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Gare de l'Est

Dernière mise à jour : 19 mars



1

 

D'ordinaire mes voyages en train sont solitaires. Les yeux plongés loin dans l'écran entre mes mains, mon esprit, mon temps et toute mon attention sont enfoncés aux tréfonds d'un Smartphone. Le voyage s'écoule dans cette cellule labyrinthe. Je ne diffère en rien de mes congénères ; je ne suis qu'un maillon de la légion perdue, cette foule de lecteurs évaporés. J’ai depuis lurette remplacé la chaleur d'un livre de papier par la froideur moderne de l'électricité. Pour que je note sa présence, il est habituel que le contrôleur ait à me tapoter l'épaule au moment de la vérification des billets. Sa voix avant l'effleurement physique m’est inaudible. Pareil pour les autres clones rangés dans le wagon. D'ordinaire c'est toujours comme ça. Sauf aujourd’hui pour cause d'oubli de mon chargeur. Le trajet en TER à destination de Paris-Est s'étire sur quatre heures et trente minutes et la batterie affiche un maigre 28%. Je coupe l'appareil... juge ça plus prudent afin de prolonger ma non-autonomie. Pour être certain de pouvoir appeler quiconque en cas de nécessité absolue. C'est étrange ce sentiment d'insécurité profonde à l'idée d'un téléphone à plat. Le black out du téléphone, c'est vécu pire qu'une crevaison rase campagne. J’ai l’impression que l’on m’a débranché mon bracelet électronique. Comment ai-je survécu jusqu'à mes 35 ans sans cette bouée dans la poche. Je jalouse terrible les autres robots du wagon plongés dans leur virtuel.

 

Pour passer le temps long, je balaie le paysage derrière la vitre. La vitesse du train abat les troncs comme par magie. Les arbres s’écroulent et s’effacent à peine apparus. Ce bonneteau me fait mal au crâne et m'agace. Je lance le regard plus loin derrière le grand carreau de verre, bien au-delà du premier plan. Je veux gober les images les plus immobiles. Des dentelles de montagnes rondes et bleues s'écrasent dans un pastel vaporeux. Couchés devant, comme un ravissement, des champs comme des vagues, comme des damiers, comme des nappes raccommodées les unes les autres. Un petit point avance au loin. Peut-être un tracteur ou une moissonneuse-batteuse. Sûrement ça vu la quantité de poussières que ça balance derrière. Dans le ciel deux piafs font des acrobaties, des voltiges comme des barons rouges revenus de très loin. Un poney, crinière blanche sur robe grise, broute un pâturage sauvage, secouant sa caboche et sa queue, faisant un mini Parkinson des extrémités de son corps.

 

Soudainement dans un éclair noir, comme sur les ardoises magiques de mon enfance, tout s’efface ! Les montagnes bleues ! Les damiers multicolores ! Les zigzags dans l'azur ! La moissonneuse ! Jusqu’au petit cheval ! Tout se crapahute en une seconde dans le noir total d'un tunnel ! Les néons prennent la relève ; illuminent les robots dans le wagon silencieux. Tout ça existe trente secondes, guère plus. La vitre ne montre que de la brique et des reflets, miroirs du dedans du train. La vitre, chose sublime, au travers d'une buée grise, dévoile un message codé. Il y a des traces de doigts, des traces de gras, des traces d'écriture. J’arrive à lire très clairement juste avant la sortie du tunnel, "Hugo et Marie".... comme un manuscrit défraîchi sur un coin de verre. Un parchemin lumineux.

 

Aussi rapidement qu’il était né, le tunnel disparaît et meurt dans un grand bruit sourd. De retour avec le paysage pancarte, les deux prénoms sont retournés à leur secret, à leur transparence. Je suis le seul à avoir lu le code. Tous les autres n'ont vécu ni le tunnel, ni le retour de l'aube. Ils sont restés blottis dans le néant surpeuplé d'images. Je reste paralysé devant les deux prénoms éteints avec le jour. Voudrais décrypter parmi mille vies qui se mélangent, voudrais défroisser ce mystère : qui sont-ils ? Des enfants qui s'amusent ? Une romance en devenir ? Un amour passé ? Qui a écrit le message ? Hugo ? Marie ? Un autre larron ? Hugo et Marie étaient-ils seulement dans ce wagon ? Si oui, lequel des deux a posé son index sur la vitre ? Ou peut-être l'un des deux seulement était présent... qui allait rejoindre l'autre... ou le quitter... et alors le quitter temporairement ? Définitivement ?... Hugo et Marie ont vécu avec moi jusqu'à Paris-Est... ils sont restés une myriade de possibilités... une histoire que moi seul pouvait finir.

 

 

2

 

 

J'arrive devant le café de la gare. J’aime ces lieux où les gens me semblent comme absents à la foule. Je les épie un à un. En grappe ou en échantillon. Il est possible de vivre suspendu entre deux gares, entre deux rendez-vous. Moi je sais être à destination. Mon terminus est ce Paris-Est et son hall cathédrale. Mes voyages en train se clôturent toujours ainsi. Je choisis les villes exclusivement en fonction de ça. Une gare jolie, art déco si possible. Une gare large et aérée avec des cafés et des snacks. Une gare avec des bâtiments hauts et surpeuplés. J’y passe au maximum une journée ou deux, c’est bien suffisant. La nuit s’il fait trop froid, je choisis un petit hôtel qui neuf fois sur dix à pour nom « L’hôtel de la gare ». J’aime me perdre dans cette foule anonyme. M’asseoir sur un banc ou sur mon sac de voyage, boire une bière avec un jambon beurre de chez Paul. Dès que je descends du train, je respire à pleins poumons ce mélange d’acier, de rouille, de parfums lourds et de sueurs.

 

Je commence toujours par stationner devant le panneau des départs. Comme si je m’apprêtais à faire demi-tour immédiat. Les yeux de tous les autres sont soit vers leur téléphone quand le train n’est pas pour tout de suite, soit vers l’écran bleu des horaires quand c’est pour bientôt. Les futurs passagers scrutent ce panneau comme si l’intensité des regards allait accélérer l’apparition de l’information sur le quai à rejoindre. A ce moment précis, on croirait des adeptes en face d’un gourou. Pas un ne bouge. Tous sont tête en l’air et silencieux. Si un retard est annoncé, tout de suite les yeux se baissent dans un juron avec un coup de talon sur le béton du hall de gare. Les récriminations pleuvent et les hommes en gilets rouges avec écrit dessus « info Ouigo » s’écartent comme pour éviter l’explosion. Quand un quai est affiché, la foule fait un cratère et comme une onde après la chute d’un galet, les humains glissent vers les wagons.

 

 

3

 

 

Contre un mur entre le hall d’arrivées et la grosse horloge art déco accueillant les passagers, je vois une vieille bicyclette marron. Près de la bicyclette, un gobelet vide et quelques centimes à côté. Sur le porte bagages, une cagette en plastique avec une vieille couverture sale et quelques cartons. Devant la bicyclette, un chien triste ne bouge pas, ne regarde personne, comme si toute la foule du hall de gare était une humanité absente. Il ne grogne personne et même en passant tout près, c’est comme s’il était de cire. Je m’approche doucement de l’animal immobile. Dépose une pièce d’un euro dans le gobelet. Il ne bouge toujours pas. Son maître a dû le laisser là en gardien de son vieux biclou et des pièces jaunes éparpillées. Où est-il, je n’en sais rien. Alors je m’assois près du clébard marmotte. Je lui parle avec douceur et en ami. Cela ne change rien à la statue de sel. Il regarde droit devant lui, sans un geste pour moi. Je suis pour lui un échantillon de la foule. Je suis un sosie de ceux scrutant les horaires et les panneaux. Je patauge dans son silence bien dix minutes et vais chercher un sandwich saucisse. Je lui dépose l’offrande devant sa gueule fermée. Il ne bouge toujours pas. Alors je m’éloigne et lorsque j’ai fait vingt pas, en me retournant, je vois le chien triste engloutir son repas.

 

 

4

 

 

Je prends place sur un banc devant un magasin de coques pour portable. J’ai oublié le mien qui panique en manque d’électricité. Je le laisse enfoncé dans la poche de mon jean bien décidé à profiter des passants dans ce grand aquarium. Une femme en robe beige regarde au travers de la devanture d’Etam lingerie. Elle papillonne autour de dessous rouges et entre dans la boutique. Je la suis des yeux. Bien souvent la féminité devrait s’écrire féeminité, tant beaucoup relève dans le rapport que j’ai avec elle du conte d’enfant. La féminité originelle, pour moi, c’est Cendrillon ou la belle au bois dormant. C’est la princesse ou la paysanne éplorée que je veux protéger ou secourir. Je suis comme aimanté par les femmes ; leur féminité adorable me pousse aux pulsions inavouables. Pulsions que je sais une atrophie de ma volonté. Le désir éclatant qui s’empare de tout mon être me reste énigmatique. Dans ma liaison aux femmes, je suis autant sensible aux attraits merveilleux du corps féminin, que livré à une sorte de déception inexplicable, pressentie presque aussitôt. Je crois que je me sens humilié par cette évidence de dépendance car elle m’apparaît une indignité. Face à la femme, je recule. Je me réconforte en me convainquant que je n’ai pas échoué ; que j’ai seulement été interrompu vers quelque chose d’indéfinissable, d’ignoré. De là naissent mes mélancolies. J’en suis là dans mes réflexions quand la femme ressort de la boutique avec son achat. Je la regarde s’éloigner et disparaître dans les souterrains en direction des métros.

 

 

 

5

 

 

Un clochard s’assied près de moi. Demande pas si la place est libre. Il me parle illico comme si j’étais un copain de viré. Je le laisse raconter. Il n’a pas d’âge précis mais semble bien avoir quatre-vingts ans. Je trouve étrange et triste que l’on puisse atteindre cet âge pour finir sur un banc. Je suis en transit mais pour lui, c’est sa résidence d’été. Il veut me parler de la vieille guerre. De celle d’avec les boches en 40. Il rigole et dit que lors de l’entrée alliée en Allemagne, les troupes françaises ne se contentèrent pas de pénétrer le pays, mais débusquèrent jusque dans les caves quelques Fräulein à envahir, quelques corps à enfoncer. Il dit que c’était bon temps cette époque ! Qu’y pouvait tout faire et avait la force pour ! Il lâche un gros pet et déclare qu’en temps de guerre, il n’y a pas de résistants ou d’occupants : il n’y a que des assassins légaux et illégaux !... des capitaines Bernard et des Klaus Barbie… Ah les fossoyeurs de réalités passées qu’y dit ! Beaucoup se sont fait des situations dans l’épuration comme d’autres se font des carrières dans l’industrie !... sont devenus compagnons de l’épuration !... avec l’honneur à des températures très en dessous de zéro !... z’ont été de toutes les fanfares !... goulus à tous les râteliers !... glouglous jusqu’à plus soif !... z’ont dansé tous les tangos… jusqu’à plus tanguer du tout !... jusqu’à s’affaler et s’étaler les quatre fers en l’air !... tous les chapelets, ils les ont avalés !... Patinoires que leurs vérités !... à s’y casser la gueule en permanence !... Il crie quasi maintenant ! Hurle que s’il y a bien un genre d’homme qui le débecte ce n’est pas le traître ; celui-là il a fait un choix, mauvais ou bon selon les vainqueurs à l’heure dite. Ce corniaud malgré tout ! – c’est un homme. Le morveux… celui qui lui file la gerbe ! c’est le résistant de la 25ème heure… Le bon petit citoyen qui applaudit à tout rompre devant la femme tondue sacrilège !... hurle gras !... saccage en tempête sa petite vérité honteuse !... Comme une patrouille vigie pirate rapplique, il baisse tout de suite de quatre tons. Dit qu’il y avait peut-être 1% de résistants en 44, ce qui en donnait 90% à la bourse des vanités accompagnant les chars américains. Tout ce petit monde allait au secours de la victoire et devenait commandants et colonels ! ça faisait soudain des traquenards géants à la vérité !... des gauloiseries triomphantes !... Z’étaient passés de lope à superman le temps d’un retournement de veste ! ça jactait l’amerloque chez les nouveaux héros ! Ça prévoyait de beaux curriculum vitae scribouillés à la va-vite !... avec des Alzheimer soudains et définitifs ! Moi j’ai rien oublié qu’y dit !... on me l’a fait pas… je sais comment qu’on a fait… oui je sais… Il se lève brusquement et repart vers la sortie. Le soleil et la lumière le recouvrent jusqu’à le faire disparaître.

 

 

6

 

 

Je ferme les yeux et roupille trente minutes sur mon banc, mais assis et pas couché. Je veux pas paraître clodo. Je me réveille en sueur… j’ai encore fait ce rêve étrange. Je vous raconte.

 

Je suis troublé par un rêve insolite se renouvelant à intervalles réguliers et me laissant au réveil dans une complète sidération, entre deux mondes, où j’ignore quelques secondes après le réveil si la chimère se poursuit encore un peu ou si le somme a définitivement achevé son manège. Voilà quel est ce songe. Mon père décédé depuis plusieurs années revient me voir et – chose magique ! – j’accepte pour toute explication que sa mort fut finie ! La famille au grand complet, sans la moindre observation au sujet de cette énormité, l’accueille à table, lui demande avec avidité des nouvelles de l’au-delà. Moi, je lui parle du monde tel qu’il est devenu, dissimulant les larmes versées sur son marbre épais. Ma vie et sa mort ne sont plus séparées par la frêle frontière de la respiration, et il me semble possible de voir surgir nombre de défunts, avides de jours à reprendre. Un grouillement immense se fait tout autour de moi, des ombres s’extirpant des ténèbres glacées. Je voudrais les renvoyer au milieu du néant, mais ne parviens guère à détacher les lianes qu’elles accommodent sur moi. Les rayons du soleil mordent dans ma chambre et je reste désemparé face au rêve agonisant… Mon père s’en va pour l’éternité au tombeau et son corps rejoint la terre. Mais l’esprit, lui, où se terre-t-il ?

 

 

7

 

 

Un jeune homme en costume déboule du quai N°24. Il s’écroule sur mon banc tirant une valise à roulettes. Il parle avec quelqu’un au téléphone, dit qu’il est bien arrivé mais qu’il en peut plus. Qu’il doit trouver un autre travail, plus près et plus enrichissant. Qu’il en a marre des zigotos râleurs ! Il dit que son taf s’écoule, fontaine plate… Que les gens sont jamais content de rien !… toujours prêts à l’esclandre gratis !... Les petits, les gros, les minces, les faibles, les lâches… tous y vont de leurs lamentations vigoureuses !... de leurs poings sur les tables !... de leurs menaces massacrantes !... C’est qu’y savent bien qu’en face, lui mouftera pas… que même qu’y restera poli, prévenant et tout… qu’y comprendra toujours… Alors y redoublent de furibardises les salopiots !... y déversent leur fiel et leur vomis jusqu’à épuisement des larynx ! Il dit que c’est parce qu’y tiennent leur revanche sur un quotidien de larves soumises ! Pour sûr c’est la première fois depuis longtemps qu’y peuvent bomber le torse !... y aller franchement du gosier !... gronder à tue-tête sans risque d’uppercuts en retour !... Pour ça que la masse déverse tous les mécontentements ! Y veulent en finir une fois pour toute avec leur vie de paillasson qu’y gueule mon voisin de banc !… Y rajoute que les clients y se rêvent – ô sublimes minutes ! – son boss !... son satrape !... son demi-dieu de l’Olympe ! Il les voit venir depuis derrière la vitrine, naviguant tels des Ulysse rejoignant Ithaque !... Il devine à leur allure les comédiens Del Arte en éclosion s’apprêtant à cracher leurs blablatas sur son falzar. Chacun venant prendre son tour dans la file aboyeuse. Le client est roi, qu’y paraitrait. Vivement ce soir qu’y dit !... que j’Ulysse à mon tour…

 

 

8

 

 

Et puis quatre bus à touristes jettent leur marchandises. La gare de l’Est s'allume de mille loupiotes, surgissant avec force... formant de longues colonnes de St-Jean... C’est la colonne de portables prenant mille photos. Un truc de dingues. Couvrant tout le hall, c'est une volière à piafs exotiques... d'Asie et de pays slaves surtout !... ça gueule et ça crache comme les pires charretiers !... ah !... les chintoks... ceux-là, vous font une piscine en moins de deux !... faut l'écouter caqueter cette basse-cour express !... ça fait des fientes et des fientes dans le grand hangar !... ça fait brasserie japonaise, leur blablata sans tête ni queue !... Ça souffle une haleine comme un cancer maréchal... leur monde est vide... littéralement... il a l'air plein, mais il est vide... ils continuent de brailler, mais tout est vide.

 

Je les regarde, les maudits. Je les préviens que c'est pas eux qui commandent ! qu'ils sont capitaines de rien du tout. Que leurs paroles, c’est tout du lait caillé !... que derrière eux, y a que des caveaux, et que devant, c'est tout pareil... que j'y constate aucune symphonie... juste quelques notes folichonnes parfois... juste de l'effleurement, jamais de caresses véritables.

 

Ces types sont les obusiers de mon paysage... en brûlent le moindre monument... laissent aucun blessé sur le sol... trifouillent leur gadoue et vous la collent plein visage !... les lumières du ciel, je les vois pas non... je les vois pas... je vois qu'un mausolée ciel ouvert... avec des cadavres s'ignorant.

 

Je regagne le panneau des départs. Les horaires s’affichent et j’accepte ma conversion. Je redeviens disciple du train. Je monte dans la voiture 7 quai numéro 9 quand j’entends une voix féminine dans le haut-parleur. Elle annonce que Hugo attend Marie à l’accueil.

 
 
 

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