Ecrit par Sébastien DURAND
"Un voyage se passe de motif. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même." Nicolas Bouvier Vendredi 27 juillet 2012 — Pourquoi voyages-tu seul ? Tu n’as personne avec qui partir ? Samedi 28 juillet 2012 Milan, Italie 10:30. Quatre heures ont passé. Je suis assis du côté de la fenêtre. Quatre heures, sur les treize heures de trajet nécessaires aux 1300 kilomètres que doit parcourir le train qui me fait traverser l’Italie du nord au sud, pour rejoindre la ville de Brindisi, dernier arrêt avant le terminus situé à Lecce, dans le talon de la « botte » comme on l’appelle familièrement. La Suisse et ses massifs alpins sont déjà loin derrière. Le sommeil ayant pris le dessus pendant cette première partie du trajet, seules quelques images du paysage et quelques panneaux de stations me sont parvenus à travers la fenêtre lorsque j’ai ouvert les yeux : Visp, Brig, Domodossola. Un arrêt, un réveil. Lorsque le train est arrêté, les yeux s’ouvrent. Des gens montent, d’autres descendent. J’entends des mots d’italien autour de moi. Au début d’un voyage en solitaire, on est toujours envahi d’un sentiment bizarre, qui peut nous faire nous demander « Qu’est-ce que je fais ici ? ». Un voyage comme celui-ci est rythmé par ses grandes lignes : départ, trajet, arrivée, départ, trajet, arrivée, … et il faut un peu de temps avant que cette orchestration se mette en place et prenne tout son sens, ce qui dissipe alors toute interrogation. C’est excitant de voyager, cela éveille nos esprits. Mais à quel moment suis-je en train de voyager ? Lorsque je suis sur la route qui m’emmène à destination, accompagné par l’idée de voir enfin celle-ci de mes propres yeux, ou lorsque j’arrive précisément au but fixé, avec la satisfaction de voir en vrai ce que je n’avais pu jusqu’à maintenant étudier que sur des photos et dans des livres ? Comme le dilemme entre la possession et la convoitise, quel est l’élément qui éveille nos esprits : partir ou arriver ? Partir pour s’éloigner de quelque chose, arriver pour se rapprocher de quelque chose. Le train repart et ma sieste continue. Les minutes passent sans jamais se rappeler à mon sommeil, je suis bercé comme un enfant à l’arrière d’un monospace sur la route des vacances. Arriver, pour se rapprocher de quelque chose, pour se rapprocher du monde. J’ouvre les yeux, c’est encore un panneau écrit en blanc sur fond bleu à ma fenêtre. « Milano Centrale », c’est mon arrêt, le premier de ce long voyage. Les gens commencent à descendre du train. Je me réveille tranquillement avec des images floues de passagers qui illustrent tous, à leur manière, le riche éventail d’individus que l’on peut observer à bord d’un train. Il y a l’homme d’affaire, bien sûr : costume, chemise, cravate, mallette, téléphone portable. Celui que l’on n’aperçoit qu’en coup de vent tant il est toujours pressé. Il y a la famille ou presque : papa, maman, enfant(s), ou papa tout seul, ou maman toute seule. Il y a la bande de copains / copines : vacances de fin d’études, retrouvailles, retraite, casquettes, lunettes de soleil, appareil photo. Et puis, il y a moi. Enfin, non pas que je ne me sente si différent. Casquette, lunettes et appareil, moi aussi. En fait, je suis tout seul. Remplissez un wagon entier de « voyageurs à l’unité » et imaginez l’ambiance, chacun dans son coin, personne ne parle à personne ? Au contraire, ceux qui voyagent en groupe, ou même à deux, ont déjà un ou plusieurs interlocuteurs en face d’eux, lequel aura tout loisir de converser facilement avec vous. Alors, un wagon entier de « voyageurs à l’unité », c’est un peu comme un concept d’émission de télé-réalité : le train démarre, personne ne se connaît ; le train arrive, nous sommes les meilleurs amis du monde. Je retrouve mes esprits et rassemble mes affaires. Nous sommes en terre italienne. Tel un escargot du XXIème siècle, j’ai toute ma maison sur le dos. Je replie consciencieusement ma carte de l’Europe, mon objet de culte, toujours accompagné d’un stylo noir pour y tracer mon parcours. Un premier trait de stylo, entre Bâle et Brindisi. 12 cm sur le papier, 1300 km sur les rails. La gare de Milan est immense et l’intérieur est coloré de grandes fresques. Je suis face au tableau des départs et des arrivées, immense, à l’image de la gare elle-même. Chaque jour, plus de 300 000 personnes posent leurs yeux sur cette pièce maîtresse de la station centrale milanaise. Le seul fait d’être dans une gare est exotique. En lisant tous ces noms de villes sur le tableau, c’est comme si Venise, Rome, Naples, étaient à deux pas d’ici, à portée de rail. Les transports sont devenus tels qu’avec un billet de train et un peu de temps, on peut aussi bien rendre visite à son oncle dans le village voisin qu’aller boire une pils à Munich. Tout autour de moi, j’entends parler italien, ou plutôt je « vois » parler italien, avec la gestuelle caractéristique de ce pays qui accompagne les paroles. Et maintenant ? Mon prochain train ne part que dans une heure, une heure à tuer à Milan, cela me laisse le temps de sortir et d’explorer un peu la ville. On va dire que je considère cela comme une étape « bonus », c’est un arrêt de courte durée sur le long trajet qui a pour but de me conduire à ma destination. Quand on a soif de voyage et de découverte, toute étape bonus est bonne à prendre. Je me dirige vers l’uscita la plus proche qui m’emmène à la Piazza Quattro Novembre, devant la gare. Il n’est que 10:40 et la chaleur à l’extérieur est étouffante, l’air semble pollué comme dans le souvenir peu élogieux que m’a laissé mon passage dans certains coins autour de Venise, à Mestre, en 2006, lorsque j’avais mis pour la première fois le pied sur le sol italien. Les Milanais, au volant, sont des Italiens comme les autres, ils créent des troisièmes voies, improvisent des places de parking, et agrémentent le tout de coups de klaxon réguliers qui, si l’ont inventait une « langue klaxon », se réclameraient tous d’un dialecte obscur incompréhensible pour le voisin d’en face. Dans ce cadre, un Français paraîtrait presque bon conducteur. Les hommes d’affaires prennent un taxi, les familles louent une voiture, les bandes de copains prennent le bus. Moi ? J’ai pour habitude de dire qu’on est souvent surpris par les distances que l’on peut faire rien qu’avec ses petites jambes. Devant la gare, je prends en photo une petite affiche qui a attiré mon attention, collée sur un lampadaire. Un bonhomme fait la grimace sous la mention « Pisapippa ha tassato anche me ». « Pisapippa m’a trop taxé ». Le maire de Milan, Giuliano Pisapia, se voit attribuer le doux surnom de « Pisapippa » (pippa étant le mot familier pour désigner la masturbation masculine) sur cet autocollant au fond orange, couleur de son parti politique. Une attaque contre celui qui a mis en place l’Area C, un péage urbain pour accéder en voiture à la zone nommée Cerchia dei Bastioni. Les milanais mécontents ont placés ces affichettes un peu partout dans le centre-ville, bien que les auteurs initiaux restent inconnus. Je fais rapidement le tour de la gare et marche jusqu’à une église, quelques rues plus loin. Les rues se ressemblent, grandes, bruyantes, sans un seul coin d’ombre. Il me reste une demi-heure avant mon deuxième départ de la journée. Dommage, j’aurais bien voulu découvrir Milan un peu plus, voir la cathédrale par exemple, il Duomo di Milano. Je trouverai sans doute dans les années qui viennent un ticket de train et un peu de temps. Je reprends la direction de la gare et y mets à profit ce temps pour un peu de dépaysement culinaire avec la pizza Pale Ligure, pur produit italien d’une région voisine, située un peu plus au sud. Ce n’est pourtant qu’une fois dans l’assiette que je m’aperçois que parmi l’important nombre d’ingrédients, le prosciutto (jambon) habituel n’en fait pas partie, ce qui ne rend pas pour autant le repas moins bon. Après cette pause végétarienne, je cherche sur le tableau d’affichage la suite de mon voyage. Lecce, voie n°18. Le train est déjà bien rempli. Sur le quai, je revois mon éventail de passagers- type qui compose cette marée humaine, prête à prendre le large. Aidé par deux italiennes, je trouve ma place à côté d’un couple de retraités dont la femme est plongée dans la lecture d’un article révélant les secrets mode et beauté de la chanteuse Katy Perry. Ou comment se faire prodiguer de précieux conseils par une personnalité dont les photos de magazines sont ouvertement retouchées. Le train se met en route. En rail, en fait. Le voyage continue, jusqu’à ce soir 20:12, précisément. Nous sommes environ à la moitié du chemin, quelque part entre Rimini et Ancona, je suppose. Les rails longent la côte Adriatique. Je peux voir directement à la fenêtre les plages de sable, rochers, cerfs-volants dans le ciel et autres bateaux au loin. C’est un paysage qui fait vacances, qui réchauffe. Enfin, il fait déjà très chaud, mais qui réchauffe d’une autre manière. Le train s’arrête, un nouveau panneau bleu, c’est Ancona. Ici commence la ferrovia adriatica, la ligne adriatique. 600 km jusqu’à Lecce, puis Otrante, ville la plus à l’est de l’Italie. La température continue d’augmenter, comme le nombre de passagers à bord. On peut sentir l’odeur, cette odeur qu’on ne sent qu’ici, dans les trains. Je change de voisins de siège pour la troisième fois. Les passagers, italiens à une large majorité, sont plutôt silencieux, la plupart essaient de dormir malgré la chaleur. Le paysage a changé, les couleurs de la campagne des Abruzzes me rappellent l’Espagne ou la Grèce, les mêmes champs asséchés et quasi désertiques. Les palmiers se font de plus en plus nombreux, certains arbres hauts perchés ont l’air de sortir tout droit d’un décor africain. Le bleu de la mer revient de temps en temps à la fenêtre et tout le monde se penche pour l’apercevoir, pour se « réchauffer ». La Mer Adriatique, point central de ce voyage, je l’aurai vue sous tous les angles d’ici quelques jours, à l’ouest en ce moment, au sud ce soir, puis à l’est et enfin au nord. Voilà des semaines qu’à la question « où est-ce que tu pars ? » je réponds que je vais traverser l’Italie en train, image qui a beaucoup plus d’impact auprès des gens que de dire « je vais en Albanie ». « Ah, et qu’y a-t-il à y voir, en Albanie ? ». « Justement, c’est pour le savoir que je veux y aller ». Ce soir, je quitterai les rails, pour franchir la mer. Samedi 28 juillet 2012 Brindisi, Italie Chaque étape est importante, le moment où l’on monte dans le train et celui où l’on en descend. Monter dans un train est synonyme de départ, quitter un lieu pour aller vers un autre, repenser à tout ce qu’on a vu, imaginer ce qu’on va voir. Regarder à la fenêtre, observer les gens, dormir, rêver, réfléchir, ne pas réfléchir. Descendre, c’est l’arrivée. Le train est arrêté, une nouvelle gare, une nouvelle ville, un nouvel élan, une nouvelle énergie, une nouvelle soif de découverte. Il est 20:15. Après ce trajet interminable de 1300 kilomètres, j’arrive enfin à Brindisi Centrale. Me voilà dehors, à la nuit tombée, devant la gare, piazza Francesco Crispi. Il fait toujours très chaud. Les chauffeurs de taxis attendent patiemment leurs clients, je m’engage à pied, droit devant. Ma mission de ce soir est de rejoindre la Costa Morena, zone d’embarquement des ferries pour la Grèce et l’Albanie, située à tout de même 4 kilomètres de la gare. Le timing est assez serré, mais je devrais pouvoir me débrouiller en mode piéton. Décidé, je commence à marcher vers ce que je pense être le centre, c'est-à-dire vers l’est, guidé par l’aiguille de ma boussole. Des mats de bateaux apparaissent, le port ne semble donc pas très loin. Je marche sur un trottoir en bord d’une grande allée principale qui longe la côte, la route me semble sans fin. On dirait bien que le temps va jouer contre moi. Dans un souci d’efficacité, je m’arrête devant un hôtel et décide d’aller y demander un petit coup de main. J’entre, confiant. L’endroit semble mort pour un samedi soir, pas de réceptionniste, juste une télévision allumée mais personne pour la regarder. Je sonne. Plusieurs fois. Les minutes passent, toujours personne, je tente une visite dans les locaux. Derrière la réception et la modeste salle de détente, un local à tout faire est ouvert et, de l’autre côté, on accède à ce qui semble être une cuisine. Rien. Comme une sensation de ville- fantôme qui plane entre ces murs. Le temps continue de défiler et je n’ai désormais plus en tête que l’impératif horaire de l’embarquement. Je regarde l’heure, encore. Impuissant, je laisse des minutes précieuses passer à la trappe, encore, jusqu’à ce qu’enfin, un responsable se présente. Il doit certainement être seul, ou presque, à gérer ce petit hôtel. Je lui explique mon problème. L’anglais n’est pas son fort, mais sa bonne volonté permet un dialogue inattendu et appréciable. Il me sort un plan de la ville et tente de me faire comprendre, en italien, qu’il y a des bus gratuits qui font la navette jusqu’au port de Costa Morena. « A sinistra » m’indique-t-il en tendant sa main vers la gauche. Cette seule indication me suffira. Pas vraiment le temps de rentrer dans les détails. Je le remercie d’un « grazie mille » et replie soigneusement, comme à mon habitude, le précieux plan. A gauche toute. J’avance rapidement, d’un pas légèrement gagné par le stress. Les rues sont plus animées, j’arrive effectivement au centre de Brindisi. Il y a une sorte de fête et les jeunes sont réunis au milieu d’une grande place, à côté du bâtiment de la capitainerie du port. Comme la lumière d’un phare qui me guiderait dans la nuit, je reconnais devant moi le signe quasi-international des bornes Tourist Information et m’adresse à la jeune femme qui y est affectée. Elle désigne du doigt le bus en question, situé quelques mètres derrière moi, puis assiste au spectacle de ma course contre la montre, me voyant courir pour attraper ce bus avant qu’il ne s’en aille et qu’il ne me faille alors trouver un plan B. Je me présente au chauffeur. Le véhicule est vide. — Where are you going ? Greece ? — No, Albania Je marche, lentement, rassuré, vers le fond du bus et prends place. C’était bien la peine de courir, je suis le seul passager. Le véhicule est entièrement vide et n’est pas prêt de partir. Le chauffeur en profite pour sortir quelques minutes, pour bavarder avec un collègue qui vient de se garer sur la place voisine. S’il ne faisait pas nuit noire, on aurait pu se croire en milieu d’après-midi. Les rues n’y sont certainement pas plus animées qu’à cette heure- ci où la fête bat son plein. Je lève les yeux et un autre « voyageur à l’unité » se présente au chauffeur, à l’avant du véhicule. Il se dirige vers le fond, dans mes pas, et s’assois, à quelques sièges de moi. Deux passagers, on va dire que nous sommes au complet, le bus est « rempli » et part pour rejoindre la zone portuaire. Conduite sportive, à l’italienne. Pas de klaxon, à cette heure tardive, c’est qu’il n’y a pas grand monde à klaxonner. Le chauffeur traverse une immense plate-forme à travers le port comme s’il était sur un circuit automobile. Nous arrivons à Costa Morena après tout de même quelques bonnes minutes de route, je réalise que le trajet à pied aurait été un véritable casse-tête. Je repense au réceptionniste de l’hôtel, merci à lui. Je me lève et me dirige vers l’avant du bus. En sortant, je questionne le chauffeur qui me montre à travers sa fenêtre le bureau des enregistrements pour les ferries. Merci. Deuxième « grazie mille » de la soirée. Quand on a une formule qui marche, pourquoi s’en priver ? Cela peut faire sourire, même un chauffeur de bus italien en service de nuit. « Si vous parlez à un homme dans une langue qu’il comprend, cela entre dans sa tête. Si vous lui parlez dans sa langue, cela va droit dans son cœur », comme le disait Mandela. J’entre dans les locaux et me présente au bureau pour le check-in, avec la feuille que j’ai préalablement imprimée lors de ma réservation. L’homme au guichet prend mon document et l’analyse, d’un air méfiant. Nous nous regardons. Avec quelques mots d’anglais, je tente de lui expliquer que j’ai acheté mon billet en ligne pour la traversée de ce soir. Il observe, ne dit pas un mot. Je cherche une autre formule, pour le faire sourire. Il tape sur son clavier et imprime un ticket, tout en conservant le document que je lui ai présenté. Me voilà prêt à embarquer. Je suis face au port, les indications ne sont pas très claires. Je passe un portail et distingue une affiche « Imbarco Albania » à côté de laquelle quelques personnes sont déjà installées en attendant d’embarquer. Là, il s’agit vraiment d’un moment du genre « Qu’est-ce que je fais ici ? ». Il est plus de 22:00. Une femme âgée se tourne vers moi et me demande ce qu’il y a sur mon billet, je parviens à comprendre qu’elle ne voyage pas avec la même compagnie que moi et veut vérifier si elle est bien dans la bonne file d’embarquement. Malheureusement, je ne lui suis pas d’un grand secours. Un sourire, c’est toujours cela. Enfin, j’essaie. La zone se remplie progressivement et je n’entends plus parler l’italien mais l’albanais. Tout le monde a son passeport en main et je ne vois quasiment que des couvertures affichant Republika e Shqipërisë, République d’Albanie. Les gens autour de moi parlent tous entre eux, comme si les albanais de la traversée Brindisi-Vlora étaient tous amis. Peut-être une équipe de « voyageurs à l’unité » ? Parfaits inconnus il y a une dizaine de minutes, frères de traversée pour la nuit qui s’annonce. On a toujours plus de points communs avec quelqu’un qu’on ne le croit, même avec celui qu’on ne connaît n’y d’Eva ni d’Adamo (en Italie). Par exemple, à bord de mon wagon-test expérimental rempli de « voyageurs à l’unité » où chaque voyageur est seul avec son aventure, nous avons déjà en commun d’être seuls et d’être dans le même train, au même endroit et au même moment. C’est suffisant, quand on a pour habitude d’observer les gens, pour se demander « où vont-ils tous ? » et, pourquoi pas, questionner l’un d’entre eux à ce sujet. Briser la glace. Les albanais, méditerranéens, le savent. Briser la glace ? Il n’y a pas de glace en Méditerranée ! Le débat est parfois houleux, je n’arrive à y distinguer qu’un seul mot prononcé par une jeune femme à côté de moi : « shqiptar » qui veut dire « albanais ». La légende raconte qu’un chasseur, après avoir sauvé un jeune aiglon de la morsure d’un serpent, reçut en récompense d’un aigle l’acuité de ses yeux et la force de ses ailes, pouvoir qui s’est ensuite transmis à tous les descendants du chasseur, désormais appelé « shqiptar », l’homme-aigle. C’est un de leurs points communs évident, ils sont tous « shqiptar » et s’apprêtent à rentrer dans leur pays. Pays de vie, pays de cœur, pays auquel ils sont attachés. L’attente est très longue, moi qui avais peur d’être pris de court par le temps. Je suis un français stressé, mais modérément. Entre un parisien et un méditerranéen, quoi. C’est finalement à 23:00 que les trois agents en charge de la sécurité nous laissent entrer. Nous marchons, en file indienne, jusqu’à un petit bâtiment intermédiaire où sont vérifiés les passeports. Encore 30 minutes d’attente, dans cette nuit noire et chaude. Une fois le contrôle passé, une petite voiture électrique, comme on peut en voir dans les aéroports, nous récupère de l’autre côté pour conduire les passagers aux ferries. Aux ferries, car il y a deux bateaux, celui de RedStar Line et celui d’Agoudimos Line. Le chauffeur de la voiturette nous dépose devant le ferry de RedStar, tout le monde en descend, je suis visiblement le seul de notre petite troupe à ne pas être concerné. Je lui montre mon ticket pour lui indiquer que je ne suis pas sur ce bateau, mais sur celui d’Agoudimos. « No Problem » me dit-il avant de se remettre en route pour emmener son dernier passager, le français, à destination. Nous parcourons à nous deux les quelques dizaines de mètres restants pour rejoindre le bateau à bord duquel je ferai ma traversée. Nous y voilà. Le ferry Ionian Spirit se dresse devant moi, géant des mers. Ultime contrôle à l’entrée, l’agent recopie les informations de mon passeport sur une longue liste de passagers. Je constate que je suis le seul portant la mention FRANCE, la quasi-totalité de la liste étant composée de mentions ALBANIA et de quelques rares ITALY. Les véhicules entrent en même temps, la file de voitures est interminable. Sagement, je suis la file de passagers et monte à bord, enfin. Après une journée entière de train et un unique repas plutôt matinal, seules deux choses occupent mon esprit : manger et dormir. Je m’aventure, au hasard, dans les couloirs du bateau. Aussi insolite soit-il, de nombreux panneaux de consignes et d’indications sont en suédois, sous-titré finnois. Le navire a probablement dû avoir une première vie dans la Mer Baltique avant de parcourir la Méditerranée. La compagnie Agoudimos étant basée en Grèce, le reste des informations est affiché soit en grec, soit en anglais, soit dans les deux langues. J’arrive au pont où se trouve le restaurant et trouve une table pour y poser mon sac et les quelques affaires que j’ai pour habitude de conserver toujours en poche, à portée de main. Mon portefeuille, évidemment, avec de l’argent liquide, mon passeport, une boussole, et un vieux téléphone portable, quand même. Si j’en venais à me faire voler mon sac, ce que j’aurais choisi de garder sur moi dans mes poches pourrait, ou non, me sauver la vie. Apparemment nous avons le choix entre cinq ou six menus ce soir. Tout le monde a l’air de connaître les lieux et d’agir comme à la maison. Les albanais regagnent leur pays et n’en sont probablement pas à leur première traversée. Je suis le mouvement vers le self-service, même les étiquettes des compartiments couteaux et fourchettes sont en suédois. Kniv, gaffel. Je prends un plateau, comme à la cantine du collège, à l’époque où j’avais douze ans et j’apprenais les capitales européennes dans un livre de géographie. Albanie ? Capitale : Tirana ! Le moment perturbant où je dois demander ce que je veux dans mon assiette arrive, mais heureusement mon voisin de file a ce soir les mêmes goûts que moi. « Qofte, ju lutem ». J’essaie de reproduire ce que j’ai entendu devant moi, et cela a l’air de marcher : je reçois bien la même assiette que mon prédécesseur albanais. Cette spécialité du pays des aigles a l’air bien appétissante. A retenir. Quand on a une formule qui marche, pourquoi s’en priver. Traversée en ferry oblige, ce modeste repas me coûte tout de même la somme un peu excessive de 9€. Le « qofte » doit être bon. Le nom, à lui seul, est dépaysant et savoureux. Je reste un moment à table, pour étudier mon itinéraire, réfléchir à ce qui m’attend et prendre quelques notes. Assiette d’un côté et paperasse de l’autre. C’est incroyable ce qu’on peut emporter comme affaires et se rendre compte que finalement, pas même la moitié ne serait nécessaire. Par instinct de survie, sans doute, pour emmener avec soi un petit bout de sa maison et de la sécurité qu’elle représente, pour avoir des choses connues auxquelles se raccrocher. Un peu paradoxal, puisqu’un voyage a justement pour but de nous ouvrir à l’inconnu. Il est presque minuit, l’heure est venue de fermer les yeux. Le bateau, lourd, massif, est lancé sur les eaux de la Mer Adriatique et nous conduit, tranquillement, vers les terres voisines, droit devant. Ayant opté pour la solution la plus économique, qui consiste à dormir sur le pont plutôt que de dormir dans une cabine privée hors de prix, je prends place à une table face aux hublots pour m’assurer d’être réveillé par le soleil et de ne surtout pas louper l’arrivée en terre albanaise le lendemain. Visiblement, je suis loin d’être le seul à avoir choisi cette option. Les gens autour de moi, toujours en véritables habitués des lieux, s’installent aux tables voisines, n’hésitant pas à pousser les chaises pour se coucher à même le sol. Le compartiment se transforme en une sorte de grand dortoir improvisé. « Qu’est-ce que je fais ici ? » Oui, mais cette fois-ci, la question se pose à moi avec son bon profil, celui dont la réponse ne peut être faite que d’un sourire laissant échapper les mots « Je voyage ». La machine est lancée. Départ, trajet, arrivée. Tout autour, les passagers ont, pour la plupart, apporté eux aussi des petits bouts de leurs vies, de leurs chez-eux. Couvertures, oreillers, tout est prévu. Ils enlèvent leurs chaussures, voire même leurs vêtements. A quoi bon réfléchir, je suis le mouvement. Le Ionian Spirit est certainement un habitué, du moins depuis qu’il a commencé sa deuxième vie en Méditerranée. Natën e mirë, c’est l’expression utilisée pour dire Bonne nuit. Cette nuit-là, allongé à même le sol de notre chambrée populaire, je me surprends à rêver. Non pas que cela ne m’arrive jamais, mais c’est suffisamment rare pour être souligné. Je fais un rêve. Un rêve plutôt étrange. En haut d’une montagne, je suis seul. Par je ne sais quel moyen hasardeux, je me retrouve ici, dans un décor de roches et de sapins. J’ignore s’il fait jour ou nuit, tout semble figé. Je marche, pieds nus dans la terre humide, sans laisser d’empreintes. Un bruit grandit. Les aigles. Dimanche 29 juillet 2012 Vlora, Albanie — D’où est-ce que tu viens ? — Je suis d’Allemagne, mais j’habite à Vienne, en Autriche... et toi ? — De France, dans la partie Est, à côté de l’Allemagne. — Pourquoi tu es à Vlora ? Visite ? — Oui, je suis venu découvrir l’Albanie, c’est la première fois que je viens ici. — Sympathique. Pareil pour moi. Voilà comment j’ai rencontré Tim. J’ouvre les yeux face aux grandes baies vitrées du bateau dont je n’avais hier soir pas vraiment saisi la taille. J’ignore si je dois mon réveil aux rayons du soleil ou à la chaleur déjà écrasante. C’est flou, comme dans le wagon italien. Le compartiment me semble différent, la lumière du jour me fait remarquer encore plus de « voyageurs-dormeurs » que la veille. Notre dortoir commence à s’animer, certains ont déjà plié bagage. Devant moi et mes yeux à peine ouverts, la mer, et surtout, la terre. L’Albanie est en vue. Cette seule idée me donne le sourire et me rend comme un enfant qui verrait l’océan pour la première fois. J’imagine un instant dans ma tête le petit point insignifiant qui me localiserait sur une carte de l’Europe, celle de mon livre de géographie, que j’ai si souvent étudiée. Le temps d’attraper mon sac, d’enjamber ceux qui s’offrent une grasse matinée au milieu du passage (il est 7:00 du matin) et je cours vers la sortie la plus proche pour rejoindre le pont extérieur. A l’arrière du bateau, beaucoup sont déjà sortis pour respirer et admirer la vue. Le pavillon de l’Albanie est hissé et flotte au vent, un aigle noir à deux têtes sur un fond rouge uni. Shqipëria, le Pays des Aigles. Les premières terres que je vois par la fenêtre sont des petites îles rocailleuses et inhabitées, la côte et le port de Vlora ne sont maintenant plus très loin. Je reste quelques temps assis sur un banc à l’extérieur, à regarder le sillage du navire découpant la mer. Progressivement, la côte apparaît, la ville, les immeubles, la plage. Le ferry se rapproche, de plus en plus lentement, la manœuvre de positionnement pour le débarquement est très longue, mais je ne suis pas pressé. Personne n’est pressé. Le spectacle est relaxant et donne le sourire à tout le monde en ce dimanche matin. Les gens commencent à descendre, je me glisse dans la file qui s’est improvisée dans les escaliers et qui retraverse chaque pont jusqu’à la sortie. Encore quelques minutes à bord et je contemple la ville dont les contours sont maintenant clairement dessinés. L’imposant Ionian Spirit est à quai et à mon tour, je pose le pied à terre. Vlora, Albanie. Le port a l’air bien fatigué. La longue berge de débarquement voit défiler piétons, voitures et poids lourds les uns après les autres jusqu’au poste de contrôle. Un camion albanais porte sur l’arrière de sa caisse des informations et des coordonnées en français, encore un étonnant exemple de réincarnation d’un matériel obsolète pour l’un qui devient utile pour un autre. Nous sommes des dizaines entassés devant le poste de contrôle. « Mirë se vini » nous souhaite le panneau de bienvenue. J’ai le sentiment étrange que mon voyage n’a pour l’instant été principalement composé que de longs moments d’attente. Mais c’est justement l’attente qui ne donne que plus de prestige au but final. Vient enfin mon tour : passeport, saisie des informations, scan, tampon et des mots de bienvenue qui coûtent trop cher aux autorités pour être offerts aux touristes. Nous y voilà. Je sors de mon sac le plan de la ville que j’ai emporté avec moi, réalisant que quelques kilomètres séparent le port du centre de la ville. Impression de déjà-vu, mais cette fois-ci, pas d’impératif horaire donc pas d’inquiétude, ma « mission » du jour ne sera que pour cet après- midi : prendre le bus pour Tirana, la capitale située 200 kilomètres au Nord. Vlora est une ville modérément peuplée, grande comme Metz ou Besançon, fondée par les Grecs puis devenue un port important de la province Romaine d’Illyrie, avant de rejoindre successivement les serbes, puis les ottomans et enfin les italiens. Parcours mouvementé qui se conclut par l’indépendance de l’Albanie en 1912, proclamée ici-même et immortalisée par un monument que l’on peut voir sur l’une des places de la ville. Bien déterminé à rejoindre le centre malgré la faible quantité d’informations géographiques que j’ai en ma possession, je fais confiance à ma boussole et commence à suivre, par hasard, un passager du Ionian Spirit que j’avais déjà repéré au contrôle des passeports. Chemise verte, lunettes de soleil, gros sac de voyage et chapeau. Tout sauf albanais. Lui, c’est un « voyageur à l’unité », c’est sûr. Je continue à le suivre. Juste comme ça, par un hasard orienté, dirons-nous. Je le vois sur le point de traverser une rue quelques mètres devant moi, l’air perdu au moins autant que je le suis. Après une brève hésitation, je décide de m’adresser à lui. — Eh… Do you speak english? — Yes. C’était sûr. Je poursuis avec mes questions et lui explique que je suis à la recherche de la station de bus pour Tirana. Sur ce point, il est aussi perdu que je le pensais et ne peut pas m’aider. Qu’importe, faisons connaissance, nous avons déjà tant de points communs. Tellement, qu’il aurait pu être dans mon wagon, lui aussi. Voilà comment j’ai rencontré Tim. Tim est originaire du Nord de l’Allemagne. Il a rejoint le port de Brindisi en faisant du stop depuis Vienne, en Autriche, où il habite et fait ses études. Il était parti le week-end précédent et avait mis à peine une semaine pour traverser l’Italie. Son but final était l’Albanie où, comme moi, sa curiosité l’avait emmené et où il avait prévu de rester trois mois et de découvrir tout le pays. Un an auparavant, il avait parcouru la partie est de la Turquie en faisant du stop depuis Istanbul, seul. Les voyageurs solitaires se reconnaissent toujours entre eux. Je suis fasciné par son récit de voyage, lui est fasciné par le mien. Les voyageurs parlent toujours la même langue. Il suggère judicieusement de commencer par trouver une banque et changer nos euros en lek, la monnaie du pays. L’un comme l’autre, nous allons y passer les prochains jours pour moi, les prochains mois pour lui. Riche idée, donc, pour démarrer. Aujourd’hui, nous sommes dimanche et ne savons pas si les commerces sont ouverts. A quelques pas de là se trouve une boutique, porte ouverte, où mon nouveau comparse allemand tente sa chance auprès de la vendeuse, en anglais. Un échec. Les informations que j’avais eues avant mon départ me semblent se vérifier, l’anglais est à mettre de côté ici. L’italien est la seule langue étrangère plus ou moins comprise et parlée dans cette région du pays. Ayant fait mes devoirs à la maison avant de venir, je sors de ma poche, devant la boutique, les quelques notes griffonnées à bord du bateau, au dos desquelles je me suis assuré un kit de survie de vocabulaire en langue locale. Je rassemble les quelques mots que j’ai appris et essaie de faire un semblant de phrase, avec une conviction et une confiance qui restent, évidemment, très limitées. — A është i mundur të ndryshuar para? (est-il possible de changer de l’argent ?) — Valute? me demande-t-elle. — Po, valute! Il semble bien qu’elle m’ait compris. Je parviens à saisir dans son explication qu’une banque se trouve à quelques mètres sur notre gauche, c’est le moment de placer fièrement un joli « faleminderit », merci. Mon nouveau compagnon de voyage me questionne. — Tu parles l’albanais ? Tout en continuant à marcher, je lui transmets les quelques mots de base que j’ai appris avant de partir. Nos histoires respectives nous passionnent, si bien que nous oublions presque de nous arrêter à la banque devant laquelle nous venons de passer. Nous ne trouverons pas de lek ici, les bureaux sont fermés. Comme je le lui explique, je dois rejoindre le centre afin de trouver la station de bus pour Tirana. Je propose que nous prenions cette direction, nous continuons donc à marcher vers le nord, boussole en main. — Tirana, c’est la capitale, c’est ça ? — Oui, c’est ça. Nous levons les yeux vers une enseigne « kembim valute » (bureau de change). — Commencer par la capitale pour visiter un pays, ça peut être intéressant pour recueillir des informations pour voyager ici. — Oui, tout à fait. — Comme je vais rester en Albanie au moins trois mois, je commencerai peut-être par là… L’agence est ouverte, nous passons la porte. C’est une seule grande pièce avec, à notre gauche, un premier bureau occupé par un homme en costume, les yeux sur l’écran de son ordinateur. Il y a des ventilateurs disposés dans toute la pièce, tout autour de nous. Devant, du côté droit, la femme qui tient le bureau de change nous a vu entrer et nous sourit, à nous et notre allure ostentatoire de touristes. Je sors mon portefeuille et me présente au guichet. Des petites pièces de 100, des billets de 200, 500, 1000, 2000… Un euro est égal à 0,0072 lek. Tim, à son tour, s’avance et procède au même rituel. Je l’attends à l’extérieur de l’agence, loin du son de la symphonie improbable que joue la collection de ventilateurs. En fait, non, j’attends plutôt de savoir ce que je dois faire. Son objectif à lui était de changer de l’argent, le mien de rejoindre le centre. Alors, mission accomplie pour chacun d’entre nous. Est-ce déjà la fin d’une collaboration démarrée à peine dix minutes plus tôt ? Je ne sais pas si je dois attendre, ni pourquoi. Ni d’ailleurs pourquoi je ne devrais pas. Il faut malgré tout que je lui demande. — Alors, où est-ce que tu comptes aller maintenant ? — Mmm… je vais prendre le bus pour Tirana. Je suis soulagé par sa réponse. Pourquoi ? Comment expliquer qu’une personne totalement inconnue puisse vous donner le sourire rien qu’en décidant de vous accompagner ? Quel que soit son nom, qu’il s’appelle Tim ou Sébastien, c’est lui qu’on cherche lorsqu’on voyage en solitaire. Celui qui comprend que l’on puisse partir seul et dans un pays que la plupart des gens ont déjà du mal à situer sur une carte, et qui trouve ça si fantastique, que c’est juste impossible de ne pas le faire. Qu’y a-t-il à voir en Albanie ? C’est pour le savoir que je veux y aller. Tim était allé au Kosovo en 2004, à Prizren dans le sud du pays, où il y a trouvé les « gens les plus gentils et accueillants qui soient ». En Turquie, il lui avait suffi d’apprendre à dire en turc que « la Turquie est très belle » pour que les turcs fassent de lui leur nouveau meilleur ami et qu’il se voit tout offrir par des gens qui n’avaient rien. Ceux qui recherchent ça vont dans des pays que les autres ne peuvent pas situer sur une carte. Tim et moi, nous sommes à bord du même wagon. Nous nous sommes assis dans un parc à côté de la Place du Drapeau, à la recherche d’un coin d’ombre, comme les anciens autour de nous, plongés dans leurs parties d’échecs ou de cartes. Je montre à Tim l’unique feuille qui me sert de dictionnaire d’albanais, où j’ai recopié une dose massive de vocabulaire et plusieurs colonnes de verbes conjugués. — « Unë dua të shkoj në Tiranë », ça veut dire « je veux aller à Tirana ». — Aller à pied ou en voiture ? — « Shkoj » veut juste dire aller… Quel que soit le moyen. Pourquoi ? — Eh bien... en allemand il y a aller à pied « gehen » ou en voiture « fahren », il n’y a pas de verbe pour dire aller tout court. Plus de sept années d’allemand entre le collège et le lycée et cette évidence me tombe dessus comme si j’avais seulement appris hier à dire « Hallo, wie heisst du ? ». J’essaie de me rappeler le nombre de fois où j’ai finalement utilisé « gehen » pour dire que j’allais quelque part, en voiture. Tout laisse à penser que les professeurs de langues n’ont pas le même impact devant leur public d’adolescents. Let’s gehen, alors. Nous reprenons notre chemin et arrivons enfin à la rue d’où partent les bus. Le format est le même quelle que soit la destination. Minibus blanc pouvant accueillir une douzaine de personnes, panneau sur lequel est écrit le nom de la ville desservie, chauffeur arpentant la rue en marchant et criant la destination qui est la sienne. A peine arrivés, l’un d’eux s’approche de nous. « Tirana ? ». Nos sacs de touristes nous ont trahis. Il nous a suffi de prononcer un « oui » pour voir nos sacs aussitôt embarqués dans la soute du véhicule. En fait, le « oui » était la réponse à la question « est-ce que vous allez à Tirana ? » et non pas à la question « est-ce que vous allez à Tirana, avec mon bus ? ». Tant pis, cela fera l’affaire. Le prix du trajet, déjà très peu élevé, environ trois petits euros, ne sera pas négocié, malgré les tentatives de Tim avec le chauffeur qui se cache derrière ses lunettes noires. Je tente de lui demander dans combien de temps nous partons, mais mon albanais a atteint ses limites, le mot « combien » ne figurant pas dans mon dictionnaire de poche improvisé. La phrase « si herë është ? », bricolée de toutes pièces, est prise pour « Sarandë ? ». Non, la ville de Saranda, dans le sud du pays, n’est pas notre destination, alors pour éviter tout malentendu, je replace un « Unë dua të shkoj në Tiranë » sécurisant. Quand on a une formule qui marche, pourquoi s’en priver. Le bus partira visiblement lorsque les douze places seront prises, les horaires de départ et d’arrivée n’étant là qu’à titre indicatif. Nos sacs sont déjà chargés, Tim et moi patientons sagement au bord de la route près des vendeurs de légumes et des marchands de poules, rassemblées dans les coins d’ombre. Nous parlons comme si nous nous connaissions depuis toujours. Quelques minutes passent, le chauffeur aux lunettes noires s’agite encore à côté de son minibus, en quête de clients. Au même moment, nous tournons tous deux la tête vers le trottoir voisin. Quelque chose a intrigué nos oreilles. Quelqu’un parle anglais au téléphone. Le chauffeur nous fait signe de monter à bord, le véhicule est complet et se met en route. C’est parti pour 200 kilomètres de minibus dont la mention « climatisée » n’était là, elle aussi, qu’à titre indicatif. Nous sommes installés tout au fond, sur la dernière banquette. J’observe les passagers qui seront nos compagnons de trajet pour les 2:30 à venir. Je vois que Tim fait de même. A l’avant, ça parle albanais, comme lorsque j’étais à Brindisi le soir de l’embarquement. Le débat a déjà commencé. Je tends l’oreille. Devant nous, la même voix féminine que tout à l’heure achève sa conversation téléphonique dans un anglais qui semble particulièrement maîtrisé. Tim me relate en détails l’épisode comique de la négociation avec le chauffeur de tout à l’heure. Je lui dis en plaisantant qu’il faut que l’on trouve comment dire « combien » et « combien ça coûte » si on veut avoir plus de succès dans nos tentatives de négociations. A ces mots, sans nous y attendre, nous mettons un visage sur l’intrigante voix anglaise, puisqu’elle se tourne vers nous pour nous dire : — « sa kushton » c’est l’expression utilisée pour dire « combien ça coûte ». Voilà comment j’ai rencontré Amanda. Une blonde en Albanie, il était évident que ce n’est déjà pas très courant. Amanda est américaine et étudie à l’Université de Tirana. Voilà 6 mois qu’elle réside dans la capitale albanaise, dans une famille d’accueil. Plutôt étonnant, car j’imagine que peu d’américains sont déjà capables de situer l’Albanie sur une carte. Originaire de l’état de Caroline du Nord, elle se présente comme une « campagnarde » qui a grandi loin des gratte-ciels, loin de ces images qu’on voudrait, moi le premier, coller arbitrairement à tous les américains modernes. La qualité des routes que nous empruntons laisse à désirer, mais à ce qu’on nous dit, la ligne Vlora-Tirana est plutôt en « bon état ». Tout cela est évidemment très relatif. Le chauffeur, l’œil aiguisé et rompu à l’exercice de la recherche de clients, s’arrête en bord de route lorsqu’il voit du monde pour scander le même « Tirana ? » qui avait su nous convaincre, Tim et moi, quelques minutes plus tôt. Au fil des arrêts et des récoltes, quelques passagers supplémentaires ont rejoint notre convoi de l’extrême. Pendant ce temps, nous sommes occupés à parfaire notre vocabulaire albanais avec Amanda qui, après seulement 6 mois dans le pays, parle la langue presque couramment. A l’issu d’un trajet mouvementé, mais ponctué par cette nouvelle rencontre, nous rejoignons enfin la capitale de l’Albanie. Dimanche 29 juillet 2012 Tirana, Albanie — Le Kanun, c’est le code de loi des albanais. Un meurtre doit être vengé par un autre, c’est la dette de sang : la Gjakmarrja. Alors que le matin même, je débarquais d’un ferry Grec pour poser pour la première fois le pied en Albanie, me voilà assis à une table du Bakkali Bar, à deux pas du centre-ville de Tirana, en compagnie de Tim, l’allemand-autrichien, et Amanda, l’américaine-albanaise. Parfois, il faut laisser faire, laisser l’instinct nous amener là où notre raison est formatée à ne pas nous laisser aller. Nous échangeons autour d’un sujet peu commun, le code de loi albanais, qui remonte à l’époque médiévale. Le peuple tient pour sacré ce code hérité de l’empire ottoman, qui reste aujourd’hui une pratique traditionnelle ayant pour base le Kanun de Lekë Dukagjini, dont fait partie la fameuse loi sur les dettes de sang : le droit, et pour certains le devoir, de répondre à un meurtre par un autre. Nous échangeons tous les trois sur de nombreux sujets. J’en profite pour goûter la bière albanaise numéro 1, produite ici, dans la capitale, sobrement appelée la « Tirana ». Amanda est une habituée des lieux et demande le cocktail maison, qu’elle connaît bien. Tim a un petit côté alternatif, presque hippie, que j’avais deviné mais pas encore identifié. Ce sera un jus de fruit pour lui. Je suis captivé par le récit d’Amanda qui raconte sa vie ici, ses études, et comment elle a appris l’albanais si rapidement et sans réellement le travailler, mais juste comme ça, sur le tas. Elle entame une discussion avec le serveur, assis à côté de notre table, totalement à l’aise dans la langue locale. Nos verres vides, nous nous levons pour quitter le bar. Amanda a un rendez-vous et ne doit pas trop tarder. C’est ici que nos routes se séparent. Le centre-ville se révèle à nous alors que nous avançons sur cette grande avenue. Amanda est allée rejoindre le lieu où elle réside, dans une rue voisine. Tim et moi arrivons sur la place centrale, celle que je vois en photo sous tous les angles depuis des semaines : la place Skanderbeg. C’est une grande esplanade, tout en longueur, dont la verdure centrale contraste avec le bitume qui l’encercle et relie entre elles les grandes avenues de la ville. Au centre, le drapeau flotte aux cotés de la statue du héros national albanais, Gjergj Kastriot Skanderbeg. Pour l’instant, nous passons en vitesse. Nous prendrons le temps de profiter des lieux plus tard, car je dois trouver l’endroit où je passerai la nuit ce soir. Rue Urani Pano, c’est à quelques dizaines de mètres de la place. Tim, comme il le dit lui-même, est dans la politique du always go with the cheapest, son côté alternatif. A la réception de mon hôtel, il s’applique à des recherches intensives sur le poste informatique à disposition. Ai-je manqué de courage ou bien suis-je trop attaché à mon confort pour ne pas avoir eu la même démarche ? Chaque voyageur est unique, je suppose. Je lui donne un bout de papier sur lequel il note les différentes adresses qu’il a relevées. Il m’explique sa démarche plus en détails. Il souhaite dépenser le moins d’argent possible, sur tous les plans, que ce soit en logement, transport, alimentation. Tout. Ce soir, la nuit lui coûtera 7 petits euros, pour une tente plantée dans le jardin d’une auberge de jeunesse trouvée au hasard d’une rue. Une des adresses qu’il a relevée se situe dans une petite rue, en marge du centre, que nous avons tout le mal du monde à trouver. La chaleur ne nous quitte pas, même en cette fin d’après-midi. Pendant que je tente le coup avec des passants au hasard et un vocabulaire albanais extrêmement limité, Tim pousse la porte d’une boutique afin de demander de son côté quelques éclaircissement géographiques. Je le rejoins rapidement. Quelques mots en italien sont échangés et sortent des deux côtés, mais sans doute pas les bons. Nous ne sommes pas plus avancés. Les deux commerçants, derrière le comptoir, sont désolés de ne pas pouvoir nous aider, mais, de leur côté comme du notre, chacun rit de la situation. Nous en profitons pour acheter tous les deux une bouteille d’eau et une pomme, ce qui ravit nos deux presque- interlocuteurs. Des « grazie mille » fusent de tous les côtés. C’est que nous n’avons encore rien mangé aujourd’hui. Finalement, au détour de nouveaux échanges avec des gens du quartier, visiblement ravis de nous venir en aide, nous arrivons à l’endroit initialement visé par Tim, une auberge de jeunesse située au fond d’une cour. Moi qui suis pourtant un habitué des auberges, je regrette de ne pas y avoir jeté un œil plus tôt. Fort de mes voyages précédents à travers toute l’Europe, serais-je déjà dans le processus qui consiste à privilégier le confort à l’aventure, la certitude au hasard, et bientôt, qui sait, les séjours en clubs de vacances all-inclusive dans le sud de l’Espagne plutôt que les chevauchées approximatives et périlleuses des routes moldaves ou ukrainiennes ? De l’un à l’autre, il n’y a qu’un pas. Une question d’âge ? Peut-être. Une question d’expérience ? Les voyages m’auront bien appris cela, on ne sait jamais ce qu’on va trouver, mais la première chose que l’on viendrait à penser serait naturellement « alors, méfions-nous » quand il serait justement bon de raisonner totalement à l’opposé. Let’s gehen. Bien souvent, c’est le meilleur scénario, celui que l’on n’avait pas envisagé, qui se produit. Maintenant que nous avons tous deux l’assurance d’un toit sur la tête quand viendra la nuit fraîche (si seulement), il est temps de regagner le centre et de découvrir la ville. Au détour des différentes ruelles qui se succèdent et dont l’état nous interroge parfois sur les conditions de vie des habitants, les appels à la prière du muezzin arrivent jusqu’à nos oreilles. Nous sommes en plein dans la période du Ramadan (Ramazan en albanais), le mois sacré pour les musulmans, l’islam étant la religion majoritaire dans le pays. Tim est, comme moi, un féru de spécialités locales. Pas besoin de grand débat afin de nous mettre d’accord sur notre repas de ce soir, ce sera le byrek national. C’est une sorte de crêpe très fine, parfois roulée, parfois présentée comme une tarte, que l’on trouve dans de nombreux pays de l’ancien empire ottoman. Les deux jeunes filles derrière le comptoir s’amusent de notre accent, ou peut- être bien de notre look manifeste de touristes- aventuriers, je ne saurais dire. La chemise vert olive et le chapeau type Borsalino de Tim y sont certainement pour quelque chose. La nuit tombe progressivement alors que nous marchons tranquillement le long de la place Skanderbeg puis de la mosquée Et’hem Bey. Tirana est un mélange étrange, une capitale composée d’une succession de constructions anciennes et nouvelles, de bâtiments neufs qu’on a « plantés » à côté de bâtiments abandonnés. Non loin d’un bâtiment appelé la Pyramide, on trouve la maison qui a été celle d’Enver Hoxha, l’ancien dirigeant des jours sombres de l’Albanie communiste. Ironie du sort, le quartier est maintenant le coin branché de la capitale, où les jeunes passent leurs samedi soir à naviguer entre bars et boîtes de nuit, à l’image du modèle initié par les jeunesses des pays capitalistes modernes. Le revers de la faucille. Ayant d’autres aspirations que les décibels agressifs et les shooters de vodka, nous regagnons l’auberge où réside Tim. Il est presque minuit et la température est enfin redescendue un peu. J’accompagne Tim jusqu’à la cour. Le patron des lieux, Yuli, nous rejoint. Lui et sa femme gèrent cette auberge, mais la vie étant ce qu’elle est dans ce pays, cela ne suffit pas. Lui a un deuxième travail en ce moment. Parfois, il lui arrive d’assurer trois emplois en même temps. Il nous invite à monter sur la terrasse, à l’étage, et à discuter autour d’un verre. La magie des auberges de jeunesse opère une fois de plus. Intérieurement, je remercie Tim sans qui je n’aurais jamais mis les pieds ici, et je remercie ma curiosité sans qui je n’aurais jamais mis les pieds en Albanie. Autour de la table, nous retrouvons Marion, française, et James, irlandais, tous deux arrivés quelques jours auparavant. La magie des auberges de jeunesse. Originaire de Lyon, Marion vient de parcourir le trajet qui sera bientôt le mien, mais en sens inverse. A savoir, Zagreb-Sarajevo- Podgorica. Elle termine son voyage par la capitale albanaise, puis un dernier arrêt au bord du Lac d’Ohrid, du côté ouest de la République de Macédoine, pays voisin de l’Albanie. James, quant à lui, est un jeune irlandais qui a prévu un séjour plus long ici, afin de découvrir l’ensemble du pays : Kukës et Lezhë, au nord, Durrës, le long de la côte Adriatique, et le Sud, la zone la plus populaire, avec les villes de Berat, Gjirokastër et Saranda, à seulement quelques dizaines de kilomètres de la frontière grecque. Avant même d’avoir quitté le pays, je suis déjà envahi par l’idée d’y revenir. Yuli, le propriétaire de l’auberge, est à peine plus âgé que nous. Lui et sa femme viennent d’avoir leur premier enfant. Tout dans son attitude et dans le ton de sa voix laisse transparaître une philosophie que l’on a peu l’habitude de voir dans nos pays occidentaux : « Je n’ai pas grand-chose à vous offrir, mais je vous offrirais tout ce que je peux ». Dans son regard, on voit aussi la désillusion, la fatalité. « Ici, la vie n’est pas formidable, mais c’est comme ça, nous devons faire avec ». Marion, James, Tim et moi l’écoutons attentivement, comme un professeur livrant une lecture, ou plutôt donnant une leçon. Une leçon d’humilité. Pourrions-nous en dire autant ? « Chez moi, la vie est formidable, j’ai beaucoup à offrir, et je vous offrirais tout ». Comme beaucoup d’albanais, l’histoire de son pays est un sujet qui tient à cœur à Yuli. La Grande Albanie historique, qui rassemble le Kosovo, une partie du Monténégro, l’Ouest de la Macédoine et une petite province grecque, la Çamëria (prononcer tcha-mè-ri-a), est la vision ultime et parfaite de nombreux albanais. Evidemment, chaque peuple issu de ces pays voisins a sa propre version de l’histoire, dont la finalité est toujours à son propre avantage. Je comprends maintenant le sens des affiches que nous avions vues un peu plus tôt en marchant dans les rues de Tirana, « I love Çamëria ». Les querelles historiques et les conditions de vie rudes ne font pas moins de Yuli un bon vivant, qui gère une auberge pour gagner sa vie, bien sûr, mais qui ne compte pas les heures, ni les verres offerts, lorsqu’il est question de partager un moment de convivialité, quels que soient ses invités et quels que soient leurs parcours, leurs origines, leurs idées. La soirée se poursuit autour de cette tablée internationale, ou du moins, européenne. James, l’irlandais, est un grand curieux, un assoiffé de savoir et de connaissances. Il questionne longuement Yuli et décrit de son côté la situation qu’il connaît dans son propre pays, où des divergences opposent la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, et fait un parallèle avec les conflits passés au Kosovo, dont Yuli nous raconte certains épisodes dont il a pu être témoin. Marion, la française, est plus timide, mais nous parlons parfois tous les deux, dans notre coin en bout de table. Tim est à ma droite, il intervient régulièrement dans le débat, à sa manière pacifiste qui, forcément, nous met d’accord sur ce point : régler des différends par les armes n’a jamais été une solution. Yuli connaît bien son pays et prend plaisir à nous en parler, tout en veillant bien à ce que personne n’ait de verre vide autour de la table. Il est presque 3:00, la fatigue se fait sentir. En face de moi, je vois Marion fermer les yeux. James, lui, pourrait continuer à débattre pendant des heures. Il est très tard, Tim et moi, nous voulons aussi pouvoir profiter de notre journée de demain. Les hôtes de Yuli regagnent leurs chambres, à côté de la terrasse. Je descends avec Tim qui avait au préalable monté sa tente dans le jardin en contrebas. « Gute Nacht, bis Morgen ». Yuli me raccompagne jusqu’à l’entrée et me demande de bien noter son adresse, me garantissant que la prochaine fois que je reviendrai, il aura une bouteille de Rakia au frais. C’était une belle soirée. Une soirée humaine et authentique. Je dois traverser la ville pour regagner l’hôtel, qui est de l’autre côté de la place Skanderbeg. On aurait tendance à penser que de parcourir à pied la capitale de l’Albanie au milieu de la nuit est loin d’être une idée rassurante, mais cette promenade nocturne me fait découvrir une ville paisible et modeste, riche de culture, d’histoire, d’entraide, de fierté. Yuli n’est pas juste un homme de Tirana. Yuli est Tirana. Il est 10:30 lorsque je quitte l’hôtel ce matin, non sans un sobre mais enjoué « Mirupafshim » lancé à la réceptionniste, parfaite représentante du charme illyrien, avant de pousser la porte et de me mettre en route. Assis sur les grandes marches de l’opéra de Tirana, je contemple la place Skanderbeg, face à moi. Une demi-heure plus tard, le temps d’écrire quelques cartes postales, je suis rejoint par Tim, coiffé de son bon vieux chapeau. Nous restons assis quelques instants sur les marches, je termine l’écriture de mes cartes et lui en profite pour aller en acheter une à son tour, dans la boutique de souvenirs à l’angle de la place. Nous commençons à marcher. Le long des rues principales, sur les trottoirs, on trouve de tout, on peut acheter aussi bien des téléphones portables, que de l’électroménager ou encore des légumes ou un lot de poules en liberté. Je rentre dans un bureau de poste pendant que Tim étudie le marché-souk qui se joue dehors. Une dame âgée se tourne vers moi. Même si j’avais su dire « pouvez-vous répéter la question ? », je suis à peu près certain que cela ne m’aurait pas plus aidé à la comprendre. Heureusement, dans ma liste de vocabulaire, figure le classique et indispensable « je ne sais pas » : nuk e di. Je sors du bureau de poste et nous poursuivons notre promenade à travers le marché, dont les étalages sont surplombés de grandes toiles pour faire barrage aux rayons incisifs du soleil. Il fait encore très chaud. Après un arrêt sur un banc un peu plus loin, à côté du parc Rinia, au Sud de la place centrale, nous partageons tous les deux un dernier byrek me spinaq, la spécialité locale désormais devenue notre fournisseur officiel d’énergie pour la journée. Tim m’accompagne jusqu’à la grande avenue Rruga e Durrësit, de laquelle part le bus pour Shkodra, ma prochaine destination. — C’était super, de voyager avec toi, de découvrir la ville ensemble. — Oui, pour moi aussi. C’était une super expérience. Nous arrivons devant les bus. Les horaires de départ et d’arrivée restent, comme constaté la fois précédente, très approximatifs. Le bus, ou plutôt le « fourgon », comme ils l’appellent ici, partira lorsqu’il sera plein. On en revient à plaisanter sur la négociation ratée avec le chauffeur aux lunettes de Vlora, entre les légumes et les poules. Grâce à Amanda, nous savons au moins désormais comment dire « combien ça coûte ». « Tu y penseras, pour tes prochaines négociations ». Tim a recopié dans son carnet une de mes listes de vocabulaire, extraite de ma précieuse feuille, avec les conjugaisons des verbes être et avoir. Le bus se rempli peu à peu. Je donne mon sac à dos au chauffeur qui le charge dans la soute, puis fais quelques pas avec Tim, pour acheter à boire pour le trajet. Au bord de la route, un jeune garçon vend des bouteilles directement sorties du congélateur, complètement glacées. Gagné par la soif sous ce soleil de plomb, j’ouvre la bouteille mais aucune goutte ne peut encore sortir du bloc de glace qui s’y trouve. Le chauffeur annonce le départ. Avant de monter à bord, je salue Tim, mon compagnon de route, et lui demande, ce soir, de saluer Yuli, ainsi que James et Marion. Et qu’il continue son chemin, qu’il monte dans le prochain wagon. — Bon voyage. — Bon voyage, à toi aussi. Lundi 30 juillet 2012 Shkodra, Albanie ’il y a une chose que l’on pouvait dire de la route Tirana-Shkodra, ce n’était pas qu’elle était en « bon état », comme le laissait ironiquement entendre Amanda, à propos de la route Vlora-Tirana, avant notre arrivée à la capitale. La difficulté supplémentaire notable étant ici la nécessité de manœuvres d’évitement en tous genres, afin de ne pas percuter vaches, chiens et chats s’invitant tranquillement sur l’« autoroute ». La même pratique de recherche active de clients est d’usage. Oui, sur l’« autoroute », cela se fait aussi. Le chauffeur a l’œil vif et, dès qu’il voit des marcheurs en bord de route, est paré à lancer à pleine voix le nom de sa destination, pour être sûr d’atteindre les oreilles de ses clients potentiels, habitués à ce genre de scènes. L’après-midi est déjà bien entamée lorsque nous arrivons à Shkodra. Je reconnais la mosquée Ebu Bekr qui passe devant mes yeux. Le chauffeur arrête son véhicule au bout de cette grande avenue, sur l’une des places centrales de la ville. Malheureusement je n’ai que très peu d’informations sur les lieux et pas de plan pour attaquer cette nouvelle étape, la dernière étape albanaise avant de rejoindre le Monténégro voisin, situé à peine à quelques kilomètres d’ici. Le chauffeur dessert sans doute plusieurs places de la ville, mais je suis le seul à descendre ici. Je sors du véhicule et, avant de le laisser reprendre la route, j’essaie de lui demander comment rejoindre le Monténégro à partir de là où nous sommes, « la montagne noire », « Crna Gora » comme l’appellent les serbes. Je mentionne la ville d’Ulqin, que je pense pouvoir rejoindre en bus à partir d’ici, mais le chauffeur m’explique qu’à cette heure-ci, les derniers bus sont partis et qu’il faudra que je trouve un autre moyen. Un soudain élan de solidarité gagne la quasi-totalité de mes compagnons de trajet : le chauffeur propose de m’appeler un taxi, une femme assise à l’arrière me propose de faire de même, un jeune au fond du bus me dit dans un anglais très correct qu’il peut m’indiquer par où aller. Devant ce trop- plein d’informations, je fais simplement comprendre à mes interlocuteurs que je souhaite d’abord visiter la ville, Shkodra, une étape bonus comme l’était Milan lors de ma longue traversée italienne. Pour la suite, on verra bien. Le chauffeur, qui peine à cacher son impatience, referme les portes et reprend la route avec ses passagers. Quoi qu’il en soit, je suis là pour découvrir les lieux, alors découvrons. Shkodra est une des plus anciennes villes d’Albanie, qui est aussi connue pour son lac, le plus grand des Balkans. De nombreuses mosquées sont présentes dans la ville et aux alentours, notamment au bout de la rue sur la droite, la mosquée Parrucë. Les murs sont blancs et ornés de motifs bleus et rouges portants des inscriptions en arabe, l’ensemble du lieu est entouré de verdure. Alors que je fais quelques photos, une femme s’occupe de l’entretien des fleurs et autres arbustes disposés de part et d’autre de l’allée qui mène à l’entrée de la mosquée. Sur un panneau à l’extérieur figure un texte du prophète Muhammad accompagné du drapeau albanais. Les heures passent et n’ayant que trop peu d’indications sur la ville et pas de plan, je me décide à trouver un moyen de rejoindre ma prochaine destination, la ville côtière de Bar, au Monténégro, où je dois être avant ce soir. Je parcours les rues de Shkodra, qui m’évoquent celle de Tirana où l’on pouvait trouver toutes sortes de vitrines. De même, comme on peut le voir en Italie, les commerçants sortent de leurs boutiques et s’assoient à l’extérieur le temps de quelques minutes de repos réparatrices. En marchant dans une des grandes avenues du centre, je m’approche de l’un d’eux et le questionne au sujet des bus. Même verdict. « Finish » me dit-il d’un air désolé. Alors que je reviens sur mes pas pour gagner l’autre côté de la rue, le même individu m’interpelle : « I am taxi! ». C’est que les hommes des Balkans ont le sens des affaires et ne passent pas à côté d’une opportunité. Pour 10€, il peut m’emmener jusqu’à la frontière. C’est déjà ça. « Dogana » m’annonce-t-il avec quelques mots d’italien. Je lui explique qu’avant de quitter la ville, je souhaiterais voir la mosquée Ebu Bekr, que j’avais aperçue en arrivant ici avec le bus. « Ok! ». Il m’invite à monter dans son véhicule. Nous démarrons. A quelques rues d’ici, nous arrivons face à la mosquée pour une petite pause photo. Compte tenu des difficultés que rencontre mon chauffeur à faire un cadrage correct, je réquisitionne deux touristes que je vois faire de même à quelques pas d’ici. Des français. Au milieu de Shkodra, qui l’eût cru ? Malheureusement, pas le temps de bavarder, mon chauffeur me fait comprendre qu’il préfère qu’on ne tarde pas trop, car pour me conduire, il a laissé derrière lui sa boutique qui, du coup, restera fermée toute l’après-midi. Une fois « la » photo dans la boîte, et un « merci » (en français dans le texte) au couple de photographes, nous reprenons la route. Plein d’enthousiasme que je ne demande qu’à partager, j’entame la conversation. — Xhamia është shumë e bukur (la mosquée est très belle) — Pff... I am atheist! Cento per cento! A la sortie de la ville, un pont nous fait traverser la rivière Drin, qui se jette dans l’Adriatique quelques kilomètres au sud, et une succession de villages nous amène jusqu’à la frontière : Oblikë, Muriqan, Dodaj. Nous nous arrêtons quelques mètres avant le poste frontière. De nombreux autres taxis, officiels ou officieux, comme le mien, déposent et récupèrent leurs clients. Mon chauffeur m’indique qu’il s’arrête là, mais qu’il connaît quelqu’un qui pourra me conduire pour le reste du trajet. Nous sortons de son véhicule et j’aperçois le panneau « Republic of Albania - Have a nice trip » de l’autre côté de la route. Apparemment, il connaît plus ou moins tous les habitués du secteur, chauffeurs, policiers, gardes-frontières, qu’il salue tantôt d’une poignée de main tantôt d’un geste plus distant. Il lève le doigt vers le panneau et me dit « dogana », nous rejoignons un autre chauffeur, plus jeune que lui, avec qui il s’entretient quelques instants. Il peut me conduire à Ulqin ou à Bar pour 25€. De toute façon, je me vois mal rester ici, maintenant. 45 minutes me séparent encore de Bar, alors autant ne pas perdre trop de temps. On se croirait presque dans la Course au Trésor, à réquisitionner des véhicules pour atteindre un but dans un intervalle de temps donné. Nous montons dans sa voiture et nous engageons dans la file du poste frontière. Je me dis que je peux retenter le coup avec mon nouvel interlocuteur, qui paraît moins stressé et plus souriant, mais celui-ci me devance et s’adresse à moi le premier : — Si quhesh ? (comment tu t’appelles ?) — Unë quhem Sebastien, po ti ? (Je m’appelle Sébastien, et toi) — Vilim (Vilim) « Passport » ajoute-t-il à l’issue de ce court dialogue hésitant, en me montrant l’écriteau où l’on peut voir la mention en trois langues. Devant nous, un agent demande à un couple d’allemands d’ouvrir le coffre de leur voiture. « Problem », me dit Vilim, mon nouveau pilote. Apparemment les allemands ont fait le plein de pommes de terre et de pastèques, mais la limite que s’efforce de faire respecter les agents de la douane aura raison de leur appétit : une partie du butin restera ici. Vilim donne son passeport ainsi que le mien au douanier, avec qui il semble être déjà familier. Sans doute doivent-ils se croiser tous les jours, comme les nombreux autres « taxis » frontaliers. A la vue de mon passeport français, mon nouveau compagnon se tourne vers moi : « France ? Paris Saint-Germain ! Marseille ! ». S’il y a bien une chose qui n’a pas de frontières, c’est le football. Nous devons patienter un peu. Nous parlons de choses et d’autres. — Vajzat ! Vajzat e Shqipërise janë shumë e bukur ! (Les filles ! Les filles albanaises sont très belles !) Sur ce point au moins, nous sommes d’accord. J’ignore si lui est albanais ou non. Il me demande ce que je fais ici. Je ne peux faire guère mieux que de lui répondre en énumérant des noms de villes, mes prochaines étapes, pour lui expliquer que je fais un voyage à travers les Balkans. Le douanier revient avec nos passeports, nous passons le poste frontière et entrons au Monténégro. La montagne noire, Monte Negro, ainsi appelée par les vénitiens. Autrefois, les forêts massives et obscures recouvraient les Alpes Dinariques. Nous nous rapprochons de la côte, on peut distinguer la ville d’Ulqin un peu plus bas. Me voyant armé d’un appareil photo, Vilim me propose d’arrêter le véhicule pour faire une pause photo « carte postale », si je le souhaite. Il stoppe son taxi en bord de route, dans une zone dégagée, le temps que j’attrape quelques clichés sur lesquels le bleu de la mer et celui du ciel auront tous deux la part belle. Encore quelques villages côtiers et nous arrivons à Bar, où Vilim me dépose devant la gare. Désormais, c’est aux quelques mots de langue serbe que j’ai en stock que je dois faire appel. Je change de feuille de vocabulaire. — Gdje je more ? (où se trouve la mer ?) D’un geste détaché et froid, la caissière de la gare me fait comprendre que pour voir la mer, il faut continuer toujours tout droit. Toujours tout droit, oui. J’étudie les horaires des trains avant de partir. Bar est une ville très touristique. Je m’engage sur la place devant la gare. En marchant le long de la grande rue qui me conduit au centre, j’aperçois des plaques d’immatriculation italiennes, russes et serbes, évidemment. Issue de la Yougoslavie, puis attaché à la Serbie, le Monténégro est une république indépendante depuis 2006, qui a pour voisins l’Albanie et le Kosovo à l’est, la Serbie au nord, et la Bosnie-Herzégovine à l’ouest. Au sud, environ 80 kms de côte sur l’Adriatique et, en face, l’Italie. La ville de Bar est parfois nommée Antivari, par opposition à sa voisine Italienne, Bari, aujourd’hui reliées l’une à l’autre par des liaisons maritimes régulières. Bar ressemble justement à une ville côtière italienne, avec ses palmiers, ses infrastructures touristiques, ses boutiques, à la différence que les gens n’ont pas l’attitude « méditerranéenne » propre aux italiens, mais bien « balkanique ». Je me promène, en compagnie du soleil, le long de la plage de galets où de nombreux touristes profitent de ce décor somptueux dans lequel la mer et la montagne se rencontrent. Podgorica, la capitale, dont le nom signifie littéralement « sous la petite montagne », est à 75 kilomètres d’ici. C’est en train que je vais m’y rendre. Je n’étais plus monté dans un train depuis ma traversée de l’Italie, Milan-Brindisi. J’attends patiemment celui-ci à la gare de Bar, là où m’avait déposé Vilim, alors que sur une autre voie s’apprête à partir un train de nuit pour Belgrade. La gare est assez petite. Bar est la cinquième ville du pays, avec pourtant seulement 15000 habitants. Fin de journée. Le soleil s’efface lentement pour laisser place à une chaude nuit d’été. Je ne déroge pas à mon rituel habituel et en profite pour goûter à une des bières nationales. Celle-ci, la Nikšičko (prononcer Nik-shi-tchko). Au moment de monter dans le wagon, je demande par sécurité à une mère et sa fille s’il s’agit bien du train qui va à Podgorica. A ne pas rater, puisqu’il s’agit du dernier de la journée, une journée qui se termine enfin, après des heures de bus et de marche depuis ce matin-même, où j’étais encore à Tirana. Mardi 31 juillet 2012 Podgorica, Monténégro Les français sont décidément plus curieux que je ne l’imaginais ou qu’on ne nous laissait l’entendre. Nous sommes quatre français dans ce petit hôtel en marge du centre-ville. Le petit déjeuner servi avec soin par le patron des lieux est tout ce qui fait le charme culinaire des Balkans : pain, fromage local, olives noires et tomates. De quoi commencer une journée du bon pied. L’hôtel ne fait pas dans le grand luxe et quelques travaux y seraient sérieusement à envisager, mais cela me convient très bien. C’est qu’il m’a offert un toit sur la tête et un copieux déjeuner pour un prix tout à fait correct, que demander de plus ? Nous ne sommes encore que le matin et la chaleur est déjà très présente. Je me lance. Je commence ma découverte de Podgorica, capitale du Monténégro, en m’engageant dans la grande avenue qui va vers le centre. De chaque côté de la route, on peut lire toutes sortes d’inscriptions et autres graffitis. « Možda ne znam da crtam grafite, ali znam napisati VOLIM TE ! - Je ne sais peut-être pas dessiner, mais je sais écrire JE T’AIME ! ». De même, l’inscription « Konyck City », revient assez souvent. Konik est le plus grand quartier de la banlieue de Podgorica, à l’est de la ville, qui rassemble à lui seul près de la moitié de la population de la capitale. Un quartier tristement célèbre par sa situation de quasi-bidonville, où habitent de nombreux immigrés des pays voisins. Serbes, Albanais, Roms ou Ashkalis qui ont pour la plupart fui les conflits armés du Kosovo en 1999, et y vivent dans des conditions tragiques de pauvreté, confrontés aux addictions en tous genres et à des parcours de vie souvent orientés vers la criminalité. Konik City, la honte de Podgorica ? Si le nom de cette banlieue, visible sur les différents tags que l’on peut voir le long des rues, est orthographié « Konyck », c’est en référence à l’association qui s’est créée sous ce nom afin de redonner vie à ce quartier, à travers son club de football, le FK Ribnica. S’il y a bien une chose qui n’a pas de frontières, c’est le football. Alors que je m’approche du centre, j’arrive le long de la rivière Morača qui coupe la ville en deux et se jette dans le lac de Shkodra, une vingtaine de kilomètres au sud. Un des emblèmes de la ville, le pont du Millenium, me permet de passer de l’autre côté. Les abords de la rivière rencontrent chaque jour leur lot de vacanciers, citadins ou touristes, venus profiter de cet ensoleillement idéal qui ne leur a pas fait défaut pendant tout le mois de juillet. Plus loin, un autre emblème de la ville, la Cathédrale de la Résurrection du Christ, immense monument de l’Eglise orthodoxe dont la construction a débuté en 1993 et n’est pas encore achevée à ce jour. A travers les différents parcs et esplanades de la ville, je me redirige vers la gare routière pour y retirer mon ticket de bus. Le trajet de cet après- midi : Podgorica-Sarajevo, à 13:35. A en croire ma montre, 13:10, j’ai encore le temps de patienter un peu avant l’arrivée du bus. Mais à en croire l’horloge de la gare, 14:10, je l’ai raté. Là, il y a comme un problème. Par un hasard inexpliqué, ma montre indique une heure de moins, et j’ai effectivement manqué l’avant-dernière liaison de la journée. La prochaine… est à 23:40. L’idée d’arriver au milieu de la nuit quelque part dans une gare routière de Sarajevo n’est pas tout à fait séduisante. Compte tenu du parcours que je me suis fixé et de mes impératifs temporels, je n’ai pas trop le choix. Qu’à cela ne tienne, il me reste plus d’une demi-journée à passer, ici dans la capitale, où aux alentours. La seule ligne de train du pays étant celle qui le traverse du nord au sud, avec la ligne Belgrade-Podgorica-Bar, je me dis que c’est peut-être l’occasion de découvrir plus en détail la côte que j’ai aperçue hier, ainsi que cette fameuse ligne de train dont on m’avait vanté la beauté mais dont la nuit tombée ne m’avait pas permis d’en saisir toute l’étendue. J’ai pris pour habitude de faire des gares mon quartier général, sources d’informations essentielles, planification, pauses repas. A quelques pas de la gare, j’achète une pomme et une tomate dans une petite échoppe. Mon repas de la journée. Les fruits et légumes ont un aspect et un goût exquis que je n’ai plus rencontré depuis longtemps chez nous, en France. Je pense à Tim, en train de poursuivre sa visite de l’Albanie. Always go with the cheapest. Yuli, l’Albanais ; Amanda, l’Américaine ; James, l’Irlandais ; Marion, la Française. Que faisaient- ils, ceux qui étaient mes compagnons de wagon ? 15:20, me voilà reparti pour Bar, avec le même train qu’hier, auquel je reconnais les tags aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de presque chaque compartiment. Je vérifie par moi-même que les recommandations dont on m’avait fait part valaient la peine d’être suivies. Il y a quelques années, au cours d’un trajet sur l’interminable ligne Bucarest-Munich, un de mes premiers longs voyages en train, j’y avais rencontré un Anglais originaire de Liverpool qui ne jurait que par les Balkans et la « magnifique ville de Bar que l’on peut rejoindre en train à travers les montagnes ». L’année suivante, un Suédois rencontré à Stockholm me recommandait Berlin, « ville vivante, abordable, très intéressante ». Dans le même voyage, au hasard d’une traversée en bateau avec un Suisse, celui-ci m’expliquait précisément pourquoi Copenhague était « la » ville magique du Nord de l’Europe. A Lisbonne, un couple de Brésiliens me donnait un plan de la région après m’avoir vivement conseillé de me rendre au Castelo dos Mouros. « Tu ne le regretteras pas ! ». Je repense à toutes ces personnes rencontrées en chemin, toutes animées par la même soif de découverte, le besoin de contempler l’immensité du monde et les artefacts qui font sa grandeur à côté de laquelle nous ne sommes rien, et grâce à laquelle nous sommes tout. La volonté de comprendre, ou de ne pas comprendre, en fait. Le désir de monter dans un train parce qu’un Anglais vous a dit un jour que devant vos yeux défilerait un des plus beaux paysages au monde. Tout le monde est à sa fenêtre, du haut de notre wagon, nous dominons les montagnes dont les pans rejoignent rapidement la côte et le lac de Shkodra. La montagne noire, oui. Si ma montre ne s’était pas arrêtée, difficile de savoir ce que j’aurais pu découvrir, mais je sais ce que j’aurais raté. Un spectacle incroyable. Un soleil de plomb surplombe toujours la ville de Bar alors que je sors de la gare pour effectuer le même parcours qu’hier, désormais en terrain connu. « Je suis une amie personnelle du Père Noël ». Plutôt surprenant de lire du français par ici. C’est la jeune fille de la boutique de cartes postales, à la sortie de la station, qui porte un t- shirt sur lequel on peut lire cette phrase, en français dans le texte. — Govoriš li francuski ? (tu parles français ?) — Eeeh… Ne, ja sam srpska. (non, je suis serbe) De nombreux touristes profitent de la ville. A peu de choses près, j’effectue le même parcours qu’hier, sur la longue avenue qui mène à la plage. Aujourd’hui, en plein milieu d’après- midi, le bord de mer est encore plus envahi que la veille. Contrairement à mon passage express du jour précédent, je peux cette fois-ci prendre le temps de profiter du cadre magnifique de la ville côtière. Je reste là, une partie de l’après- midi, au milieu des parasols. On voit des galets à perte de vue, jusqu’au pied de la montagne noire. Alors que le crépuscule se profile à l’horizon, je prends place dans un bistro au bord de l’avenue qui rejoint la gare. A la table voisine, deux couples de jeunes russes concluent leur journée par un plat typique de la région. Je me laisse également tenter par la kobasica (saucisse grillée) pour accompagner un verre de la bière Nikšičko que j’avais déjà goûtée à mon arrivée. J’y réfléchis bien : arriver au milieu de la nuit, quelque part dans une gare routière de Sarajevo… On ne sait jamais ce qu’on va trouver, alors Let’s gehen, enfin plutôt, fahren, dans ce cas-là, à moins qu’il y ait un verbe allemand spécifique aux déplacements en train. Il faut que je me rappelle de questionner Tim à ce sujet. Je suis tranquillement assis à cette table et tout autour de moi a un air de déjà-vu, on entend parler un assortiment sonore de langues slaves, la nuit se pose tendrement sur le bord de mer sans que les vagues, elles, ne s’endorment. Le train de 20:30 me fait repartir vers Podgorica. Bar, là où la montagne rencontre la mer. Une après-midi et c’est comme si le temps s’était arrêté. Là où notre fascination nous mène, que l’on soit anglais ou français, homme d’affaires ou étudiant. Voyager. Je savoure mon retour en train du soir, serein. Changement de décor brutal. Sarajevo. Il est 3:00 du matin, nuit noire. Chaque passager a poursuivi son chemin avec le taxi qui l’attendait ici, le chauffeur du bus a fait de même. Il est l’heure pour tout le monde d’aller dormir. Nuit noire, la place est déserte. Je suis seul, debout au milieu, dans un silence nocturne inquiétant. Revenons un peu en arrière. Après avoir passé plusieurs heures à essayer de trouver le sommeil sur mon siège de bus, pour récupérer de mes heures de marche, de mes épaules douloureuses dues au poids de mon sac qui me permet, escargot, de transporter toute ma maison avec moi ; après avoir été réveillé successivement par la pleine lune, par la chaleur, par mon coup de soleil à l’épaule droite, souvenir du soleil de Bar ; après avoir été vivement tiré de mon fragile sommeil par les douaniers lors du premier passage frontière puis du second… Je me suis fait à l’idée d’arriver dans une ville totalement inconnue au milieu de la nuit, sans plan ni indications ni endroit où aller. Il est 3:00 du matin. Je descends du bus et questionne le chauffeur à propos de l’endroit où nous sommes. « Lukavica ». D’après ce qu’il m’explique et ce que je pense comprendre, nous ne sommes pas à Sarajevo. Lukavica fait partie de la banlieue de la capitale bosnienne. Tous les passagers du bus sont descendus, certains sont récupérés par un proche et son véhicule, d’autres avaient prévus le coup et réservé un taxi qui les attend précisément à l’heure indiquée. A son tour, le chauffeur fait redémarrer son bus, et s’en va. En quelques minutes, la place est déserte. Plus un mouvement, plus un bruit. Les lumières des lampadaires pour seuls compagnons, je fais quelques mètres en mettant à profit le peu d’énergie qu’il me reste. Je pose mon sac sur les marches de la terrasse d’un café, puis m’y assois. Mon portable m’annonce que sa batterie est, elle aussi, partie se coucher après avoir délivré ses derniers pourcentages d’énergie. Pendant plusieurs minutes, je reste assis là. Je contemple la nuit comme je contemplais les montagnes depuis mon wagon. L’idée d’arriver au milieu de la nuit quelque part dans la ville, n’était pas tout à fait séduisante, c’est vrai. Voyager. Est-ce cela, voyager ? Se rendre compte que nous ne sommes rien, que nous avons tout à apprendre, et que chaque étape peut nous permettre d’apprendre quelque chose ? En fait, voyager, c’est vivre. Inspiré par une sérénité retrouvée, je sors d’une poche ma feuille de vocabulaire, presque aussi froissée que mes vêtements du jour. Bonne nuit : « laku noć ». Mercredi 1er août 2012 Sarajevo, Bosnie-Herzégovine Le confort modeste des dalles en béton qui m’ont servi de lit pour cette nuit me laisse penser que ces conditions un peu aventureuses n’étaient pas si mal. D’ailleurs, je crois bien avoir passé une meilleure nuit que celle sur le bateau Brindisi-Vlora. J’ouvre les yeux timidement, charmé par les belles couleurs qui s’offrent à moi. La terrasse de restaurant sur laquelle j’ai passé la nuit, fraîchement, il est vrai, est agrémentée d’un assortiment de fleurs que je n’avais évidemment pas pu apprécier en arrivant à 3:00 du matin. Les rayons du soleil réchauffent mon visage et m’indiquent que la journée commence. J’entends des bruits timides provenant de la rue voisine, la ville qui m’a servi de refuge, quelle qu’elle soit, s’anime. Ma nuque a un peu souffert des bosses incommodes de mon oreiller de nuit, sac de voyage de jour. Je vois une commerçante ouvrir sa boutique, il doit être entre 7:00 et 8:00 du matin. — Sarajevo ? — Ne, Lukavica. Lukavica fait effectivement partie de la banlieue de Sarajevo, qui se trouve à environ 6 kilomètres au sud. Quelle surprise pour cette boutiquière matinale de se voir demander son chemin le jour à peine levé. Je la sens amusée. Le pays dans lequel je suis arrivé cette nuit présente une particularité notable, l’état de Bosnie-Herzégovine est divisé en deux entités : La Fédération de Bosnie-Herzégovine et la République Serbe de Bosnie, toutes deux issues de l’indépendance du pays en 1992. La ville de Sarajevo est également divisée entre ces deux entités. Cela explique l’utilisation de l’alphabet cyrillique sur les panneaux et écriteaux qui m’entourent, nous sommes du côté de la République Serbe de Bosnie. Comme souvent, l’indication qu’on me donne est d’aller « toujours tout droit ». Facile. Enfin, en théorie. Après avoir marché pendant près d’une demi-heure, j’aperçois les premiers panneaux « Gare » et « Centre », en alphabet latin, cette fois-ci. Je suis sur la bonne voie. Au passage, je vois un grand panneau « Welcome to Sarajevo 1984 - Olympic Venues » qui a subi les ravages du temps. Les murs des habitations environnantes témoignent également d’un lourd passé. De tous côtés, on y voit des impacts. Des pans de murs entiers semblent déchiquetés par les déluges de feu qui ont fait rage dans la capitale et à travers le pays lors de ses années sombres. Désormais chacun semble y vivre sereinement, mais personne n’a oublié. Sur certains bâtiments, les impacts d’obus ont été colorés en rouge, là où un ou plusieurs hommes, femmes, enfants sont tombés. Les « roses » de Sarajevo sont les témoins de l’histoire de la ville et ont ce rôle de mémorial. Je distingue au loin clochers et minarets. Croates catholiques, Serbes orthodoxes et Bosniaques musulmans se côtoient au sein de cette ville que l’on présente souvent comme la Jérusalem de l’Europe. Pendant et après la guerre, de nombreux serbes de Sarajevo ont fui la ville pour rejoindre ce qui est aujourd’hui la République Serbe de Bosnie. J’arrive à la gare, le centre-ville n’est plus très loin. Avant de rejoindre la vieille ville, symbole de Sarajevo, je tiens à m’assurer que je pourrai me rendre sans embûches à ma prochaine destination : Zagreb. Le train de nuit partira à 21:27 ce soir, et un agent de la gare me confirme qu’il n’est pas nécessaire de réserver. Environ 400 kilomètres à travers les montagnes, les mêmes montagnes dont les ramifications couvrent tout ce qui était avant la Yougoslavie et s’étendent jusqu’au Monténégro où elles rencontrent la mer Adriatique. Certains les appellent les « Alpes Dinariques ». Tel un salut géographique, je récupère un plan de la ville à la gare, sauvé. Alors qu’il était possible de payer en euros au Monténégro, je dois ici changer mes euros en KM, « Konvertibilna Marka », une devise basée sur le Mark allemand selon un régime de change fixe depuis 1995. Pour faire simple, 1 Euro est égal à environ 2 KM. Grâce au plan récupéré à la gare, je me rends au centre- ville, plus précisément au cœur historique de Sarajevo, le vieux quartier de Baščaršija (prononcer Bash-tchar-shi-ya). La période ottomane a laissé à la ville ce quartier dont le nom désignant la place du marché est issu du Turc : Baş, la tête, et Çarşı le marché, comme on peut le lire à l’entrée du grand bazar d’Istanbul. Il s’agit du centre touristique de la ville, on y croise Italiens, Allemands, Autrichiens qui, comme en Croatie voisine, fréquentent de plus en plus les pays des Balkans dont les richesses culturelles sont encore méconnues du grand public occidental. Je fais appel à un couple d’italiens pour me prendre en photo devant la célèbre mosquée de Gazi Husrev-beg, qui prend cette demande très au sérieux et se démène pour réussir LA bonne photo. Le nombre de touristes est si impressionnant qu’il en devient parfois difficile de circuler dans la vieille ville. L’église orthodoxe, la cathédrale et la mosquée semblent presque se donner la main tant elles sont proches et trônent fièrement comme les symboles historiques du quartier et de la cité toute entière. La pause repas est constituée d’une des spécialités locales, la sirnica, sorte de pâtisserie au fromage dans la lignée des bureks hérités de l’empire byzantin, que les Turcs ont apportés avec eux dans les Balkans. Assis sur un banc, j’en profite pour écrire quelques cartes postales. Juste à côté, j’entends parler. Un accent, une intonation et des mots très familiers. J’entends parler français. — Vous êtes français ? — Oui ! Ce couple de français, la cinquantaine environ, vient de Lille d’où ils sont partis en moto. Leur destination : l’Albanie. Je leur explique naturellement que mon parcours m’y a conduit, il y a quelques étapes, et que je remonte le courant, en quelque sorte, vers le nord. Ils sont épatés par le fait que je voyage seul. Je réponds que moi aussi, cela m’épate. Sur la rivière Miljacka, on y trouve le Pont Latin, célèbre pour avoir été le théâtre de l’assassinat de l’archiduc d’Autriche, François-Ferdinand, par un jeune nationaliste yougoslave, élément déclencheur de la première guerre mondiale en 1914. Je m’installe dans un parc près de l’église orthodoxe. Mon sac fait office d’oreiller pour quelques instants de repos pendant lesquels je ferme les yeux. Je m’interroge sur la suite de mon voyage. Etait-il plus judicieux de passer moins de temps à Zagreb pour en avoir plus à Rijeka et à Pula, mes prochaines étapes croates après la capitale ? Mon premier passage à Zagreb, en 2009, m’avait laissé l’impression d’une ville dont on pouvait rapidement faire le tour, je me trompais peut-être. Ce sera à déterminer. Je me perds dans mes pensées. Que devenait Tim ? Que devenaient mes compagnons de route d’un jour ? Quelles étaient les images qui passaient devant leurs yeux ? Sur le mur d’un bâtiment voisin, je lis une inscription faite à la bombe de peinture rouge « Veliki brat vas gleda - Big brother is watching you ». Je quitte le parc afin de rejoindre progressivement la gare. Au passage, je traverse la rue tragiquement surnommée « Sniper Alley », on y voit de nombreux impacts sur tous les bâtiments environnants. Dès le début du conflit au printemps 1992, cette longue avenue était la ligne de front depuis laquelle agissaient les tireurs isolés, dissimulés dans les appartements disposés de part et d’autre de la rue. Ni dans les murs, ni dans les esprits, le temps n’a estompé les évènements terribles qui s’y sont déroulés. Ici, les « roses » de Sarajevo sont partout. Le Parlement, une grande tour vitrée à côté de laquelle une série de drapeaux nationaux flotte au vent, est resté dans les mémoires un des symboles de la guerre, notamment à travers la célèbre photo du bâtiment en flammes, ravagé par les obus. De l’autre côté de la rue, face au Parlement, le non moins symbolique hôtel Holiday Inn depuis lequel les journalistes du monde entier rapportaient les informations pour les médias internationaux, au cœur même du conflit armé. Je refais un crochet par le centre, à travers les ruelles bondées, guidé par le chant du muezzin que l’on entend au loin. Je laisse mes yeux se noyer dans les couleurs retouchées des cartes postales qui nous montrent Baščaršija et les autres régions touristiques du pays, notamment les chutes d’eau de Kravica, plus au sud, que l’on croirait sorties tout droit d’un décor amazonien. On voit également les pyramides de Visoko, une curiosité locale. Il y a un peu plus de 5 ans, un entrepreneur bosnien a émis une théorie largement contestée par la communauté scientifique : la petite ville de Visoko, à une dizaine de kilomètres de Sarajevo, présente trois formations géologiques dont la taille et la forme évoquent des pyramides et qui seraient, selon le théoricien, d’origine humaine et datant d’une époque qui ferait d’elles les plus anciennes pyramides au monde. La communauté archéologique se garde bien de donner tout crédit à cette hypothèse, allant jusqu’à lancer une pétition pour faire cesser cette « imposture ». Patrimoine historique réel ou supercherie grotesque ? Les bosniens, eux, en ont fait un outil de tourisme. Je continue à parcourir des yeux l’éventail de cartes postales. Sur d’autres, on peut voir des portraits du maréchal Tito, ou encore des images de l’attentat du Pont Latin de 1914. De longues minutes, je reste là, à décrypter ces échantillons nationaux imprimés sur des bouts de cartons normalisés, la main droite toujours levée pour inspecter en détails les clichés qui séduisent mon œil. Mais là, mon regard en croise un autre. De l’autre côté du présentoir de cartes postales, celui d’une jeune fille aux longs cheveux noirs. Nous sommes tout proche, face à face, un étalage métallique pour seule frontière. Elle a à peu près mon âge. Je la vois sourire à mon rituel de sélection des cartes, qu’elle regarde furtivement. Elle fait de même, la main droite levée. En pivotant le tourniquet du présentoir, je la distingue par fragments, comme dans un miroir brisé. Alors que son regard intense se rappelle au mien, elle me sourit, sans détourner les yeux. Je souris en retour. Nous sourions tous les deux beaucoup trop longtemps pour que cela semble normal. Le temps ralentit, comme devant le coucher de soleil sur l’Adriatique, à Bar. J’essaie de lui dire quelque chose avec mon regard, j’essaie de comprendre ce qu’elle me dit avec le sien. Nos mains droites respectives s’affairent plus à la sélection de cartes, non. Ce ne sont plus ces clichés qui séduisent mon œil. Qu’on laisse donc ces maudites cartes. Je la vois partir, doucement. Elle fait quelques pas, de dos, mais continue de sourire. Chacun reprend sa route, sans qu’aucun de nous ne reparte avec des cartes postales à la main. Le sentiment étrange qu’il aurait dû se passer quelque chose, mais que rien ne s’est passé. Le temps de me dire à moi- même, hésitant : « faisons connaissance… » et l’instant, hop, a disparu. Elle est partie, je suis parti. Peut-être l’a-t-elle, elle aussi, vécu ainsi. Qui est-elle ? J’aurais voulu le savoir. Qu’est-ce qui nous empêche d’être nous-mêmes ? Quel est ce poids qui nous met à genoux devant les instants les plus authentiques que nous avons désappris à maîtriser ? Que sont en train de faire de nous les codes, les normes et les absurdités du monde moderne ? Qui est-elle ? Je reste là, debout devant le présentoir. Qu’on laisse donc ces maudites cartes, oui. Je sais que j’y penserai encore demain, dans un mois, dans un an. Cet instant a duré plus longtemps que mes treize heures de train à travers l’Italie. Ce sentiment ne me quittera pas. Peut-être même que je l’écrirai dans un livre, quand bien même je ne parviendrai pas l’exprimer, encore moins à l’expliquer. Une seconde, juste une seconde. Un mot, juste un mot. Elle est partie, je suis parti. Des regards, j’en croise plein. Celui-là, le sien, était différent. Je ne parviendrai pas à l’oublier. Des regards, je ne rencontre que ça en remontant la ruelle, peinant à me remettre de cet instant volé où je suis resté figé. Ce qui attire les yeux des touristes, c’est surtout le t-shirt bleu « Stockholm » que je porte. Souvenir de Scandinavie. J’entends même certaines voix répéter le nom de la ville, avec un ton d’émerveillement qui doit leur faire se poser la question « mais il vient vraiment de Stockholm ? C’est loin ! ». Les Allemands ont l’air d’avoir envahi le centre à cette heure-ci. N’ayant plus de portable depuis mon étape de camping improvisé sur une terrasse banlieusarde de Lukavica, j’ignore l’heure qu’il est. Je fais en sorte d’être largement dans les temps pour ne pas rater mon train de cette nuit. Même si, le cas échéant, j’ai l’adresse d’une terrasse de café confortable où mon fidèle sac de voyage pourra à nouveau me faire office d’oreiller, il est vrai que l’idée de repartir pour 6 kilomètres au milieu de la nuit à travers la ville n’est pas tout à fait séduisante. D’avenues en avenues et de ruelles en ruelles, le ciel prend une allure de fin d’après-midi et met, bientôt, sa tenue de soirée. Je me dirige vers la gare, lorsque je suis interpellé par deux jeunes arrivant dans la direction opposée, sacs sur le dos. Un duo de « Voyageurs à l’unité », une fratrie éphémère, un « Tim et Sébastien ». Désormais, je peux au moins me vanter de pouvoir indiquer le chemin pour aller au centre-ville, que j’ai parcouru en long, en large et en travers tout l’après-midi. Devant la station, je m’assois à la table d’un café, réalisant que je n’avais pas encore goûté à la bière nationale, Sarajevsko Pivo. Erreur. Quiconque voyage dans les pays de langue slave, c’est-à-dire une bonne partie des pays d’Europe Centrale et de l’Est, sait que le mot Pivo lui sera d’une utilité salutaire. Pivo en russe, en croate, en serbe, en slovène, en macédonien, en tchèque, en slovaque ; Piwo en polonais ; Piva en biélorusse ; même les Ouzbeks et les Azéris ont hérités du nom slave. C’est sans compter sur les Bulgares et leur bira, sans doute rapporté par leurs voisins roumains ou turcs. Seul à ma table, je me perds dans des calculs. C’est que mes jambes et mes pieds témoignent des kilomètres parcourus aujourd’hui, près d’une vingtaine. La terrasse de café est quasiment vide. A une table voisine, un couple probablement habitué de la capitale a entraîné le serveur dans un débat tumultueux dont seuls les hommes des Balkans ont le secret. J’ai un stylo en main et mon carnet sous les yeux, c’est le moment idéal pour prendre quelques notes, de tout et de rien. — Where are you from? — France. — France? I love France! “Ca va?” Le serveur de ce café avait autant l’air d’un serveur que les albanais avaient l’air de chauffeurs de taxis. Je commence à comprendre que c’est moi qui suis dans l’erreur et eux qui sont dans le vrai. Communiquer, je ne demande que ça. En fait, je suis fait pour ça. Nous sommes faits pour ça. Dans un souci de localisation géographique, je réponds « Strasbourg ». S’il y a bien une chose qui n’a pas de frontières, c’est le football. Il me demande si je suis déjà allé voir jouer l’équipe de Strasbourg. Mauvaise pioche. Le football, ce n’est pas vraiment mon fort. Enfin, comme de nombreux compatriotes, il est vrai que je me suis senti porté par l’élan de la victoire française lors de la coupe du monde de 1998, mais de mémoire, c’est la seule fois où j’ai réellement suivi le ballon des yeux tout du long, pendant 2 fois 45 minutes. La radio est en train de passer le morceau Don’t Cry du groupe Guns n’Roses. Ça, j’y suis beaucoup plus sensible, c’est un de mes morceaux préférés. « Talk to me softly, there's something in your eyes... ». Il y avait quelque chose dans ses yeux, c’était évident. Pleine lune. La même qui ne m’avait pas laissé dormir dans le bus de la veille. J’aurai vu aujourd’hui à Sarajevo le lever et le coucher du soleil. Au moment où je m’apprête à quitter ma chaise pour gagner le quai de la gare, le serveur, qui m’a vu griffonner dans mon carnet, me demande si j’écris un livre. Moi-même, j’aimerais le savoir. — Are you writing a book? — ...am I?
Nous échangeons quelques mots en langue locale, ici en Bosnie, le bosnien. En Serbie, le serbe, en Croatie, le croate. A peu de choses près, la même langue mais à laquelle chaque pays veut apporter sa touche identitaire. Bien que mon vocabulaire soit assez limité, il me complimente sur ma prononciation. La feuille de vocabulaire fait des miracles. J’explique que, connaissant le russe, étudier une autre langue slave devient tout de suite plus abordable. De même, il sera plus simple pour un français d’apprendre une langue issue de sa famille linguistique, comme l’italien ou l’espagnol qui sont héritières du latin, qu’une langue africaine ou asiatique dont le fonctionnement n’a rien à voir avec les structures que l’on connaît en Europe. Je quitte mon interlocuteur de ce soir en emportant une bouteille d’eau pour la route. Le trajet s’annonce difficile étant donnée la chaleur encore très présente, malgré la nuit tombée. Sur le quai n°2, on y parle anglais. Beaucoup de voyageurs étrangers semblent attendre le train qui les conduira à Zagreb. Au début de mon voyage, j’avais plutôt tendance à poser mes questions en anglais et à recevoir une réponse en patois local. Ici, après un certain nombre de kilomètres parcourus et quelques pays traversés, je formule minutieusement et avec fierté ma question dans la langue du pays, pour qu’on me réponde finalement en anglais. « Oh, yeah, I think it’s the train to Zagreb » me lance, hésitant, un jeune finlandais au look d’aventurier. Je monte dans le wagon le plus proche et m’installe sans tarder dans le premier compartiment vide, à la place à côté de la fenêtre. C’est un vrai train de nuit, dans lequel on peut dormir. Mal, probablement, mais on peut au moins essayer. Après la moquette au sol du Ionian Spirit et le béton de la terrasse de café de Lukavica, je scrute les recoins de la cabine et peux aisément lui attribuer le statut de confortable. Chaque compartiment est agencé de manière classique avec deux banquettes de trois places chacune. Les passagers continuent d’arriver depuis le quai et montent progressivement dans le train. Un groupe de trois personnes, un homme et deux femmes que je viens de voir passer dans le couloir du wagon, décide finalement de faire demi-tour pour s’installer dans mon compartiment. Qui aurait cru à une telle fréquentation à cette heure-ci ? Ils ouvrent la porte battante et me demandent si les places sont libres. Elles, deux jeunes filles à qui on prêterait plutôt un look de party girls en partance pour Ibiza, semblent à bout de force et abattues par la chaleur et les quelques coups de soleil qu’elles ont dû rapporter en souvenir. Lui, chemise claire et chapeau, me fait penser à mon arrivée à Vlora, lorsque j’ai rencontré Tim. Sacs de couchage, matériel de camping, cartes et plans en tous genres, il est évident que ce sont des voyageurs en plein périple. Ils parlent anglais entre eux, lui a un accent. Après leur avoir laissé le temps de prendre possession des lieux, je me permets un questionnement d’usage, afin de connaître les détails de leur parcours de ce mois d’août qui vient de commencer. Les filles viennent d’Irlande, lui est allemand, d’où l’accent. Tous trois sont étudiants à Munich, qui est aussi le point de départ de leur voyage. De Budapest, ils ont ensuite gagné Belgrade puis Sarajevo, afin de terminer par Zagreb et de boucler la boucle en repartant vers l’Allemagne. Une des filles me retourne la question, j’évoque à mon tour les différentes étapes de mon expédition. Elles présentent Belgrade comme une ville fantastique dont les gens sont très accueillants, j’en dis de même à propos de Tirana, ne connaissant moi- même de Belgrade que la gare centrale, dans laquelle je suis passé en coup de vent il y a quelques années. Dans le compartiment, la température estivale reste sensiblement élevée. Notre fenêtre ne tient pas ouverte et nos conversations sont interrompues par le bruit de la lucarne qui claque en se refermant toute seule. La fille à ma droite, avec qui je partage la banquette, me tend une petite bouteille plastique vide que je coince dans la fenêtre pour la maintenir ouverte. De l’extérieur, on entend le rythme joué par les roues du wagon sur les rails. Je lui suggère de profiter également du siège du milieu, inoccupé, pour s’allonger au moins sur deux places. C’est que moi je n’ai pas vraiment l’intention de dormir, à vrai dire. Je baisse les bras devant la montagne d’obstacles à surmonter avant d’espérer trouver le sommeil. D’autant plus qu’après une rapide étude du trajet emprunté par le train, en laissant traîner mes yeux sur les panneaux aux abords des quais, je sais que celui-ci s’arrêtera à plusieurs reprises dans sa course nocturne. J’en informe ma voisine de siège et m’excuse au passage pour cette information regrettable, mais obligatoire. Cela fait environ une heure que nous avons quitté Sarajevo. Finalement, nous voilà tous fatalement rattrapés par nos marchands de sable respectifs et, à cette heure-ci, notre petite troupe de voyageurs semble à demi-réveillée, ou à demi-endormie, c’est selon. C’est avec sursaut que nous sommes tirés de notre léthargie par le contrôleur qui toque à notre porte. Chacun s’efforce de reprendre ses esprits pour se rappeler de l’endroit où il a rangé son billet de train. Avant de laisser le contrôleur s’en aller pour répéter la même opération dans le compartiment suivant, je tente une phrase reconstituée depuis les quatre coins de mon cerveau encore somnolant. « U koliko sati je dolazak u Zagreba ? ». L’arrivée à Zagreb, ce sera pour 6:44, comme annoncé. Les arrêts successifs font partie intégrante du temps de route. Avec la pleine lune, qui me suit depuis le début, les paysages sont visibles malgré la nuit et le décor paraît de plus en plus montagneux devant nos yeux fatigués. Notre brave compagnie est à nouveau rattrapée par le sommeil, lorsque, avec le même sursaut que la première fois, nous sommes réveillés par un visiteur à notre porte. Le train est arrêté, nous sommes à la frontière. J’ignore l’heure qu’il est, et en fait, ça m’est égal, je n’aspire qu’à une chose : dormir. Le garde- frontière récupère nos passeports et nous les ramène quelques longues minutes plus tard. Une fois le train reparti, ma collègue de banquette et moi faisons acte de résistance alors qu’en face de nous, nos homologues ont déjà embarqué à bord de la locomotive des rêves. Rebelles jusqu’au bout, nous entamons une causerie nocturne à travers laquelle chacun exprime ses impressions sur les villes qu’il a eu l’occasion de découvrir, les gens rencontrés, les monuments visités, les spécialités locales expérimentées. Une fois de plus, c’est le sommeil qui aura le dernier mot face à nos héros européens. Je n’ai pas souvenir d’entendre une phrase se terminer par « peut-être devrions nous dormir ? ». Ce dont je me rappelle, c’est plutôt d’un début de phrase qui n’a jamais trouvé sa fin, engloutie dans la torpeur générale du wagon. Je me réveille en sursaut, encore. Mes voisins de chambrée dorment. J’ignore l’heure qu’il est, toujours. Il me faut quelques secondes pour me rappeler où je me trouve. C’est trop bruyant pour être une terrasse, ça doit être un wagon. Sans raison particulière, je pense au couple de motards lillois, ils descendent vers l’Albanie. Ça se fait beaucoup, en moto, surtout dans le Sud du pays. La plupart visent même le nord de la Grèce. Et je pense à elle, bien sûr. La fille aux longs cheveux noirs. De ma poche, je sors la feuille de vocabulaire, il y reste un petit espace encore blanc, non gribouillé. J’écris quelques lignes. L’aigle et la montagne Tout d’ailes et de griffes Où sombres massifs Percent la campagne Noir comme la montagne Obscur et rocailleux Noir comme ses cheveux Où sentiments me gagnent Jeudi 2 août 2012 Zagreb, Croatie Etrange sensation que de remarcher sur ses propres pas. La première fois que j’avais été à Zagreb, c’était en 2009. Il est un peu mois de 7:00. Mes compagnons de chambrée s’harnachent de leurs sacs et de leur attirail de nomades. Je sors du wagon juste derrière eux et, le pied à terre déjà possédé par l’envie de gambader sur les sols croates, je lance un souriant « Viel Spass ! » au trio d’étudiants munichois. A la sortie de la gare, je me souviens précisément de ce que je vais trouver face à moi. Le ciel matinal nous fait l’honneur d’un bleu resplendissant. Une délicieuse sensation de déjà- vu. Mais pas un déjà-vu intriguant, dérangeant ; en fait, un déjà-vu souvenir, retour, presque un pèlerinage. Repasser quelques années après, au même endroit, exactement, c’est retrouver toutes les images laissées derrière, dans le sac, lorsqu’on a repris une vie « normale », métro- boulot-dodo. Le sac, lui, est quelque part dans un coin poussiéreux, il attend son heure de gloire. L’été prochain, sans doute ? Ou peut-être avant, pour ceux, nombreux, qui un beau jour décident de tout plaquer pour sauter dans un wagon, sac sur le dos. En 2009, voilà quand j’ai rencontré Tomislav. Et Tomislav est toujours là. Fidèle au poste. Il n’a pas bougé d’un poil, depuis 1927. Il m’avait déjà impressionné, à l’époque, accueillant hardiment les voyageurs à la sortie de la gare centrale du haut de son imposant piédestal. D’ailleurs, si je me souviens bien, je l’avais déjà revu, le roi. Il est sur les billets de 1000, au verso. Tomislav 1er, roi de la Croatie médiévale, gardien de l’entrée du parc qui porte également son nom. Le calme des vastes espaces verts contraste avec la cacophonie du ballet des bus et autres taxis qui se joue devant la gare. A l’arrière-plan, on distingue le non moins impressionnant Pavillon des Arts, un palais datant de la fin du XIXème siècle qui abrite une galerie d’art. Le parc, agencé tout en longueur, se décompose en trois grandes parties dont la dernière, le parc Zrinjevac, est un peu moins formelle et privilégie les belles fontaines et les bancs à l’ombre de la végétation. Au bout du parc, la rue Praška débouche sur LA place emblématique de la capitale, la place Ban Jelačić. Cette immense esplanade piétonne rassemble des bâtisses de toutes les époques et de tous les âges, sur lesquelles on peut notamment voir aujourd'hui de nombreuses enseignes commerciales ou bancaires. Au centre, la statue de Josip Jelačić, à cheval et le sabre à la main, domine fièrement les touristes détendus et les hommes d'affaires pressés. Je poursuis ma promenade vers la ville haute et le quartier de Kaptol. La Cathédrale gothique de Zagreb, le plus haut bâtiment de Croatie, a traversé le temps depuis le XIème siècle, entre invasions et tremblements de terre. Depuis de nombreuses années, l’édifice est en pleine restauration. Sur la place qui lui fait face, les touristes venus des quatre coins du monde, souvent en couples, s’affairent à prendre la meilleure photo. Je traverse la ville haute et ses ruelles dans lesquelles un marché s’y est installé. Sous les tonnelles, on y trouve fleurs, fruits et légumes, étoffes et tissus. Ça sent bon l’été et l’air méditerranéen. Nous arrivons presque à la mi- journée et les terrasses ensoleillées commencent à se remplir. Je suis face à Markov Trg, la place de l’église Saint Marc et du siège des institutions gouvernementales croates. Ici aussi, les touristes sont nombreux et d’origines très variées, j’entends de l’italien, du tchèque, même du français. A force de piétiner, mes jambes demandent à prendre congé quelques instants. C’est le moment de faire une petite pause et de penser à la suite. Le train qui m’emmène à Rijeka, sur le littoral croate à quelques 160 kilomètres de la capitale, est présenté comme un Brzi vlak, c’est- à-dire un « train rapide ». Cela me rappelle les bus albanais « climatisés ». Ici aussi, les wagons sont aménagés en compartiments. Je partage le mien avec un couple et leur chien dont j’entends régulièrement le nom, Boba, depuis que nous sommes installés. Je regarde l’heure et constate étrangement que nous aurions déjà du démarrer il y a une vingtaine de minutes. Elle, assise sur la banquette d’en face, m’explique dans un anglais très correct que le train partira avec 30 minutes de retard, nous attendons une correspondance venue de Split, dans le sud du pays. Lorsque notre convoi se met enfin en route, je me lève et m’installe à la fenêtre du couloir, pour capter un peu de fraîcheur. Il fait très chaud. Au fur et à mesure que nous avançons dans les montagnes, les décors deviennent magnifiques. Nous naviguons entre sommets et côtes, passant parfois à quelques dizaines de mètres à peine du littoral. Un petit courant d’air frais traverse le wagon chaque fois que l’on passe dans un tunnel, sous les rochers. L’après-midi est déjà bien entamée, nous arrivons à Rijeka. A force de marche et de positions inconfortables, je commence à recevoir des messages assez explicites de mon corps, qui me fait comprendre qu’il serait temps de récupérer un peu d’énergie. Mal au dos, mal aux jambes, mal aux pieds et surtout, soif. Ne l’ayant pas fait à Zagreb, je décide de changer un peu d’argent dans la devise locale, la kuna. De la station ferroviaire, je dois aller rejoindre la station routière d’où partira mon bus pour Pula, où je passerai la nuit ce soir. Encore une petite centaine de kilomètres. Tomislav me montre le chemin, son sceptre brandi en direction de la gare centrale. Je lui fais dos, mais je sais qu’il m’observe. Face au bâtiment, je me retourne. Nous nous reverrons. A l’entrée de la gare, j’échange quelques mots avec un jeune qui fait de la publicité pour un hôtel du centre-ville. Il me recommande fortement d’aller visiter les lacs de Plitvice. Comme j’aurais aimé avoir le temps. Malheureusement, pas cette fois, mais ce n’est que partie remise. Je prends en photo le plan de la ville, pour l’avoir sous les yeux. Il me reste 10 minutes pour acheter mon ticket de bus, j’en profite pour enfin boire un peu, sous la chaleur écrasante de cette fin d’après-midi. Cette fois-ci, l’autocar est climatisé, et ce n’est pas seulement un argument de vente sur le papier. Lorsque je monte dans le bus, quelques personnes y sont déjà installées, notamment un groupe de Japonais qui n’échappe pas au cliché des asiatiques photographes acharnés et suréquipés en matériel de photographie. Le bus démarre. Finalement, les 100 kilomètres sont parcourus relativement rapidement et me permettent pas mal de belles photos. Moins que les Japonais évidemment, qui utilisent leurs appareils comme des armes automatiques. Pendant la première moitié du trajet, nous longeons la côte, pour la suite, nous regagnons l’intérieur des terres. En début de soirée, nous voici à Pula, la plus italienne des villes croates. Vendredi 3 août 2012 Pula, Croatie Voilà une nuit de sommeil qui m’a fait le plus grand bien, cela me fait me rendre compte à quel point c’était nécessaire. Pour ne pas changer les bonnes habitudes, le réveil est très matinal. J’ai enfin pu recharger mon téléphone portable, dont la batterie m’avait lâché juste avant ma nuit à la belle étoile à Sarajevo. Main lourde sur le buffet de petit déjeuner de l’hôtel, ce n’est pas si souvent. J’adore la pastèque. De quoi être en forme pour commencer cette nouvelle journée. Il fait un temps fantastique, le même ciel bleu impeccable qu’à mon arrivée à Zagreb. Chaque journée a ses hauts et ses bas, celle-là a l’air de commencer par les hauts. Je suis enfin bien reposé, regonflé d’énergie et prêt à partir à la découverte d’une des étapes que j’attendais avec le plus d’impatience. Le symbole incontournable de la ville de Pula, c’est évidemment son amphithéâtre romain. Le monument, immense, a été construit sous le règne de l’empereur Auguste, le successeur de Jules César. Une des particularités de l’édifice est son état de conservation, assez remarquable. Il est encore assez tôt, mais quelques touristes sont déjà en train de l’immortaliser, à la recherche active de son meilleur profil. Ici, au Nord de ce qui était autrefois la province romaine d’Illyrie, certaines villes, comme Pula, recèlent de nombreux vestiges de cette époque. Outre l’Arena, comme on l’appelle ici, on trouve le Temple d’Auguste, au cœur du centre-ville, ou encore la Porte d’Or, Zlatna Vrata. En redescendant de la butte sur laquelle trône l’amphithéâtre, je suis interpellé par un couple qui est justement parti à sa recherche et me demande la direction du « Coliseum ». Ayant détecté un soupçon d’accent qui m’est familier, je réponds à mon tour par une question : « Deutsch ? ». Un couple d’Allemands, effectivement, pour qui je m’efforce de formuler une réponse dans la langue de Goethe. — Gehen Sie die Strasse hinunter. Aller à pied, gehen. Tim. Que devenait Tim ? Lui qui parcourait l’Albanie en vagabondant au hasard des chemins ? Sans doute avait-il quitté la capitale, pour explorer les campagnes environnantes. Peut-être la côte, les plages, à Durrës ? Ou l’intérieur des terres, les montagnes, du côté de Kukës ? De belles images, certainement… Il est bientôt 10:00, cela fait près de 3 heures que je visite la ville. Je prends la direction de la même gare routière qu’hier soir. C’est également avec la même compagnie de bus que je pars pour la ville de Trieste, en Italie. Dernière étape. Dernière ville. Je fais un dernier tour sur le port, émerveillé comme à mon arrivée. Pula est savoureuse. A la station de bus, un couple de voyageurs (décidément) arbore un sac à dos presque totalement recouvert de patchs en tous genres. On peut y lire les noms des villes et pays qui constituent leur palmarès de globe-trotters, Canada, Argentine, Thaïlande, Norvège, etc. Une fois à bord du bus, ils sont assis à quelques sièges de moi. Beaucoup d’Italiens, quelques Allemands. Nous avons ici un public touristique presque exclusivement occidental, fini les Serbes, Albanais, Bulgares et autres Macédoniens, pour qui la Croatie est bien moins abordable que pour nous et nos budgets occidentaux. C’est sûrement bête, mais je sens que mon niveau de dépaysement s’amenuise au fur et à mesure que je me rapproche géographiquement de mon pays d’attache, la France. Je ne fais pas le difficile, non. Ce serait malvenu. C’est juste que l’Albanie est loin, maintenant. Pour rejoindre Trieste, nous traversons un petit bout de territoire slovène d’une dizaine de kilomètres. La durée totale du trajet est d’environ 3 heures. Voilà longtemps que je n’avais pas vu le drapeau européen à l’entrée d’un pays. La Croatie pourra bientôt inaugurer le sien, avec son adhésion à l’Union Européenne le 1er juillet prochain. Nous arrivons à Trieste en fin d’après-midi, la température n’est pas excessivement élevée, plutôt agréable. Je suis assis du côté de la fenêtre, nous passons devant la Piazza dell’Unità d’Italia et le Canal Grande. Le bus s’arrête quelques centaines de mètres plus loin, à proximité du centre-ville. Et voilà, la dernière étape. Armé de ma vieille boussole et d’un plan, je ne tarde pas à trouver, à quelques rues d’ici, l’hôtel que j’avais préalablement réservé pour cette dernière nuit, la conclusion de ce voyage qui m’aura fait découvrir, ou redécouvrir pour certains endroits, la richesse des Balkans. Mais arrêtons-nous quelques instants. Voilà des centaines de kilomètres parcourus, des dizaines d’heures passées sur les routes, les rails et la mer. Jusqu’à maintenant, tout me donne l’impression que ce voyage s’est fait en accéléré. Pourtant, certains moments ont semblé durer une éternité. Il n’y pas si longtemps j’étais attablé au Bakkali Bar, avec Tim et Amanda. J’étais accueilli chez Yuli, pour un débat nocturne de classe européenne. J’étais allongé par terre, sur une terrasse de café, pour y passer la nuit. J’étais face à un présentoir de cartes postales, noyé dans un regard inoubliable. Parfois, le temps s’arrête. Un voyage n’a pas de durée, en fait : 6 mois, 3 heures, 1 minute, ce qui fait le voyage, c’est ce que l’on vit et ce que l’on ressent. On associe trop souvent cela simplement au fait de « se déplacer à destination d’un autre lieu », mais en réalité c’est bien plus que cela, bien plus qu’une simple donnée physique dans le temps et l’espace. On recherche autre chose, ailleurs. Le voyage est d’abord dans la tête, dans l’imagination, et pour en dessiner les contours réels, figés, aboutis, il faut qu’on le voie de nos propres yeux. Vendredi 3 août 2012 Trieste, Italie La réceptionniste parle un anglais plutôt bon avec un très fort accent italien. Ici, nous sommes dans la région du Frioul-Vénétie- Julienne, dans laquelle cohabitent, à côté de l’italien, trois autres langues. Le frioulan y est parlé de manière dispersée dans la région, le slovène peut s’entendre à l’est, zone frontalière avec la Slovénie, et enfin, au Nord, l’allemand, à proximité de l’Autriche voisine, est parlé sous différentes formes déclinées en dialectes locaux. Quinzième ville du pays par sa population, Trieste est considérée par les uns comme la dernière ville de l’Europe occidentale, et par les autres comme la première ville de l’Europe centrale, ce qui lui donne un rôle de « porte » dans un sens comme dans l’autre. Trieste, tout simplement, est une très belle ville italienne. Sur les hauteurs, on trouve la cathédrale de San Giusto, construite sous l’empire romain, ainsi que les vestiges qui l’entourent. Pourtant à quelques pas du centre-ville, l’endroit est très calme. La végétation donne un côté apaisant à l’ensemble du site. Je reste là, plusieurs heures, réchauffé par les rayons perçants du soleil. Autour de moi, le peu de visiteurs présent semble observer un silence presque religieux, comme s’il eût été déplacé de faire le moindre bruit qui empêcherait d’apprécier et de ressentir le lieu et son atmosphère légère. En cette fin d’après-midi, le ciel bleu ne se voit troublé par aucun nuage. Je redescends progressivement de la colline de San Giusto, à laquelle la cathédrale a donné son nom. Le soleil se rapproche doucement de l’horizon. Enfin, j’ai face à moi la célèbre et impressionnante Piazza dell’Unità d’Italia, ouverte sur la mer, la place la plus grande d’Europe. Au fur et à mesure que j’avance, je me dis qu’il s’agit bien là de la ville parfaite pour conclure un voyage comme celui-ci, fait de questionnement, de réflexion. Trieste est apaisante, détendue, ouverte, elle me tend les bras et je l’entends presque me parler. Elle n’est pas en train de me dire Unë dua të shkoj në Tiranë, ni Ja sam srpska, elle n’est pas non plus en train de m’expliquer ce qu’est la Gjakmarrja ou de m’apprendre comment utiliser le verbe gehen. En fait, elle me parle de tout cela en même temps. Elle me donne le point final de ce voyage. Elle m’indique de prendre place, face à un miroir et me demande de regarder attentivement, chaque détail, puis de dire ce que je vois. Après avoir traversé la place, j’arrive sur le légendaire quai appelé Molo Audace, du nom du premier navire italien à être rentré à Trieste après la première guerre mondiale, l’Audace. Le quai s’avance dans la mer sur plus de 200 mètres. Le soleil est maintenant sur le point de se coucher. Ses reflets sur les flots semblent s’étaler depuis l’horizon pour venir s’étendre devant nos pieds. La mer scintille et le ciel est orange, comme enflammé. On croirait à un tableau, qui se transforme de minute en minute au fur et à mesure que le soleil poursuit sa descente. En contraste avec ce flamboiement aux couleurs d’or et d’ambre, le quai lui-même paraît s’assombrir, comme si la lumière du jour était rappelée par son astre et se retranchait progressivement pour le rejoindre dans son départ. Les rayons m’atteignent encore, ils viennent me chercher, emmènent avec eux mes images pour en faire des souvenirs, et me laissent, quelques secondes encore, le temps de leur dire au revoir. Je ne suis pas seul devant ce spectacle, nous sommes nombreux à savourer ce moment, jeunes, anciens, enfants, avec chacun notre regard, notre ressenti. Je fixe l’horizon, droit devant, vers l’avant, vers l’avenir. Tout le monde autour de moi fait de même, tout le monde veut apprécier, capter toute l’essence de cet instant incroyable. Tout le monde a rejoint le quai à ce moment-là. Mon wagon est entré en gare. Ils sont tous là, je le sais. Tim, Amanda, Marion, James, Yuli, Vilim, la fille aux longs cheveux noirs, le couple de motards de Lille, les Irlandaises du train n°397, l’Anglais de Liverpool, le couple de Brésiliens, … Ils sont tous ici, avec moi, pour terminer ce voyage. Ils ont voyagé avec moi. J’ai voyagé avec eux. Bienvenue à bord. Chi raro viene, vien bene, « qui vient rarement est toujours le bienvenu ». Ils sont tous là, ceux qui m’ont donné les clés de cette quête. Ces rencontres, ces personnes, mais aussi tous ces instants, ces découvertes, ces émerveillements. Etre confronté à une expérience unique, c’est ce qui nous rend unique. C’est ce qui nous permet de comprendre, de partir à la rencontre de nous- mêmes, de la personne que nous sommes vraiment. Ce que j’ai tout autour de moi, ce sont des souvenirs d’un passé proche ou lointain qui me poussent vers l’avant, vers l’avenir, vers des futurs souvenirs qui viendront s’ajouter aux précédents. Cette quête, c’est la vie. Tenter de la comprendre pour mieux l’apprécier. Nous n’avons pas toutes les clés en main, à nous de les trouver. Voyager, c’est un moyen de poursuivre cette quête. Le monde a tout à nous offrir, même si nous n’en connaîtrons jamais toute l’immensité et que seul un petit fragment croisera nos chemins. Dimmi con chi vai e ti dirò chi sei, « Dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es ». En face, il y a quelqu’un qui poursuit la même quête, le même but, dans son monde à lui, avec son propre regard. Un jour, ces personnes se rencontrent, montent dans le même wagon. Alors, chacun apporte un nouvel élément de réponse à l’autre. Chacun présente à l’autre le miroir qui nous fera nous interroger. Qui suis- je ? Pour savoir ce que je suis, je dois m’efforcer de connaître ce qui est. Notre monde, quel est-il ? Voyager, c’est vivre, car c’est dans notre nature, c’est notre instinct. S’interroger sur les lieux, les cultures, les coutumes, les personnes, qui ne sont pas de notre monde connu. A l’heure où cet instinct nous amène à nous poser des questions bien en dehors de notre portée, Y a-t-il une autre planète qui abrite la vie ? Sommes-nous seuls dans cet univers ? ne faudrait-il pas se demander : sommes-nous seuls sur Terre ? Suis- je seul sur Terre ? Non. Je suis partout. Je suis le monde. Je suis les questions et les doutes et je suis les solutions et les réponses. La fonction du voyage est de nous enseigner quelque chose. Lorsque nous apprenons à découvrir une personne et sa culture, sa vision, cela nous renvoie à notre propre vision et nous confronte à des questionnements sur nous-même. Chaque voyage, chaque rencontre est une expérience unique, qui nous rend plus ouverts, plus forts, et encore plus curieux, car alors, nous savons. Nous savons chaque fois un peu plus qui nous sommes. Qu’est-ce qui est si séduisant dans ces rencontres laissées au hasard, dans ces chemins croisés, dans ces alliances éphémères ? Peut-être simplement d’avoir osé. Osé briser la glace, osé admettre que l’on a soif du monde et que l’on est ni moins bien ni mieux que celui qui est en face de nous, que ce soit pour dix petites secondes ou des semaines entières, car auprès de lui, c’est une grande leçon qui nous est enseignée. Ces rencontres sont comme une parenthèse dans laquelle le temps s’arrête, aujourd’hui et maintenant. Demain, chaque vie reprendra son cours, chacun retrouvera son chemin, riche des quelques pensées attrapées au vol dans cette expérience nouvelle, avant d’arriver, au hasard de son parcours, à l’étape suivante. C’est aussi dans leur caractère fugace et limité que ces croisements prennent tout leur sens, avec l’idée de partager la route de quelqu’un qui a placé, entre son point de départ et sa destination, une étape qui peut figurer sur mille autres routes, peut-être sur la nôtre. Aujourd’hui, ici. Et lorsque nos chemins se séparent pour regagner leurs tracés respectifs, le lendemain, là-bas, un autre wagon passera par là. Voyager lorsque je suis sur la route ? Voyager lorsque j’arrive à destination ? Partir pour s’éloigner de quelque chose, arriver pour se rapprocher de quelque chose ? « Se déplacer à destination d’un autre lieu ». S’éloigner du « connu » et se rapprocher de « l’inconnu ». On peut voyager en poussant simplement la porte de chez soi et en faisant quelques mètres jusqu’en bas de cette rue que l’on a parcourue des centaines de fois. Il y a toujours un détail, un moment, une pensée, qui n’était pas là hier, qui ne sera plus là demain, mais qui aujourd’hui est notre trésor de ce jour. Ne pas aller à sa recherche, c’est passer à côté de quelque chose de très important et c’est notre rôle que de répondre à l’appel de notre curiosité et de nos questionnements, car c’est sans notice ni mode d’emploi que nous devons apprendre à faire bon usage du monde. Ce voyage, c’est d’abord ce que nous avons en chacun de nous. Et ensuite, le train repart. Vendredi 27 juillet 2012 — Pourquoi voyages-tu seul ? Tu n’as personne avec qui partir ? — La vérité, c’est que je ne suis jamais seul. Le monde veut nous rencontrer, il veut te rencontrer. Nous devons aller à sa rencontre. Voyager, c’est bien plus que de franchir des frontières. C’est d’aller à la recherche de ce que l’on est, se questionner, réfléchir, comprendre. Ailleurs, comment est-ce ? Est-ce différent ? Alors, pourquoi est-ce différent ? Et pourquoi ce que j’appelle « chez moi » est ainsi ? Et lorsque je suis confronté à ces questions, quelle est ma place ? Est-ce que je me connais réellement ? Qui suis-je ? Si tu te poses ces questions, les réponses sont là. Janvier 2013 Alsace, France Lettre à Tim Cher Tim, lieber Freund, A priori, cela fait deux mois que tu as regagné Vienne. J’espère que ces trois mois passés en Albanie t’ont conduit vers tous les chemins que tu espérais parcourir à ton arrivée. Si je préfère t’écrire en anglais plutôt qu’en allemand, c’est pour plusieurs raisons. D’abord, je m’y sens évidemment plus à l’aise pour m’y exprimer. Ensuite, pour toi comme pour moi, c’est la langue du voyage, celle que nous avons utilisée tous les deux. Néanmoins, sache que j’ai ressorti mes vieux livres d’allemand poussiéreux afin de faire honneur à ta langue maternelle et de ranimer mes connaissances qui, depuis le collège et le lycée pourtant pas si lointains, avaient bien eu le temps de rouiller dans un coin de mon cerveau. J’ai toujours ma feuille de vocabulaire albanais, la même que tu avais recopiée sur un banc de la Place du Drapeau, à Vlora. Une dizaine d’autres feuilles ont pris la suite, ainsi qu’un livre de cours. Je traduis aussi des paroles de chansons, c’est un bon moyen pour retenir des nouveaux mots. Je regrette d’ailleurs de ne pas avoir acheté ce dictionnaire Français- Albanais que nous avions aperçu sur un étalage de ce marché à Tirana. J’espère que ton carnet s’est bien rempli et qu’il t’a été utile dans tes négociations avec les chauffeurs de bus. J’ai rencontré quelques allemands sur la route, j’ai placé le verbe gehen dès que je le pouvais. D’ailleurs, je me demandais, existe-t-il un verbe allemand spécifique aux déplacements en train ? Mon voyage s’est terminé à Trieste, en Italie. J’ai croisé la route d’autres voyageurs qui, pour la plupart, avaient le même itinéraire que moi, mais en sens inverse. L’Italie a été ma conclusion. J’étais nostalgique de l’Albanie, pourtant si proche mais déjà si loin en même temps. Mes images se sont englouties dans un magnifique coucher de soleil. Chacun le voyait à sa façon. Pour moi, c’était ça. Toutes ces images, ce sont des souvenirs, maintenant. De beaux souvenirs. Les jours ont passé, les mois ont passé. Les années passeront. Les souvenirs, ils seront toujours là. J’avais un carnet moi aussi, tu sais, le grand, de couleur bleue. J’ai pris des notes, beaucoup de notes. En quelque sorte, j’ai fait une photo avec des mots. On m’a même demandé si j’écrivais un livre. Je réécrirai peut- être tout ça, le moment venu. Bonne continuation à Vienne, et si au hasard de tes aventures, ton chemin t’amène du côté de la France, n’hésite pas à me faire signe. Ce n’est pas la même chose évidemment, mais chez nous aussi, on peut trouver des aigles et des montagnes.
Janvier 2013 Alsace, France Lettre à la fille aux longs cheveux noirs Chère inconnue, Je l’avais dit : je l’écrirai peut-être, mais je n’arriverai pas à l’exprimer. J’y pense, tu sais, à l’écrire. J’y pense de plus en plus. Ecrire ce qui s’est passé ce jour-là. C’était il y a des mois maintenant. Ça aussi, je le savais. Des semaines après, j’y ai pensé. Des mois après, j’y pense encore. Je vois ton visage, derrière un présentoir de cartes postales. Qu’on laisse donc ces maudites cartes. D’ailleurs, tu n’en avais pas pris toi non plus, n’est-ce pas ? Tu sais, si toi ou moi, enfin l’un de nous deux, avait dit quelques mots à l’autre ce jour-là, peut-être bien que je pourrai réellement t’envoyer cette lettre. Même si je n’avais qu’un prénom, un nom, un pays, une ville. Tu habites forcément dans un des 197 pays que compte notre monde, parmi les 6 milliards d’individus présents sur cette planète, alors autant dire que les chances que tu lises cette lettre un jour sont proches de zéro. Sans vouloir être dramatique. Voilà, c’était notre moment. Et c’est tout. Un moment déjà trop long pour être normal, mais trop court pour que nous ayons eu le courage de vérifier cela. Ton sourire, ce n’était pas un sourire comme les autres, cela, je l’ai vérifié immédiatement. Evidemment, je ne sais rien sur toi, à part que tu étais à Sarajevo il y a environ 6 mois, le mercredi 1er août 2012, devant une boutique à l’angle de la rue Sarači. Qu’est-ce que je peux dire de plus ? C’est fort possible, que je n’arrive pas à l’exprimer, mais je l’écrirai peut-être, oui. C’est une sorte d’exorcisme, tu comprends ? Ranger des sentiments désordonnés dans des mots ordonnés. C’est comme si j’ouvrais un tiroir pour y vider mes souvenirs, mais que je gardais toujours la clé sur moi. J’ai toujours beaucoup de choses dans mes poches. Ma liste de vocabulaire, je ne t’en ai pas parlé ? Ah, c’est vrai, je ne sais même pas quelle langue tu parles. Nous nous sommes pourtant déjà parlé, mais c’était avec les yeux. Aujourd’hui encore, je ne sais pas ce nous avons essayé de nous dire ce jour-là. Je ne le saurai jamais. Pour moi, tu seras toujours la fille aux longs cheveux noirs. Ah, oui, ne connaissant pas ton nom, je t’en ai donné un. D’ailleurs, je me demande quel nom tu m’as donné, à moi. Je t’appellerai comme ça, quand j’écrirai à propos de toi, si j’écris un jour. Ce que j’espère et que je souhaite, c’est que continues ta vie, où que tu sois, où que tu ailles. Je sais que tu n’oublieras pas. Tu n’oublieras pas Sarajevo, l’angle de la rue Sarači, Le présentoir de cartes postales. C’est sûr, les années vont passer, le temps va nous éloigner de ce premier jour d’août. Nous avons chacun nos projets, notre parcours à tracer. Mais parfois, au détour d’un album photo, d’une discussion entre amis qui évoquera les trésors balkaniques, d’une vieille collection de cartes postales, alors, à ce moment précis, un souvenir refera surface. Un souvenir commun, ancré dans la ligne du temps.
Lettre à l'Aigle
Toi l’Aigle, Shqiponjë, Orao, Aquila,
Tu sais, j’ai fait un rêve. Un rêve plutôt étrange. En haut d’une montagne, je suis seul, dans un décor de roches et de sapins. Jour ou nuit ? Je n’en sais rien, tout semble figé. Je marche, pieds nus dans la terre humide, sans laisser d’empreintes. Un bruit grandit. Les aigles.
C’est toi qui m’as conduit jusqu’ici. Je suis venu pour voir la terre des aigles. Les drapeaux et leurs histoires ont fait de toi leur héros. Je ne suis pas de cette terre-là, je n’ai pas reçu en récompense l’acuité de tes yeux et la force de tes ailes, je ne suis pas un des descendants de l’homme-aigle. Mais j’ai eu la chance de les rencontrer, de pouvoir apprécier leur chemin et leur vécu. Pourquoi cette terre-là plutôt qu’une autre ? Pour son mystère. Parce que c’est la plus secrète, la plus insoupçonnée. Celle dont on ne parle jamais et dont on ignore tant de choses essentielles.
J’attendrai ton prochain appel, pour revenir marcher sur la montagne. Jour ou nuit, aube ou crépuscule, avec un toit sur la tête ou dehors à la lumière de la lune, à une table d’explorateurs de passage ou seul avec pour unique compagnie un carnet et un crayon. Car alors, le temps et l’espace n’ont plus de valeur. Un rêve plutôt étrange, mais dont la particularité est d’avoir tout en commun avec la réalité. Si les moments de cette aventure ne s’inscrivent ni dans le temps ni dans l’espace, que sont-ils sinon des rêves qui ont pris vie ? On pourrait mener une vie entière de la sorte, une succession de points forts insaisissables, mais quel sens leur donner sans les relier les uns aux autres ? Comment mesurer leur valeur sans leur faire prendre part à un ensemble, à une formule, à un tout. Le temps et l’espace n’ont plus de valeur. Ce qui compte, c’est le chemin. Alors montre- moi le chemin.
Shihemi së shpejti,
Tvoj prijatelj, Sébastien
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