L'oncle d'Amérique
- Christian Tritsch
- 15 mars
- 3 min de lecture
« L'oncle d'Amérique »
D’abord, je dois préciser qu’il vient pas du tout d’Amérique, Jo. En vrai je l’avais jamais vu avant tonton Joseph. Seules quelques photos en noir et blanc dans l’album de famille prouvaient son existence. C’est pour ça que dans ma caboche de gosse, le type jonglant avec les sous et les voyages je l’avais labellisé amerloque… sorte de James Stewart avec élégance et courage en bandoulière. Mais c’était toujours un tonton invisible. Celui qu’on risquait pas de croiser dans les réunions de famille. Qu’était toujours en voyages pour affaires. Des trucs florissants ! Le mec avec plein de pèze dans les fouilles et qu’on citait à la fin du repas pour encourager les mômes à bien faire leurs devoirs d’école. Le totem familial !...
Quand je suis devenu homme et père de famille à mon tour, y a belle lurette qu’il avait viré aux oubliettes de mon crâne, le tonton Jo. Alors quand il m’a adressé un message Facebook me demandant d’être son ami, j’ai eu un flottement dans la réponse. Je me demandais pourquoi maintenant ? Mais quand même ça m’affriolait terrible de découvrir le crésus familial !... et puis c’est le frangin du papa avec presque le même âge que le père s’il n’avait pas clamsé à 50 piges… Et puis enfin, je voulais pas louper une chance d’être collé un jour sur le testament. On s’est filé rencard devant un resto à l’heure du déjeuner.
Je suis arrivé pile. Il était là, le dos bien droit malgré ses 71 ans, avec un regard pétillant et une allure générale bon-chic bon-genre. Il avait un sourire trop régulier pour qu’il s’agisse de véritables dents. Il avança vers moi et lança un « Salut ! » me faisant découvrir sa voix pour la toute première fois. Nous nous sommes serrés la main en nous embrassant les joues. Assis face à lui, je regardais ce visage familial et inconnu il y a 5 minutes encore… Jo a les mêmes yeux verts que mon père. Il a aussi ce sourire propre à notre famille, ce je ne sais quoi qui fait que je me suis dis : c’est un des miens.
Il commande deux rôtis de porc accompagnés de quelques frites et d’un verre de blanc sec. Donne l’impression d’avoir été pris en faute. De vouloir expier une faute… s’excuser de l’absence… d’expliquer que sa carrière a prévalu sur tout… même sur son mariage et ses gosses. Que nous autres, le reste de la famille, on n’a pas été mis plus à l’écart que ses plus proches… Il dit qu’il veut faire le bilan… que tout ça en valait la peine, même si le prix en fut lourd… Qu’il se souvient de lui tout mioche, vers 6 ans, les mains dans des poches trouées… Que serrant ses poings il s’était promis de réussir… Avec sa première paye il s’était offert un cours d’équitation !… A l’époque, plus encore que maintenant, c’était faire partie d’un cercle restreint. Faire du cheval c’était grimper d’une classe direct. Pour ça qu’il avait fait le cosaque !
Et puis il cause de son mariage… de son divorce. Il a mis les voiles une fois ses enfants presque adultes… Il a fait sa valise, sa femme a pas compris le pourquoi. Y avait rien à comprendre qu’y dit… c’était l’évidence… il était mûr… Son mélo ressemble au mien. On reproduit sans cesse les mêmes séquences. On invente rien. Nos vies sont des copiés/collés… avec plus ou moins de virgules, mais le texte différencie peu. Ses yeux s’embuent. Il parle de sa fille morte il y a plus de 10 ans, alors âgée de seulement 39 ans… Un accident de scooter. C’était une rebelle sa fille… Une fugueuse et une tête de mule… Je l’aime sans la connaître, mais j’apprends sa naissance et son décès coup sur coup… Alors adieu cousine !... Qui étais-tu, je ne le saurais jamais… Elle a un frère qui vit aujourd’hui à deux pas de chez moi… J’ai promis à tonton Jo de faire une visite surprise un jour. Je n’y suis jamais allé…
Et puis, Jo a refait sa vie comme on dit. Avec une allemande, directrice du théâtre de Fribourg. Une autre cousine de 15 ans baragouine allemand et crapahute quelque part. Il me montre sa frimousse en photo. Il est fier, tonton Jo. Il parle encore un peu de mon père… dit qu’il l’aimait beaucoup… peut-être son préféré en frangin… mais qu’il a pas eu de chance… qu’il a été apprenti dans la boucherie où bossait tonton Albert… que celui-là c’était pas un exemple !… Qu’il lui en a fait baver des tonnes et que sûrement tout est venu de là… Qu’en tout cas ça a pas aidé. Je l’écoute en silence et… tout en étant heureux de le voir… ne peut m’empêcher de regretter mon oncle d’Amérique.
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