comprendre ce que je fous là ! J’en ai marre de tout ça. Les jours se ressemblent tous. Froid, faim, pluie, fatigue.

 

Semi-repos, car l’inquiétude qui m’envahit empêche tout sommeil réparateur ; mon corps veut profiter de chaque minute, conscient qu’il s’agit peut-être de la dernière.

 

28 juin

 

Très mal fichu ces temps-ci. Diarrhées. Fièvres. Maux d’estomac horribles. J’ai rien pu écrire ni lire depuis des jours ! Enfin je m’en suis guéri. Encore une journée de passée !

 

29 juin

 

Un schleu a été pris près de nos tranchées. Il s’est perdu dans nos lignes cet idiot… Tout n’est que boue et cratères. Le schleu est interrogé par le capitaine. On a du calmer quelques gars.

 

1er juillet

 

Temps calme aujourd’hui. Je ne regarde que le ciel bleu, afin de ne pas voir les arbres morts. Tout ce bleu me ramène chez moi.

 

J’ai beaucoup contemplé la nature, l’azur, la mer, le vert des feuillages de nos montagnes charnues : quel beau pays que le nôtre avant septembre 1914 ! Quand je pose mes yeux à l’horizontal, c’est plus rien !

 

3 juillet

 

On a retrouvé le boche crevé ce matin. Quelqu’un n’aura pas pu résister… Le capitaine ne cesse de hurler depuis deux heures ! Il veut le coupable. Quelle ironie ! Il recherche – là, dans les tranchées – entre le feu des obus et des mitrailleuses, le coupable qui aurait buté ce boche dans la nuit. Nous sommes tous devenus fous…

 

5 juillet

 

Je suis bien tranquille au milieu de mes camarades. Pas de soleil aujourd’hui, d’où pas d’ombres. C’est étrange les pensées que j’ai. Ah la belle gueule de la guerre ! Elle nous observe et ses yeux se plissent pour mieux nous discerner dans les ténèbres. Bon Dieu, je ne veux pas mourir ici ! Je veux pas non plus avoir à rougir devant les copains, avoir honte d’une conduite peu glorieuse. 

12 juillet

 

On s’ennuie les trois quarts du temps. Rien à faire. Attendre toujours. Se coucher avec les rats qui grouillent et parler. Encore que parler, c’est bien. Parler à la guerre avec des inconnus, c’est très bien. On n’a pas de raison de mentir. On n’a pas besoin de prouver les choses. On parle, et c’est tout. Chacun son tour. Hier j’étais avec un gars qui s’appelle Francis, un type de Bretagne. Un copain de solitude. Un bon copain d’absurdité. Toute sa vie est comme la mienne. Finalement on n’est pas si original. On le croit mais non...

13 juillet

 

La terre est boueuse comme une nuit au bordel. Il faut savoir aller à l’essentiel d’un vice ! La mort est un vice. Je vais à la mort. Je sens qu’elle veut que je la prenne dans mes bras. Qu’elle attende !... elle les aura bien assez tôt mes bras !

 

16 juillet

Par une matinée humide les obus allemands, courtisans de nos vies, reprennent leur ronron et font bien du bourdonnement autour de nous. Le capitaine nous parle d’Histoire, de grandeur et d’honneur. Je me fous bien de l’Histoire… je veux vivre !

 

16 juillet (suite)

 

Ces capitaines me dégoûtent ! Ils semblent vouloir des disciples prêts à évangéliser les fosses !

20 juillet

 

La réalité devrait être aplanie par le rêve. C’est au contraire le rêve qui est bosselé par la réalité… Je me déshabille de ma dignité, manteau inutile dans ce lieu. Je ne veux qu’un sanctuaire, même bâti d’opprobre et de honte. Les officiers se lèvent, multiplient les avancées, les embourbements dans les trous. On croirait mille Christ sacrifiés ! Cette journée n’est qu’un épisode dans l’égorgement pastoral.

 

21 juillet

Nous sommes des moutons ! Le capitaine évalue nos morts à deux cent. Il dit que les boches en ont perdus le double et il est content de nous !... Quel abruti !!! Misère !... nous avons un héros pour capitaine et il nous veut sur l’autel de son sacrifice ! Je crois bien qu’on est reparti comme en soixante-dix !

 

4 août

 

Un instant de répit. Une trêve de quelques heures pour ramasser les hommes. J’ai regardé Francis tout à l’heure. Je voyais son sang couler. Sans crainte, sans peur, sans un mot, la mort est venue le prendre avec une grappe de trouffions. On aurait dit qu’elle suivait le mouvement des âmes et que vêtue d’un masque imperceptible, elle se nourrissait de la sottise ambiante. C’est beau un mort !

 

16 août

 

Tout est lent, ennui profond, désœuvrement. Soudain c’est la mitraille et la canonnade ! La mort prend les siens… Face à elle je ne bouge pas d’un pouce. Je l’ignore pour qu’elle ne me voit pas. Une chaleur secrète envahit mon corps. Il faut que je me lève, que je marche un peu. Non... il ne vaut mieux pas. Je pense à tout ce que je ferais loin d’ici. Mais qu’a donc été ma vie ! Je suis ce qu’on appelle un bon soldat. Couché au sol, je tousse, je tremble, je tire au hasard quelques cartouches. Je suis un bon soldat. J’ai été un très bon châtelain. J’aurais pu être un bon employé, un bon coursier, un bon chauffeur.

 

12 septembre

Nous avons bien ri ensemble aujourd’hui, chacun allant de son souvenir précieux. Pour les uns, l’odeur d’une femme au lit, pour les autres, un pain bien chaud. Mais celui qui nous charma le plus, ce fut René quand il déclara : un pot de chambre plein de pisse ! Ici on pisse toujours la bite à l’air ! En y réfléchissant bien, c’est pourtant lui qui a raison. Rien ne vaut plus que de pisser chez soi !

 

13 septembre

 

Hier j’ai vu un boche. On aurait cru un français, dans son uniforme crotté masquant ses couleurs. Le temps que je comprenne, je l’ai loupé… En même temps comment pouvais-je savoir que ce crevard noir dans son habit gondolé par la pluie était un de ces schleus ! Et puis même l’aurais-je tué : et ensuite ?

 

20 septembre

On fait une opposition de vers-de-terre ! Celui qui se lève est mort. Celui qui bouge se fait canarder. Pour vivre, il faut faire le mort. Alors on ne sait plus qui imite qui. Et puis, à un moment donné on nous intimera l’ordre d’y aller : l’ordre de mourir !

 

23 septembre

 

Je commence à les aimer ces tranchées ! Je me sens une âme de propriétaire. Ce sont mes tranchées, mes rats, mes poux ! C’est ma peur et mon ennui !

 

24 septembre

Rien n’est humain ici, moi pas plus que les autres. Les lignes de cette contrée sont incertaines. Plus rien n’a la forme de rien. Un chêne semblant centenaire laisse ses branches chuter sur le sol et on croirait voir l’arbre abandonner lui aussi, complètement ancré dans sa résignation. Je ne connais pas même le nom du petit bourg au loin. Je ne veux pas mourir sans savoir où c’est ! Tout homme devrait avoir ce droit ! N’est-il pas odieux de s’endormir pour toujours sans savoir exactement où l’on est ?

 

1er octobre

 

Oh jeune fille, croyais-tu que notre amour était mort ? Et maintenant tu reparais devant mes yeux… Tout à la lisière du bois, à cinquante mètres de la tranchée, les plus lâches pensées se complaisent dans mon esprit. La mort est d’une beauté merveilleuse ce matin. Elle a pris tant des nôtres que je pourrais aisément être l’un de ceux-là. Ils n’ont plus de visage, plus de forme, plus de passé. Le bois est tout près. Juste l’atteindre ; après, on verra...

 

1er octobre (suite)

Il n’y a plus de capitaine. Quelle destinée innocente m’a orienté vers ce cul-de-sac ? Je suis désemparé de tant de malchance ! Cette boue me mange la figure et l’âme. J’ai le sentiment d’entendre des insectes grouiller dans mon ventre. Chaque grain de terre parait plus vivant que moi. Je n’ai pas même le courage de déserter ! Tous ces hommes couchés sur le côté ressemblent à un champ de pastèque.

 

 

 
 
 

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