Éric
- Christian Tritsch
- 15 mars
- 21 min de lecture
Christian TRITSCH
« Éric »
1
Ça fait trois heures qu’on sillonne les chaussées dans la belle sportive. Je me dis que dans une décapotable, la route n'est jamais trop longue. Roulant sans but ni commande, Éric et moi ne mouftons pas au départ de la virée... puis… peu à peu… on patati patata de nanas… de voyages… de la vie qui va en cascade… du temps qui bouffe nos rêves… de la santé qui nous phosphore… du pognon qui empeste… du taf qu’on subit. Surtout, on se précipite à notre secours !... se colle mille excuses et trente-six raisons… on regrette les surprises évitées et les frontières pas franchies. Mais au final – toujours ! – on s’avoue que la vie est quand même belle… qu’on la referait plutôt cent fois qu’une.
Pendant un quart de siècle, Éric je l’ai croisé à la Pâques, à la Noël et à une pincée de week-ends par-ci par-là. On a marié deux frangines. C’est comme ça qu’on s’est connu. Beaux-frères par alliance. Pièces rapportées. On s’est vu fissa de la même farine, sans tralala ni semblant. Au contraire de moi, il s’est toujours vécu cheveu sur la soupe dans cette smala. Depuis ma dislocation conjugale, c’est le dernier qui m’accoste encore… avec qui je suis pas lépreux. Il me parle de ses fièvres ; je lui parle de mes bohèmes.
J’avoue, c'est une énigme. Il pavoise aux éclats sa lourdeur… sa corpulence boulimique… son épaisse voix de baryton… son goût du vin et de l’ivresse profonde… son rire tonitruant… Les autres le regardent de biais… voudraient bien qu’y parle moins brut et moins fort… qu’y dégoupille pas les fins de repas tout de suite !... qu’y parte pas à l’assaut de leur tranquille camomille !... qu’y trifouille pas dans leurs habitudes !… avec lui c’est couru d’avance !... les repas familiaux lui semblent des caveaux !... des thermomètres à mépris !... il mesure la distance cathédrale qu’il ne parcourra jamais avec eux. Moi, je pige pas trop ses Golgotha et ses crucifixions. Je sais bien qu'en douce sommeille sous le mastodonte un esthète ; que le mammouth pourrait chanter des heures durant les œuvres d’art… la philosophie véritable… toutes les injustices que le monde distribue sur les pauvres et les errants.
Après un long silence, souriant et les yeux humides, il me parle d'une voisine qu’il aurait culbutée huit années en douce. Il raconte long et travers ses envies d’alors d’abandon familial et d’exil loin de chez lui. Il me décrit en détail leur gymnastique. Un joli souvenir, c’est un tête-à-queue acrobatique au sein de son auto, lui assis sur le siège du conducteur et elle les cuisses à son cou et la tête à hauteur du levier de vitesse !... ils ont du stopper la cascade en raison du sang accumulé dans les joues de la voisine dans cette position renversée et inconfortable. Après des années de soupçon, l’épouse a débusqué l’outrage et mis la pie voleuse en quarantaine par la menace de liquidation de la petite affaire familiale, de la mise sur la paille du travail d’une vie. Évidement ça a fini eau de boudin. La voisine fut juste une parenthèse longue et enchantée. Ça s’est achevé en cris et en valises devant la porte. Valises qu’il refusa de prendre. Mais il savait avoir liquidé la douceur de la vie conjugale… que rien ne rattraperait ça… que désormais ça serait cohabitation seulement, canapé dans le salon, abrutissement d’alcool devant la télé pour trouver le sommeil et mauvais théâtre devant tous les autres.
Après cet aveu, je sentais ma fraîche séparation pipi de chat. Pourtant lui m’enviait d’être allé au bout de la logique. De pas avoir hésité et d’avoir levé les voiles. De pas avoir laissé mes valises sur le seuil seulement. Comme à un confessionnal, Éric a le besoin de creuser plus profondément dans sa boue. Il me conte ses années de petits trafics, de chapardages médiocres et de vendeur maladroit de haschisch. Il raconte les interrogatoires et les cellules puantes de pisse ! Il raconte les baffes du père quand il fallait le récupérer. Je découvre un Éric brisé dont j’ignorais presque tout… C’est une adolescence bousculée par la dureté du père et l’indifférence de la mère. Il a 54 ans lorsqu’il se dévoile à moi.
Le pire, il dit que ce fut cette enfance subie au milieu des Jéhovah. Pour ça que je pige mal la destination de notre périple. Après deux heures de roulis, on atterrit face à Notre-Dame de Ronchamp, baraque à crucifix genre couvent contemporain, édifice construit par Le Corbusier au pile milieu du 20ème. A l’entrée, trois quatre bonshommes étonnés avec des bobines d’attachés culturels nous observent envahir leur sanctuaire vide. Englouti dans la fabrique à prières, le silence explose et rebondit de mur en mur… Le soleil blanc canarde les mosaïques de vitraux, puis recouvre les bancs de pierre.
On reste ramassés-baveux dans la gare spirituelle. Nos pensées se dessapent tranquilles… se délestent des naufrages finis. Ça me surprend qu’il m’ait wagonné là, vu son éducation chez les Jéhovah… Lui, y proclame qu'il est témoin de nada !... que tout ça l’a définitivement extirpé hors des bondieuseries !... Je crois qu’à Notre-Dame de Ronchamp, c’est davantage l’architecte que le locataire qui l’intéresse. Que le locataire, faut surtout jamais lui en causer !... pas le lancer sur le sujet !... oh non !... surtout pas !... sinon la cuirasse d’apparence reprend direct son goût de brute épaisse !... y a risque sérieux de taloches là !... avec des mains grosses comme des poêles à frire !...
2
Éric se raccroche aux miettes... aux bientôt et aux recommencements. Redit tout bas pour sa propre oreille les émois et les encouragements. C'est bien sa manière à lui... faire mouche seulement sur l'immanquable !... tousser des cataplasmes pour ses guérisons imaginaires et lancer ses abordages façon flibusteries autorisées...
Sa seule vraie lubie c’est le Maroc. Une fois l’an, il laboure en solitaire l’Atlas par nécessité. Il laisse tous les siens en consigne dans son village cimetière pour voguer le désert à la recherche de délices pour quinze jours. En quête de safran et de tisanes qui le font dormir et rêver. Peut-être aussi de bras qui lui donnent de la douceur.
Éric stoppe sa voiture bord de route en plein désert. Il allume un joint et se prépare à dormir ici. La voûte céleste pour limite supérieure, couché sur le dos, sombrant dans la torpeur, il scrute les étoiles. Elles l'observent autant que lui le fait, lui le microbe qui disparaît sans même un râle. La cigale, en requiem psalmodie sa mélopée. C'est une nuit douce comme il les aime : petit bout d'éternité.
A Taroudant, un vendeur de safran lui dit que les gens pressés sont déjà morts. Ils courent et courent encore vers la même finalité. L’existence est un compte-tours qui compulse nos heures et raccourcit les jours au temps de vie d'une fleur. C'est un blasphème (puisque nous n'en sommes que dépositaire) de dépenser jusqu'à la gaine, le temps prêté sur Terre.
A Marrakech, il voit des enfants se disputant un ballon. Ils se tortillent autour de la sphère. Ils la frappent avec obstination, c'est le jeu de leur première guerre. Ils courent comme une ultime répétition, se refilent la bombe toute entière et tombent en trombes et en exclamations, dès lors que sonne la fin des adversaires.
Au milieu d’un souk, il voit la misère. Personne ne prête attention au demi-humain se trainant là, marchant sur ses mains comme sur ses pieds. Réduit au statut de rampant. Il tend la main les yeux écarquillés, tant il est clair que la providence a choisi son camp. Et ce n'est pas le sien ! Au règne animal restreint, son corps est une vivante dépouille. Empaillé par la misère et par la peur, torpillé par l'indicible chaleur, il pleure et s'agenouille. Éric pose trente dinars et disparaît.
Il veut se reposer quelques heures et pénètre un Riad. La tenancière se prénomme Latifa. Assise sur son sofa, elle l’observe d'un œil amusé. Elle semble ignorer, comme chargée d'un mandat, le lent assassinat des années écoulées. Lorsque son regard noir s'enfonce dans le regard d’Éric, c'est dans son âme qu'elle se vautre. Pauvre diable qui s'égare.
Éric l'a vue le long d'une route, aussi fidèle que la mort. L'ayant vue, depuis il doute même qu'elle vive encore. Elle riait et tirait la langue. Comme un navire sur l'océan n'ayant plus de mât, il erre et tangue puis sombre inexorablement. L'a t-il vraiment vue tourner la tête une fois encore, une dernière fois, semblant lui dire "Viens, je suis prête ! » lorsque la nuit leva son drap.
Du haut des remparts de Aït Ben Haddou le contemplent les siècles révolus, lui qui fait partie d'un tout auquel ce vestige n'appartient plus. L'oued asséché qui musarde par là semble même ne plus vouloir couler (ou alors pour inonder de son bras) ce lieu qui brûle de son passé. Éric psalmodie : Aït Ben Haddou ! Que ton nom disparaisse ! Qu'il ne subsiste pas pour s'humilier au flash des touristes qui se pressent, d'un simulacre d'Histoire photographiée !...
A Marrakech, le jacaranda domine le Palais Salam. Ses fleurs roses comme des lanternes de couleurs, donnent un éclat vif au prévisible drame qui sur la terrasse se jouera tout à l'heure. Trois petits chats tristes, affamés et affolés, zigzagueront entre les tables de la clientèle ; grappilleront les miettes, repas improvisés. Aux premiers coups de pieds, se feront la belle.
Quatre marocains assis sur des chaises en plastique regardent les vacanciers passer dans des carrioles. A l'ombre d'un arganier, ils trouvent caustiques ces visiteurs venus avec des idées folles. "Le climat ici est trop chaud ! Le vent est si sec !"... est le discours par eux tenu le plus souvent. A croire qu'ils oublient que c'est pour les kopecks qu'on les accueille, qu'on les tolère à présent. Qu'ils prennent un moment pour ouvrir un planisphère et ils apercevront où se trouve l'Afrique ! C'est entre les colonisations et les guerres... juste après les putschs, la corruption et le fric.
Éric serpente près de Tizin Test, le long de routes escarpées. Il goûte le temps qu'il lui reste, comme la douce menthe d’un dernier thé. Dans la voiture qui le précède, une famille entière ouvre la route et intercède entre lui et ce bout d'Afrique. Lorsqu’il croise un camion, que le chemin se fait étroit, il se serre et de cette union se fait jour un bel effroi. Pendant quelques secondes les véhicules se frôlent. On se regarde et on espère que ne s'embrassent pas les taules des véhicules berbères. Puis il tournicote comme un dernier beau geste en petit moucheron autour du col de Tizin Test.
Éric revient toujours de son paradis les yeux lourds, semblant se mettre en apnée jusqu’à l’année suivante.
3
Après avoir traîné dans les musées de Ouarzazate, de Marrakech, de Taroudant et de Casablanca, il se met subitement au coloriage, au remplissage façon grands-maîtres. Il veut rapporter la couleur ocre, le goût du sable et les buissons du désert. Evidemment, il n'est d’aucune écurie. Ça bourlingue plutôt dans tous les sens ! Il se dit que le génie viendra. Il a des revendications de gourou en recherche d’adeptes. Se rêve veau d’or pour peuples soumis !
Oh purée la fougue qu’il y met ! C’est du voyage agité ! Si il peint un navire… déjà, il écume l’océan et aborde Agadir !... il sent les odeurs de marées !... les embruns couler sur son visage… a quasi le mal de mer !... Et quand il reproduit un paysage désertique, il flaire le crottin des chèvres sous ses pieds… il entend les imams bramer dans le soleil du matin !...
Après une œuvre, il en reste tout flan !... transis d’autosatisfaction. Vanité… crédulité arrangeante !... il se voit tout palette et pinceau ! Regarde le monde comme au travers d’un tableau à faire ! Ses toiles c’est des hublots sur sa vie rêvée. Il a goûté à tout. Avec frénésie ! Gourmandise ogresque ! Pastel, gouache, acrylique, fusain, aquarelle, huile… tout a séché entre ses mains.
Il a perdu toute mesure, croyant possible de passer du coloriage au tableau de maître !... mais on ne peut pas se mentir sans fin ; et alors, on s’fout en pétard… on s’fout en rogne comme jamais… le bric-à-brac peut pas tenir de nouvelle mode… Il couine… chine la crise mystique… la muse franche… même malhonnête il signerait !... tendrait toutes ses veines… proposerait tous les pactes diaboliques… Faust puissance mille !... dessinant des ports… des oiseaux… des nuages… des bonnes femmes… des personnes de toutes conditions… des femmes lascives surtout… de toutes les époques… avec beaucoup de nu sur la peau… éboueur de son âme… il en a aspergé des tubes d’huile sur du lin et du coton...
C’est pas grandiose comme chanson !... Y a des couleurs, mais guère de talent… malgré deux ou trois compliments hypocrites… C’est une bonne unité de mesure le compliment ! Tant qu’on vous en donne, vous êtes certain que c’est de la merde votre truc ! C’est quand vous commencez à avoir du talent, que de la jalousie suinte de l’œil du spectateur !... Alors seulement, on peut examiner soigneusement son travail !... Mais faut du boulot pour arriver à ça… des tonnes de boulot. S’agit pas de jeter un étron (un vrai !) sur une toile pour appeler ça de l’art « parce que ça choque » ou de mettre un Christ en croix plongé dans l’urine, le tout dans une huisserie sous verre. Ça c’est déjà fait !... il peut comprendre que par facilité, y a bien plus d’étrons que de boulot chez beaucoup d'artistes. Le commerce et les médias sont passés par là, alors forcément… c’est tentant… Buzz is beautiful !
Éric a reposé ses pinceaux. Il les regarde encore de temps en temps. Comme le manchot regarde les bras valides d’un autre. L’ivresse commence et il leur murmure : Parlez, courbes et lumières !... ondulez !... montrez vos terribles secrets !... plongez avec moi dans vos nombreuses promenades !... et revenez plus vives !... plus léchées !... retenez rien qui ne remonte à l'âme !... volez, danseurs !... dansez, oiseaux !...
Quand je le rejoins sur sa terrasse, toute sa smala est couchée dans la bâtisse. Lui glisse au fond du potager, sa bouteille de rouge à la main. Il m’accueille comme un Christ. Il dit un charabia que je comprends pas. Parle d’énergumènes sur sa toile qui s'empressent à gesticuler... veulent plus fainéantiser dans les tubes... et les vapeurs le soulèvent... lui soufflent abominable dans le pif !... lui catastrophent toute la confiance !... lui répètent des épouvantes à venir... dix fois vingt fois il rembobine son courage... il grogne et provoque... déambule et menace... et puis le soir est fini.
Éric... il est fendu en dedans. Son cœur est de réglisse. Je ne lui donne plus cinq ans... Voici bientôt pour lui la saison des châtaignes et des grumeaux solides.
4
On en était à la troisième bière. Éric était venu voir mon nouvel appartement au centre-ville de Mulhouse. Depuis mon divorce il y a quatre ans, c’était déjà le troisième déménagement. A chaque fois son fourgon avait servi de locomotive. Le bonheur d’être locataire, de mettre les voiles sur une envie pressante, sur une lassitude soudaine ou sur un coup de cœur irrépressible, n’était pas si loin de ce qui avait mené à la fin de mon couple. Ce besoin de propriété me hérissait le poil, pour les maisons tout autant que pour les amours.
Nous écoutions religieusement un vieux vinyle de Prince, galette qu’Éric avait apportée sous le bras en cadeau de crémaillère. Il était heureux de passer du temps avec moi, m’enviant un peu de ma liberté non surveillée. Les minutes glissaient comme sur du velours et le crépuscule enveloppait lentement le jour, le rejetant au-delà des cieux. Le seul bruit du dehors était le fait de quelques autos pressées de regagner un domicile au sec.
Mon nouvel appartement était situé dans un vieil immeuble début 20ème. L'intérieur rénové avec goût et modernisme faisait mentir la première impression de la façade grise, craquelée et terne aperçue depuis la rue. J’occupais le deuxième et le dernier étage, un grand duplex sous les toits, original au demeurant, quoiqu'une véritable passoire thermique. La rénovation semblait avoir été passée dans le clinquant et le tape à l’œil au détriment de l’isolation. Le plafond du salon était une sorte de cordage de bateau, un filin de trimaran donnant un accès visuel à la partie sous les combles qui en faisait le seul appartement de ce style dans toute la ville et même au-delà... mais qui avait le contrecoup d'alourdir abominablement la facture de chauffage. Quoiqu’il en soit, à chaque fois que quelqu’un venait pour la première fois, c’était toujours la même rengaine du « Oh punaise !... c’est super chez toi !… j’aurais pas cru en voyant la bicoque !… »
Depuis mon divorce, Éric était le seul de l'ancienne famille à me visiter encore, à pas me coller fissa l'étiquette de paria contagieux. Les autres je les voyais rarement. Aux enterrements surtout.
Éric lança un regard circulaire, rejetant la tête en arrière d’un mouvement plein de grâce. Il redisait ce qu’il m’avait dit mille fois, comme pour s’encourager à me suivre je crois. Ou pour que je l’engueule d’avoir cessé de vivre.
- Je ne sais pas comment tu as fait. Je t'admire tu sais, moi j'ai pas osé jeter vingt années aux orties comme ça... d'un trait... j'ai pas eu confiance en moi.
Je répondis.
- Éric, ce n'est pas en toi qu'il faut avoir confiance... c'est en les autres... c'est en la vie... c'est en l'action... c'est en la chance... Il faut avoir confiance en tout ce qui n'est pas toi... et la confiance viendra par surcroît !
Il s’était assis sur le canapé et se redressa.
- Ah ça !... plus facile à dire qu'à faire !... y a tellement de trucs à régler avant !... et le boulot ?!... un vrai bordel d'embrouilles !... dans la famille... là, je développe pas tu connais !... et puis tous les papiers à faire !... les engueulades à recommencer !... les pleurs que ça ferait !... non !... moi je peux pas me précipiter !... pas prendre de décision radicale avant d'avoir tout réglé.
Je tournais en rond autour de la table comme à chaque fois que je réfléchissais.
- Il faut que tu apprennes à être moins exhaustif. Tu ne pourras pas tout régler. Personne ne le peut. Laisse la vie s'en charger et centre-toi sur ce dont tu penses être certain, ce que tu sens vraiment. Et ensuite fonce ! Comprends moi bien surtout : je ne te dis pas de tout quitter !... surtout pas même... je te dis de te questionner sur ce qui est selon toi le plus important aujourd'hui. En ayant en tête que peut-être dans un an, ce sera autre chose... Dans la vie, on maîtrise très peu de choses… encore que. Peut-être que c’est justement ça vivre sa vie... faire des choix... les assumer... quitte à se tromper. Pardon, tromper n'est pas le mot juste. Quitte à profiter de la bifurcation, de cette apparence trompeuse d'insuccès pour prendre un nouveau départ si tu veux. Un autre chemin. Un truc auquel tu n'aurais jamais pensé autrement. Mais tu peux très bien décider de ne rien changer. Changer pour changer ça n'a aucune espèce d'intérêt. Ce n'est pas changer qui compte ; c'est faire un choix et l'assumer. Ne pas chanter ad vitam aeternam la complainte du laissé pour compte alors que l’on vit la vie que l’on a acceptée de vivre. Mais attention, encore une fois, décider de ne rien changer fait partie de la palette du choix.
Éric porta une autre canette à sa bouche et en but trois gorgées en silence.
- Ne le prends pas mal. C'est bien joli ton truc mais un peu trop simpliste à mon goût. Je crois qu'on est surtout l’image que les autres nous renvoient. Qu’on est le miroir de leur perception. Tu dis que je dois être avant tout ce dont je suis sûr, mais ce que je suis crois moi, je n'en sais fichtre rien. Et ça ne m'est pas une souffrance... Je me débrouille parfaitement avec ce que les autres voient de moi... Je suis comme tout le monde. Je préfère les compliments et les rigolades. Je préfère qu'on m'aime. Et si pour cela je dois être autre que moi-même, eh bien soit ! Non, moi je crois que l'on est avant tout ce que l'on fait et rien d'autre. L’image que l'on renvoie. Nos pensées... pfff... qui ça intéresse ça !?... sincèrement !? Je te le dis en toute amitié : ton laïus c’est de la masturbation de cerveau.
Je restais une longue minute dans un silence semblant chercher des mots. Dehors la pluie grise continuait de tomber. Le nez collé à la fenêtre et tournant le dos à Éric, j’ouvris la bouche articulant lentement :
- Peut-être… Je comprends ton point de vue. Je comprends vraiment tu sais... Ne crois surtout pas que je ne sais pas ce dont tu parles. J’ai partagé ce sentiment des années durant. Mais je me sens trop à l'étroit dans ce costume social. Y a un moment où ça peut plus durer... où les coutures craquent d’elles-mêmes. Alors oui... la valeur d'un être humain est-elle en lui ou en dehors ?... est-on ce que ce que l'on croît être ou juste la somme de ce que le regard des autres projette sur nous ? Vaste programme dont je n’ai pas la réponse. Personne ne l’a. Chacun doit se faire la sienne
Le vinyle s'était tu en même temps que moi. Éric se leva pour changer de face. Le grésillement d'avant la première plage parut assez long, comme si chacun des deux attendait un bruit de fond avant de reprendre la conversation. Je ne pu retenir un sourire aux premières notes de The everlasting now car littéralement les paroles chantées par le kid de Minneapolis disaient : « L'éternel c'est maintenant. Tournez la page, et à un âge précoce »... C'était amusant de à-propos. c'était évidemment le cœur de notre discussion. Le nœud du problème sur la table. Je repris comme encouragé par la voix dans le gramophone. Comme si Prince avait pris mon parti et m’avait soufflé les mots.
- Il faut tourner la page lorsque le livre est mauvais. Et le plus tôt est le mieux non ?... Vois-tu, je veux croire au pouvoir de rectification de la vie... à cet ajustement fait de chance, de rencontres... de hasard si tu veux.
Éric me coupa :
- Oui... il faut faire les choses... vivre et voir si ce que l'on fait, ce que l'on est nous plaît. Si oui, on poursuit le chemin.
- Oui, évidement… ce qui ne signifie pas qu'il y ait une seule voie, un chemin tout tracé. On peut être heureux de bien des façons. Malheureux aussi je sais… Encore que, sauf pour les choses vraiment graves comme la mort et la maladie de ceux que l'on aime, rien ne devrait avoir une importance telle que nous en soyons malheureux réellement. Y a beaucoup de théâtre ou de faiblesse dans nos larmes. De la bêtise aussi. Pour en revenir au sujet, je crois… non, je suis sûr… que l'échec… en tout cas ce que l'on appelle généralement comme ça, est toujours une chance de bifurcation que nous propose l'existence. Moi par exemple. Mon divorce après 18 ans de vie commune, est-ce un échec ? Pour certains oui… peut-être pour la majorité !... je m'en fous car pour moi, absolument pas. Bien au contraire même. Les années passées ne furent pas toutes mauvaises et mes jolis souvenirs, je me les garde, et tant pis pour elle si mon ex n’en veut plus. Je ne veux ni les chasser ni les fuir. Ils font partie de moi. Avec tout ça, on n'a pas parlé des enfants !... les enfants qui sont l'essence de la vie... la seule chose qui restera après moi... Et puis sans mon divorce, je n'aurais pas tant voyagé… je ne dis pas que j'aurais été moins heureux pour autant. J’aurais été différent, même si ça te surprend que je puisse dire ça maintenant. Je dis juste que la vie, la chance et le hasard sont des… comment dire le mot juste… des alliés.
Éric se sentait ramollir.
- Bon, la chance tu l'as saisie en décidant de mettre les voiles… elle est pas venue de nulle part… Les jambes à ton cou ont été un aimant puissant... Je sais bien que tu as vécu plus intensément en cinq ans qu'en cinquante. J’ai peur de vivre de regrets… et en même temps c'est sûrement idiot mais j'aime ma vie. Malgré tout ce que je dis, j'aime ma vie, j’aime ma femme et mes enfants… j'aime mon ronron quotidien… Tu crois que je suis normal ?
Je me retournais dans un éclat de rire :
- Oh que oui, Éric !
5
Éric était rentré ivre comme presque toujours. Je n’étais pas frais moi-même après avoir vomi aux toilettes. Je m’y suis reposé un moment. Une évidence m’avait sauté aux yeux…
Le seul endroit où je suis parfaitement moi-même… au niveau précis de ma pensée… Où je réfléchis vraiment !... profondément !... avec une certaine philosophie naturelle et ancestrale… c’est à dire toute spontanée !... c’est les double-vécés !... Là la merde du cerveau chante libre et s’enfuit par les conduits intestinaux !... fait floc floc !... plouf plouf !... puis disparaît dans les conduits d’acier, prolongement robotique vers la terre nourricière… comme une avant-garde de la chair humaine toute entière !... émiettement de l’humanité !...
Je pensais à Éric. Aux années qui passent. Je nous sentais humains mais frelatés !... Je regarde, poussant toujours plus fort, ma main de singe sans poil, et songe immobile à toutes nos toxicomanies refoulées !...
C’est ici que mes meilleures idées me sont venues. Des idées qui me trottaient toutes en vrac dans la tête. Pour certaines des idées à la con !... mais des idées rescousses !... des idées raclant les fonds de cale !... Tintamarre que ces idées- là !... Boucan total dans ma boite crânienne !...
Je vois bien le mal être d’Éric. Ça commence pareil pour tous !... On est tout paumé… tout naze… tout grossissant de chair… existence chagrine… raffut terrible donc dans not’tête… On passe dans la vie au nez et à la barbe de toute aventure… L’aventure… elle a décrété comme une espèce de boycott sur la vie !... un embargo total !... On chemine bon an mal an pépère tranquille et on crachouille des torrents de platitude… On vie une agonie au ralentie sans douleur et sans éclat. Aucun écart. Aux quatre coins de l’ennui on s’éparpille !…
Je chie pour sortir toute cette merde ! Entre deux poussées, je m’imagine une fois le boulot fini et rentrant à pince. Là le coup de piston dans le crâne ! Comme un orage tonnant terrible… un flash éblouissant ! Je reste pareil tournoyé qu’un bloc de glace dans un shaker !...
J’explique ma prophétie. Le soleil lèche équitablement autos et piétons. Les voitures me frôlent presque. Se trimbalent, lorgnent mon matricule à combien… peut-être un mètre seulement de moi ! Moi sur le trottoir ; elles sur la route. A quoi ça tient tout ça ! Hop ! Un petit pas rapide et sans prévenir sur le côté et tout serait tout joliment fini ! Une légère embardé d’un véhicule et vroum ! Game over ! Un souffle de vent sur les ailes d’un papillon, voilà ce que c’est que la vie ! On dit qu’il y a pas de solution, que tout est toujours trop compliqué. C’est faux !... Tout est toujours très simple au contraire !... Rien qu’un pas sur le côté je vous dis !... Allez !... à votre tour vous aussi !… avouez donc !... dites qu’au volant vous n’y avez jamais songé ?... sans mentir hein !... un petit coup de barre sur le côté et dodo ! Le noir et la nuit dans la boite.
Bien sûr on fait rien jamais !... aucun pas sur le côté !... aucun coup de volant non plus !... des quetsches !... on est trop vivants pour ça !... et alors on pense à d’autres portes de sortie… d’autres fins possibles… d’autres traits tirés… et puis zou !... le destin pourrait clore d’autres vies… et on fait le décompte morbide de toutes les hécatombes qui nous plongeraient dans un ravissement béat…
Quand on a ce genre d’idées c’est qu’il est bien temps d’arrêter de routiner. Temps de s’mettre à voir autrement les choses. Mais faut prendre un risque énorme aussi. Un risque fou. La folie c’est penser trop fort… plus fort qu’en catimini et en indolore… J’ai peur qu’avec nos discussions, Éric se soit mis à penser en surchauffe… au risque de claquer… de faire l’overdose du cerveau. Et alors les neurones qui crépitent !... l’électricité qui dilapide tout !... on est nostalgique de passé et d’avenir. Fourmi regrettant ce qui n’est plus. Moustique aspirant à ce qui sera. Cloporte pour comprendre ce qui est. Voilà notre mal !... Divorcé d’avec le présent, voilà comment on est ! Emberlificoté autour du passé comme une moule cimentée à son rocher. L’avenir nous fait rêvasser. Y a que pour le présent que lui comme moi on est archi zéros !...
Pouah et re-pouah que notre trip de questions ! La baston totale dans les cerveaux ! Entassés dans nos caboches, les problèmes d’ici nourrissent ceux du lendemain, les gavent complet comme des oies… les pourrissent jusqu’à la moelle ! Mais le truc c’est qu’avant on n'y pensait pas ! forcément qu’on en souffrait pas.
Voilà, c’est ça ! Éric et moi nous étions mis sans y prendre garde à penser trop fort !... devenant d’une certaine manière deux courageux du verbe seulement, avec encombrement complet du cerveau !...
De mon côté, j’ai corsé mon marasme en faisant un tour du monde de la littérature !... bourlinguant par les livres !... plus du tout la terre sous les pieds… un tourbillon d’étoiles que j’ai dans l’crâne !... Balayant d’un trait les frontières, la connaissance se jette dans mes bras !... Je sable les champagnes dès que j’ai un bouquin en plus dans le crâne !... J’accouche de vérités toutes nouvelles !... Tayaut que j’gueule !... Hourra !... j’invite les idées à ma table… je les confronte entre elles… je les malaxe et les retourne.
Est-ce là que tout est parti en sucette pour de bon ?... en tout cas j’ai tout mon sans aucun sens d’avant sur la paille !... Ah ça fait mal au bide de morfler pareil !... C’te gifle !... J’ai effacé quarante cinq années d’ignorance, de bonheur au naturel. Pas de demi-tour faisable. Je me monte le bourrichon d’intellectualisme.
Je vois bien en dessaoulant la démarche tordue de ma pensée… Que j’ai vendu à Éric des vérités toutes faites !... des argumentations se valant les unes les autres !... En quittant l’ivresse, le plus dangereux c’est de donner ses huit jours à l’excuse de pas savoir !... Misère !... Je suis allé beaucoup trop loin… aux vérités toutes crues !... des vérités envahissantes !... se contredisant sans cesse !... Je suis allé au bord de vérités hostiles !...
J’envoie un message à Éric pour savoir s’il est bien rentré. Le litre de vin avalé peut pas tenir lieu de GPS infaillible. Il répond que tout va bien. Je l’appelle et lui dis de m’excuser. Qu’il doit pas me suivre ni m’écouter. Je lui dis que raisonner en toute franchise, c’est joliment pervers… c’est se foutre à poil ! N’ayant pas la vocation du strip-tease, ça été un lourd travail pour moi… même si c’est arrivé lentement… effeuillages successifs !.... du premier au septième voile, que je tortille du cul souvent !... dansant langoureusement jusqu’au moment où je suis désapé complet !... qu’y doit pas faire sosie de mes lubies… Je dis qu’on n’a plus l’âme des cavernes !... trop de nous est mieux caché dans le sombre !... à l’abri de l’œil et de la lumière arrogante !... de cette lumière qui s’arroge le droit de tout montrer !... tout savoir !... Je lui dis me connaître totalement. Tous mes décombres sont à poil !... Tous mes appétits à jeûn !... Alors je tire la chasse d’eau et le glouglou emporte mes questions.
6
Papa est mort ce matin. J’ai eu ce sms un samedi. C’est arrivé alors qu’il servait un client, entre trois tranches de jambon et deux cent grammes de parmesan. Éric s’est écroulé entre ses deux enfants et son épouse, derrière son stand de produits italiens de la halle de Strasbourg. Il n’y a eu aucun signe avant coureur. Aucune parole d’adieu. Aucune crainte de mourir. Il s’est éteint comme on éteint la lumière.
Je suis arrivé en avance à ses obsèques. L’épouse cassée m’est tombée dans les bras en pleurs. Elle a serré ses mains sur mes joues bredouillant que j’étais son meilleur ami… celui qu’il aurait voulu être. Moi, je savais ce que ce souhait avait comme implications pour elle. Et puis le reste de mon ancienne famille est arrivée. Certains me serrant la main sans me regarder, d’autres passant très vite faisant mine que la tristesse était le vrai motif pour ne m’avoir ni vu ni salué. Trois seulement sur la trentaine m’ont adressé un bonjour, ont passé quelques secondes pour savoir ce que je deviens. Mon ancienne épouse a filé comme une catapulte vers sa sœur devenue veuve. Elle l’a prise dans ses bras en coreligionnaire. En femme ayant vécu un deuil quasi similaire. Il y avait deux morts à cet enterrement. L’un devant dans une boîte avec sa photo dessus, l’autre au fond de l’église. Une ombre seulement venue d’années lointaines et que tous voulaient oublier.
Je sors de l’église en fredonnant Élégance, le titre de Bashung que tu aimais plus que tout. Que tu as chanté tant de nuits d’ivresse.
Du bout de ma planche,
J’observe les décolletés en VSommes tous bien arrivés, amitiésD'ici on pourrait croire
Que la vue est imprenableTout est si calme ce soir,
Puis-je hurler?
Comments