Cophès
- Christian Tritsch
- 15 mars
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 mars
« Cophès »
La première chose qui vint à l'esprit de Fazal Baqir, c'est la lumière vive émanant de son pays natal. Et une odeur forte de sauge sauvage s'imposant dans toute la carlingue. Odeur composée par des centaines de fleurs, comme des petits minarets violets se dressant tout le long de la piste d'atterrissage. Fleurs survolées par des trombes d'insectes kamikazes, enivrés des dernières effluves de l'été. Nous étions à la mi-septembre. Les panicules de fleurs bleues-lavande au-dessus du feuillage gris-vert formaient un bataillon du passé, ramenant Fazal, par l'orifice de ses deux narines, par brassées pleines, à des souvenirs qu'il croyait avoir perdus à tout jamais.
Dire qu'il y a quelques heures, il était dans le gris profond de Paris... qu'il n'avait vu de la capitale française, que les deux policiers l'escortant depuis la jungle de Calais vers le Tarmac du Charles de Gaulle. Il avait sourit devant les embouteillages monstres avant l'aéroport. Devant cette diarrhée de voitures faisant queue leu-leu interminable. Ça lui avait rappelé un peu Kaboul, ce brouhaha d'acier. Il avait fermé les yeux et sourit de plus belle, sachant qu'il y aurait bientôt Jalalabad.
Au cours des trois années passées, les associations d'aide aux migrants n'avaient que retardé l'inéluctable. Une âme compatissante lui avait rappelé qu'en cas d'esclandre à bord de l'avion, il aurait de grandes chances d'être débarqué... qu'il n'avait qu'à hurler et se débattre... que tout serait à refaire pour la flicaille... qu'on le mettrait dans un camp de rétention quelques jours, mais qu'il serait libéré fissa... qu'une fois dans la nature, la police n'aurait ni assez de bras ni assez d'yeux pour le suivre... que de toute manière, la police a d'autres rats à fouetter... il n'aurait qu'à resaumoner discretos vers Calais et espérer le paradis imaginaire sur l'île au-delà...
Fazal ne voulait plus de ce jeu de cache-cache. Cette fois, c'était bon, il avait compris. Le voyage n'avait pas valu la chandelle. A Calais, comme partout durant son périple, l'humanité avait disparu au profit de la fermeté. Après le démantèlement du camp géant, c'était par myriades de grappes que les migrants avaient échoué et s'étaient réformés sur les pelouses, sous les ponts ou au bord des autoroutes. La police les harcelait avec plus ou moins de zèle, mais ça avait quand même toujours un goût de battues et de chasses à courre. L'autorité voulant éviter les points de fixation trop permanents, toutes les 48 heures c'était descentes de police et poudre d'escampette. Pour le gouvernement, il était hors de question de revoir au 20 heures ces gros camps de réfugiés bourrés à craquer, singeant affreusement mille bidonvilles africains. Ça faisait mauvaise presse et donnait des nausées dans l'électorat de Droite dans toutes ses nuances... jusqu'à la Gauche la plus humaniste qui commençait à geindre devant le phénomène de Sisyphe des moribonds. C'était clairement sans fin la vague des sans rien. C'était échouages recommencés sur échouages recommencés.
Fazal le sentait bien, ça fleurait la fin des haricots et les carottes cuites. Tout devenait chaque nuit de plus en plus dangereux. La population était à bout. Au bord de l'explosion. Le pire c'était les soudanais et les éthiopiens !... ceux-ci gonflaient le flux à toute blinde !... c'était des zombies cézigues !... des noyés venus travers mer !... sur des bicoques percées !... avec des familles éparpillées sous l'écume... ça avait rendu les survivants d'une violence inouïe !... des fous furieux prêts à tout pour un morceau de pain !... parfois même sans raison, juste pour frapper ou tuer !... si on rajoute à ça le froid de l'hiver, la faim immense dans les ventres et la puanteur immonde aux premières chaleurs... car il n'y avait ni eau courante, ni toilettes, ni douches. Ça déféquait à même le sol, comme des animaux malades. Derrière chaque buisson ou tronc d'arbre.
Pour ça qu'il s'était laissé prendre cette fois. Qu'il avait accepté son retour. Fazal avait fuit la misère. Non les Talibans. La politique était foutaise pour lui. Son périple n'avait rien de politique. C'était juste pour vivre mieux. A cette mesure, il pouvait conclure qu'un retour fut encore la meilleure chose à faire. Il ne s'était pas ruiné dans les passeurs. Il s'était juste glissé d'une frontière l'autre, passant d'une colonne de migrants l'autre ; bénéficiant de l'entraide de ceux qui partagent la misère humaine. Son retour n'était ainsi pas vécu comme une honte. Ce qui aurait été honteux, c'est de poursuivre l'existence de rat de bord de mer.
Depuis le hublot de l'appareil, il avait éprouvé un bonheur rassurant en découvrant la course faite par l'Indus, le grand fleuve traversant l'Inde, le Pakistan et la Chine. Aussi il avait posé son doigt sur la vitre, cherchant l'affluent familier, la rivière Kaboul qui a donné son nom à la Capitale. Il se souvient comment s'appelait la rivière sous l'antiquité pour l'avoir appris de son père qui se passionnait de vieilles choses. Son père avait transmis son savoir à son fils. C'est comme ça qu'il avait su qu'au temps du Grand Alexandre, la rivière Kaboul se nommait Cophès.
Au moment du contrôle des papiers de douane, tout avait paru relativement simple. Peu de question. Rien à voir avec l'idée occidentale de la mise sur le grill par des extrémistes soupçonneux. Il faut dire que l'administration américaine avait filé il y a peu et qu'il s'agissait de faire bonne figure pour la junte en place. On lui demanda où il allait et il répondit "Jalalabad". Il n'avait ni valise, ni rien à déclarer. Juste quelques illusions égarées.
Dans la vallée de Laghmân, Jalalabad, capitale de la province du Nangarhâr, est gonflée de 200.000 âmes. Ce qui surprit Fazal, c'est la propreté extrême de l'avenue principale. Et aussi les nombreux bâtiments de la ville surplombés du drapeau blanc de l'émirat islamique, drapeau sur lequel est inscrit en noir la Chahada, célèbre verset du Coran qui dit qu'il n'y a qu'un seul Dieu, Allah, et que Muhammad est son prophète. Fazal ne compte plus les incessants pick-up qui patrouillent avec à leur bord quatre ou cinq moudjahidines, arrêtant le moindre hère planté là et qu'ils soupçonnent être un toxicomane, fléau abominable de Satan. C'est pour ça que plus personne n'ose s'asseoir à même le sol. Pour ça que la rue est dépourvue de toute mendicité. Le fameux pont de Polishorta, lieu de rencontre des anciens opiomanes est aujourd'hui un désert. Le pavot est une plante dangereuse.
Quiconque s'attroupe autour du pont est illico emmené au centre de rétention de la ville, puis confié par les talibans au bon vouloir des mains sèches et dures d'Ahmad Bachir, le médecin chef de « l’hospice de l'excision du vice". Il préside cette ancienne base américaine qui avait pour nom du temps de l'occupation Camp Phoenix et qui a muté en mouroir, en centre de désintoxication marche forcée. Les médicaments proposés sont des coups de câbles électriques sur le ventre et un Coran à lire ad vitam aeternam. A l'aide de ce traitement miraculeux, on ressort toujours guéri. Et ceux qui n'en ressortent pas ont gagné un bon pour la morgue, direction le joli paradis.
Fazal interroge des marchands de fruits. Il cherche Abdul Baqir, sa seule famille. C'est un cousin, rescapé avec lui d'une fête de mariage ayant tourné vinaigre. L'aviation américaine a comme on dit commis une bavure. La joie des convives lors de la noce s'était accompagnée comme de coutume de coups de mitraillettes vers les cieux ; en retour les cieux avaient envoyés deux missiles. Abdul et Fazal furent les deux seuls survivants.
Après des mois de rééducation et de morphine, Abdul avait rejoint la cohorte sous le pont de Polishorta. Avait très vite accepté l'opium et son oubli. Sa douce mémoire qui s'efface. La douleur qui s'apaise. Fazal, lui, avait choisi l'exil pour oublier. Il était parti loin vers l'ouest, jusqu'à ce que la mer arrête ses pas. Jusqu'à Calais. Et maintenant il était revenu. Il sentait que la douleur était partie avec lui. Qu'elle surgissait derrière chaque nouveau visage sur la route. Qu'au moindre sommeil, elle plongeait dans ses rêves. Que les milliers de kilomètres ne l'éloignaient en rien du malheur enclume. Fazal voulait retrouver Abdul. C'était le but qu'il s'était fixé.
Fazal demande un entretien au médecin. Il explique que son cousin est peut-être ici puisque le pont Polishorta est déserté. Le local d'Ahmad Bachir est une sorte de petit entrepôt avec pas même un bureau. Juste quelques armoires pour faire décor. Car personne ne s'intéresse au parcours ou à la vie passée des moribonds enfermés double tour ici. Sur un mur, Fazal lit une affiche où il est écrit "Prier peut vous éviter de faire des choses interdites"... Le médecin regarde Fazal avec une compassion qui lui semble malsaine. Comme s'il cherchait le malade en lui. Car en tout homme sommeille un vice et il est aisé de le débusquer.
Le docteur Ahmad Bachir commença :
- Je ne sais pas si ton cousin est ici. Comment le saurais-je ?... crois-tu que ces ombres ont des papiers ?... et quant à les croire sur paroles, je ne suis pas fou !... alors, je demande rien... les moudjahidines - bénis soient nos libérateurs ! - nous les amènent par dizaines chaque semaine... et mon travail est de faire rentrer ces hommes du diable dans le chemin de Dieu... car Dieu le veut. Allah nous éduque à rester loin de l'alcool... à refuser l'état d'ébriété... ainsi que le jeu. Si tu te tiens à distance, alors tu réussiras. Dieu dit que le mal veut que nous nous haïssions... le mal veut créer des divisions entre nous et il le fait en utilisant l’alcool et en nous faisant consommer des drogues... et le pire, c'est que le mal nous fait oublier la prière !... personne ne peut prier sous l'emprise des drogues... je ne peux rien pour toi... va... regarde si ton cousin est ici, toi seul pourras le reconnaître... mais si tu le trouves, il restera ici aussi longtemps qu'il ne sera pas libéré de son mal.
Fazal entra dans un immense dortoir. Il doute que la religion suffise. Quand l'homme pèse 40 kilos et qu'il est sous la dépendance totale des narcotiques, les incantations ne l'aident que très peu... Fazal croise des agonisants seuls sur leur lit... de nombreux autres sont recouverts de couvertures lourdes et sales, avec une odeur âcre de mort peaufinant son labeur...
Au dehors, soudain un bruit immense recouvre toutes les conversations. Une explosion et son souffle firent que tout le monde se retrouva au sol, immobile de longues secondes, espérant ne pas être mort encore, et que le bâtiment médical tienne le coup. Le temps de s'en extraire. Fazal, les cheveux gris de poussières a l'impression d'être sourd, de ne plus rien entendre, de voir le sang et les chairs en noir et blanc. Le médecin est couché près de lui, mais sans tête. Plus loin, des bras et des jambes faisaient un mikado d'horreur...
C'était l'œuvre de Daech. Depuis que les talibans avaient rejeté les américains, l'organisation terroriste tentait de reprendre la main. Rien de religieux dans cette guerrilla intra-islam. Juste une question d'argent. Car les talibans, en stoppant le commerce de l'opium ont asséché les revenus de Daech. Ces derniers, depuis lors, ont des difficultés redoublées à acquérir armes et munitions pour leur affidés de Syrie, du Mali ou d'ailleurs.
Fazal ne comprend plus rien. Son pays est en miettes. Ses croyances sont en miettes. Ses espoirs sont en miettes.
Il revoit l'autoroute française jusqu'au bord de la mer. Les maisons de carton et les pierres lancés par des anonymes. Il marche longtemps sans parler. Arrivé aux rives du Cophès. Il pense à lui enfant, avec son père racontant l'antiquité. Il avance dans l'eau froide jusqu'aux genoux et rêve à son cousin quelque part. Il continue de marcher jusqu'à la taille et se dit que la fête de mariage avait été pourtant bien belle. Lorsque l'eau atteint son cou, il se retourne pour voir son doux pays... puis fait encore quelques pas... quelques pas devant lui.
***
Abdul Baqir dormait en silence. Depuis que les Talibans avaient remis la main sur le pays, l’Afghanistan avait retrouvé son goût d’opium et de mort. Le cœur déchiré et la conscience incertaine, il avait rejoint le camp du Djihad.
Après tout, il leur devait de vivre encore. Ce sont eux qui l’avaient sorti de la rue et de l’accoutumance à la drogue. Eux qui avaient pris soin de lui dans cet hôpital aux conditions spartiates mais nécessaires. Eux encore qui avaient libéré le pays et vengé sa famille entière décimée lors d’un mariage faute aux avions américains larguant bombes et missiles sur le rassemblement plein désert.
Il se souvient comment les autos avaient été décorées de jolis rubans couleur pivoine et de fleurs accrochées aux rétroviseurs. Les sourires débordaient de cœurs légers et les femmes avaient chanté des youyous joyeux, battant leurs tambourins en rythmes effrénés. Derrière, suivait le cortège de voitures et le village entier semblait être de la procession tapant dans leurs mains avec des visages radieux. Comme à l’accoutumé, certains hommes avaient tiré quelques rafales vers les cieux pour faire office de pétarades.
La boucherie surprise avait eu lieu en plein Attan, la danse traditionnelle originaire des régions tribales pachtounes d'Afghanistan et du nord-ouest du Pakistan. L’Attan est signe de joie et est toujours exécutée lors des mariages et autres célébrations. Pour ça que personne ne s’était attendu au déluge morbide de feu.
Les anciens racontent que l’Attan a des racines spirituelles la reliant au zoroastrisme, croyance millénaire reposant sur deux principes : Ahura Mazda (qui a tout créé et est à l'origine de tout ce qui est bon et lumineux) et Ahriman (l'esprit immonde, le destructeur). Ce jour-là, Ahriman avait vaincu plate couture car seuls le cousin Fazal et lui avaient survécu au carnage.
Quand Fazal avait fuit vers l’Europe, ivre de douleur et plein d’illusions, Abdul s’était retrouvé orphelin complet. Il avait commencé à s'apaiser dans l’oubli fait d'opium... puis avait subi une rafle de la police de la vertu des talibans.
Lorsque l’hôpital où il était en cure de désintoxication avait sauté suite à un attentat de Daesch, il avait compris que le malheur le poursuivrait sans cesse ; que puisque les soviétiques et les américains avaient été mis en déroute, il faudrait maintenant se tuer entre-soi… qu’il n’y avait aucune hésitation à avoir, le choix se résumant entre mourir bientôt au hasard de la prochaine explosion, ou mourir les armes à la main et le plus tard possible.
La nuit, les rêves d’Abdul sont toujours les mêmes : colorés comme son beau pays de montagne, avec des enfants jouant près de la rivière, des femmes en Tchadri vendant des épices, malaxant de grosses boules de pain afghan, pur délice dont les bords sont tout tendres, avec sa base croustillante et parfumée aux graines de nigelle et de sésame. Il revoit les jeunes garçons vêtus de kurtis de lin blanc et les fillettes laissant voler au vent une voilette de soie. Il rêve des automnes où toute la famille cuisinait dans la nature, où les parfums subtils de cardamone, de cumin, de safran et de curcuma se mélangeaient au Perovskia, la sauge afghane donnant ses dernières effluves jusqu’aux premières gelées.
Il rêve ainsi chaque nuit, se réveillant brutalement pour remonter dans un 4x4 avec d’autres talibans, courant le désert à la recherche d’un ennemi qu’ils ne trouvent pas. Abdul, lui, attend le crépuscule, la prochaine nuit qui va venir et lui offrir encore du répit. Encore un autre paradis plein de couleurs et de danses.
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