1770 - 1789 "poèmes centenaires"
- Christian Tritsch
- 16 mars
- 13 min de lecture
Poèmes centenaires
LE CHENE ET LE LIERRE
1er janvier 1770
C’est un grand chêne, étouffé d’innombrables lierres ;
Collé autour du tronc, presque de la pierre.
Tout l’emprisonne ; tout le pousse vers l’abime,
Depuis l’ancienne souche, au plus haut de la cime.
Il faudrait prestement aérer cette place,
Où soupers et repas, où domaniales chasses,
Sont un cérémonial emphatique qui garrotte
Telle une cour byzantine profusément sotte !
C’est le paradis ! L’édifice des Sganarelle !
C’est l’étiquette et le grand couvert solennel !
C’est l’essai des plats et la marche du cortège !
Un monarque devrait s’éloigner du piège…
AU PIED DE LA PIERRE AIMEE
1er novembre 1773 – Brest
Mon sommeil soupire, tout est éphémère ;
Vois-tu, je ne pense qu’au carré de terre
Sous lequel tu reposes depuis onze nuits ;
Puisque maintenant, ne me reste que l’ennui…
Les herbes se courbent au passage du vent ;
Et toi, ferme les yeux au noir captivant
Dans le silence qui m’enivre depuis lors.
C’est toi qui t’endors et c’est moi qui suis mort…
LUNE D’HIVER
3 décembre 1775 Reims
La lune essoufflée revenait chaque soir
Et, ne voyant plus rien dans ce noir notoire,
Voulait prendre à témoins les astres du ciel.
« Amies, vous qui toujours coupez en dentelles
La voute obscure, éclairez mes alarmes.
Ne suis-je qu’aux coquins, le bien et le charme !
Dames de la nuit et de la profondeur,
Veillez sur le silence et sur ma torpeur ;
Laissez-moi étourdi comme après le vin,
Comme après l’amour, comme après le destin. »
LA SERVANTE DU CHATEAU
6 mars 1776 Fontainebleau
Le petit patio est empli de musiciens.
Comme des vagues, le mouvement de leurs mains
Attirent le regard. Près de moi cependant,
Le doux charme vénéneux et bouleversant
D’une servante m’agrippe ! Ses gestes lents
M’invitent à m’appesantir sur son épaule ;
Soudain, un bel esprit d’autrefois me frôle
Et m’impose la cadence de son frottement…
Les musiciens s’appliquent et la servante,
Persistante avec ses prunelles, plante
Une pointe de regret dans mon âme froissée ;
Il est éternel ce moment où, crucifié,
J’abandonne le combat..."voulez-vous dansez ?"
Me lance alors une duchesse espagnole ;
Nous tournons et je crois avoir tenu le rôle
Sans trembler dans mon édifice emmêlé ;
Les musiciens s’arrêtent et je savoure,
Vaincu, la farandole de mes belles amoures ;
La servante, que mes yeux n’accompagnent plus,
Disparaît, emportée par la tâche, perdue.
Puis, je plonge dans mon passé, abîmé et nu,
N’ayant été un rêve, que le temps voulu
D’un air de musique. Moi, je ferme les yeux,
Car je sais ce qu’il en coûte d’être amoureux !
LES JOUES CREUSES
2 janvier 1779 – Sarre
Les joues creuses, les ombres sans chair
Meurent en blancheur et en tristesse.
- Le ciel ? Nous sommes sur la Terre !
La mort jouit de notre détresse
Et nos saisons sont quatre hivers !
Le soleil nous ignore comme les bêtes
Et il décore nos vastes montagnes.
Le vautour, animal riant, embête
Les hommes prisonniers de ce bagne
Qu’est une existence honnête !
Nos ossements tremblent de froid
Dans ce paysage de douleur
Où les pauvres ne s’effarent pas
De janvier qui croule en horreur
Et garnit les familles de croix !
En sommes-nous réduit au crime,
A la mendicité et au vol ?
La pauvreté est un abime
Laissant une moitié folle
Et l’autre étranglée de dime.
On coupe les blés encore verts
Parce qu’on a faim ! Parce qu’il faut vivre !
Les arbres fruitiers sont sciés
Pour se préserver du givre
Et du froid qui mord nos chairs
ECHOUAGE DE LA FREGATE « LE SARTINE »
Devant Marseille
19 mai 1780
Fier navire, errant sur les eaux turquoise,
Glissant mollement, blessé sur ton flanc,
C’est par traitrise qu’Albion pavoise,
Et te regarde sombrer, un sourire aux dents !
Tu n’as plus de capitaine – deux boulets l’ont pris –
Et c’est ventre à flots que tu dégringoles ;
Est-ce pour venger ta victoire à Pondichery
Que l’anglais « par méprise » visa ton auréole ?
COMPTE RENDU DE NECKER A LOUIS XVI
Février 1781
Sire, nos victoires sont nos pertes !
La guerre est un gouffre sans fonds,
Qui, toujours, veut d’autres munitions ;
Sire, nos victoires sont nos pertes !
Sommes-nous tant riches à présent,
Que des indes jusqu’aux Amériques
Nous puissions guerroyer exotique ?
Sommes-nous tant riches à présent ?
CHASSE A COURRE A FONTAINEBLEAU
5 février 1782
Bondissant parmi les feuillages luxuriants,
Où le joignent soudain vingt molosses riants,
Le cerf pourchassé par la grande vénerie,
Au soleil d’hiver, décroche vers la prairie.
Chargeant le lieu repéré de la mise à mort,
Les cris des poitevins avertissent alors
Un cavalier au galop, à l’allure fine,
Sonnante fanfare ! Retentissante dauphine !
Les bois touffus de la forêt de Compiègne
Savent le dénouement. Que la bête saigne !
Que les cerbères escortent la vie qui s’enfuit,
Traversent les bosquets, résonnent de leurs cris.
Leurs yeux sont fixes, froids, forts et étincelants ;
Le hourvari de veneurs accourus à temps
Est vite rattrapé par le bel équipage ;
- Acclamons la mort, et l’animal-naufrage !
Car elle est flamboyante, la superbe hallali !
Sous les « bravos ! » copieux, les abondants « youpi ! »,
La forêt lamente le grand cerf tourmenté
Dont le sang sur les bois, proclame la curée...
DECES DE CHARLES-MARIE BUONAPARTE
24 février 1785 – Montpellier
Si je suis vaincu et que j’accepte mon tour,
Que je cesse le combat, fidèle à l’amour
Que vous m’avez porté ma tendre Letizia,
Cultiverez-vous le doux souvenir de moi ?
Il reste encore bien des pages à votre livre ;
Pour moi, vous voyez que je ne saurais vivre
Plus longtemps d'avenir. Et pour votre héritage ?
Je vous laisse mes cinq fils et trois filles en gage !
Au moins de l’un devrait produire votre fortune.
Si ce n’est l’un ou l’autre, alors ce sera l’une.
PREMIERE ASCENSION CONNUE DU MONT BLANC
Par Jacques Balmat et le Docteur Paccard
8 Août 1786 – 8h23
La neige partout ; partout la neige. Le blanc
Inondait les regards épuisés. Du levant
Au coucher, les visages émaciés étaient
Un rempart contre le vent glacé qui gelait.
Le vent redoublait et les dents vibraient encore
Quand le sommet se dévoila ; le froid d’abord
Et la joie ensuite. C’est l’ordre des choses ;
Le Mont-Blanc imposant n’était pas en cause !
Ce théâtre – conspirant sous le froid neigeux –
Semblait un conflit ancien de diables et dieux
Jaloux du triomphe nouveau des deux destins.
Le soleil sur la neige fit son œuvre enfin.
Les yeux, brulés par le flot de lave blanche,
Se fermaient, paraissant deux globes étanches.
L’un voyait à peine ; l’autre ne voyait plus rien !
Voilà où entraine une arrogance d’humain.
LE SALON D’ANNE-CATHERINE HELVETIUS
4 septembre 1786 – Paris
La poussière s'étend sur les vieilles idées,
Et l’on parle, prudent, près du vieux mobilier,
Où résonnent encore, entourées de silence,
Les voix des philosophes ; car ici on pense !
Hantés par tant d’hommes stupéfaits et hagards,
Rôdent derrière ces murs des conceptions bizarres
Que prononcent encore des lèvres familières
Sur des âmes posées, songeuses et sincères.
Et de rouge déjà, la vie se bariole.
Désuète solitude, fugace gloriole !
Les mots qu’on profère, pareils aux armures
Sont idées nouvelles ; déjà des blessures…
CHANSON DE VIEILLESSE
3 janvier 1787
Ornons nos vieilles pensées de nouvelles rengaines
Et faisons refleurir, fées et croquemitaines,
Ces tuteurs de l’enfance, glabres ou barbus,
Qui aident à finir, une vie déjà bien bue !
LES MANOUVRIERS
7 avril 1787 Paris
Le travail surgit à quatre heures du matin
Et les vomit, fourbus, à sept heures du soir ;
Ils vont à la ville, efflanqués pantins,
Leurs salaires s'écoulant dans de méchants bars.
Ils ont pour compagnes des femmes bien pâles,
Pieds nus dans la boue et la tête renversée.
Hâtant la cadence, emportant un châle,
Elles masquent leurs yeux, leurs mirettes délavées.
Des enfants crasseux accompagnent ces vieilles,
Dissimulant parfois un quignon de pain ;
Pour ces nains, dehors ou dedans, c’est pareil !
Quand la nuit revient, tous se jettent dans un coin
Du pauvre logement en voulant se blottir
Et supplient de dormir pour rêver et fuir !
LA BEAUTE EST UNE CHOSE TERRIBLE
20 juin 1787 – bal des prétendantes
C’est une femme qui irradie, qui étincelle,
Qui éblouit tout d’un éclat surnaturel,
Qui fait que tous secouent la tête, incrédules,
Devant ses cheveux noirs qui dansent et ondulent.
Autour d’elle, les hommes, en tout petits moineaux,
En naufragés, aspirent à son doux vaisseau.
Elle donne quelquefois des miettes de sourires,
Nourrissant un brasier que nul ne veut détruire.
Oui, la beauté est une chose terrible,
Car elle entrevoit des victimes disponibles,
Attirant ses proies dans son ordre violent,
Empilant les victoires en divin conquérant !
LA CORDELETTE DE L’EMPOISONNEUSE
8 juillet 1787 Toulouse
Je contemple la courte cordelette,
Et cette belle dame, dont l’amulette
Représentant une viole de gambe,
Allait accomplir un croque-en-jambes.
Va-t-elle ici, dédommager Belzebuth ?
Ses œillades consternées tout azimut
Semblent assurément nous maudire
Et lamper avidement le noir élixir !
La foule pressée grossit démesurément ;
Seuls les hourras de quelques enfants
Désorganisent le silence éphémère.
Et déjà, le cou tordu se resserre !
Voilà ! La jolie cordelette efficace
Est de celle que la mort pourchasse,
Qui enserre la dame et l’a rabougri,
Laissant son malingre espoir démuni ;
Des contraltos en bois de palissandre
Révélant la beauté de la Cassandre,
Emmitouflée d’une corde au cou, et – clic !
Embaument l’assistance de musique.
Alors, telle une belle escarpolette,
Maitres, nobles, badauds et soubrettes
Applaudissent au spectacle mortifère ;
Elle, virevolte légère dans les airs.
UNE AVENTURE AU PALAIS ROYAL
Du jeune Napoléon Bonaparte
22 novembre 1787 Paris
Près du boulevard des Italiens,
Je me promène à grands pas ;
Sur les allées, au matin,
Transi, supportant le froid,
Je vis cette personne ;
Nous étions en automne.
Une grande jeunesse m’emporte
Et, à n’en pas douter, oui,
Sur le seuil de cette porte,
C’est ce qu’on appelle une fille !
Son étrange timidité,
M’incite à lui parler.
Je ne suis qu’une buche
Cherchant un feu où brûler.
Une abeille sans ruche.
Une fleur sans été.
- Vous aurez bien froid, lui dis-je ;
- C’est une belle soirée, fit la maigre tige.
- C'est un métier morose
Pour un portrait angélique.
- Il faut faire quelque chose,
Et je n’ai pas le goût d’Amérique !
Non monsieur, il faut vivre.
Et je décidais de la suivre…
LA DISPARITION
DE JEAN-FRANCOIS DE LA PEROUSE
A BORD DE LA BOUSSOLE
Océan pacifique, Vanikoro (îles Salomon),
avril 1788
Un air frais, transparent, lessive l’atmosphère ;
D’invisibles laboureurs semblent remuer la mer
Et le vent couche la pluie comme des épis de blé.
Voilà comment tout cela a commencé.
Le voilage, gonflé de l’ire d’Eole,
Rejette ce morceau de bois – la Boussole –
Vers les récifs et sa légende immense !
Déjà, on implore ce caillou : la France !
« Qu’allons-nous devenir ? Et pourquoi maintenant ?
Sommes-nous pire que d’autres hommes avant ? »
En haut des vagues, la mer est une cime ;
Là, commence le requiem maritime !
On se tient au grand mât et on s’y attache,
D’autres sanglotent dans la cale, s’y cachent,
Ballottés par les flots et le méchant courroux ;
Dans cet infini, des hommes prient à genoux !
Les bouches ouvertes et les yeux grands fermés,
Ce qu’ils sentent devant eux, c’est l’éternité !
En grappes extraites, chavirant à la mer,
Un à un, puis soudain, en bordées toutes entières,
Les mains entrouvertes et désarticulées,
Les marins jaillissent dans ce monde celé
Tel d’anciens sacrifices, acceptant de choir
Dans des vagues propices, expiatoires.
Le navire, pour cette ultime escale,
Cassé sur un écueil, libère ses malles
Et des lapis-lazuli – yeux écarquillés !
D’où émergent les figures bleues de noyés.
On ne voyait pas à quatre vagues devant soi,
Et les crabes, galets marchant, se réjouissaient déjà !
Et puis, le silence surprend !
Un oiseau déchire un nuage.
L’écume blanche lèche les rochers sages
Et enterre le trois mât, végétation de l’océan.
LA JOURNEE DES TUILES
Vue par une grenobloise, le 7 juin 1788
L’émeute gronde !
Lorsque les troupes souveraines
Entrent dans la ville, la fronde
Envisagée devient certaine ;
La foule se réfugie sur les toits,
Laissant les artères silencieuses.
Derrière ma fenêtre, peureuse,
Voici ce que je vois :
La rue, étroite,
Brille de cette gloire audacieuse !
Des hommes se battent,
Lançant depuis les toits, hideuses,
Des tuiles mortifères sur les soldats.
Ô mes frères, quelle pluie !
Le ciel cette fois ne nous a pas trahis !
Nous saurons ne pas être ingrats...
L'air est plein de rires,
On court, on boit, on fait des serments ;
- Voyons, madame, appelez-moi « sire »,
Instants sublimes où je suis le paon !
Nous venons d'ébranler l'univers...
Dix siècles durant, nous avons vécu
Rampants, serviles. O si nous avions su,
Qu'il suffisait de tuiles pour le faire....
LES ACTEURS
21 juin 1788
Magnifique de repentance,
Les ouailles courbent le dos, vaincues,
Et retrouvent l'insouciance
De leur toute première vertu.
Chacun reprend alors son rôle ;
Le curé, le duc...et Nicole.
Le regard de la bonne société,
Distribuant moult compliments,
Accompagne la vie calibrée
De ces humains devenus géants !
Chacun lance au-dessus de l'épaule,
Une pupille curieuse et drôle...
Nicole dépose son plat chaud
Sur la table du maître, pressée ;
Elle fait dans le détail ce qu'il faut :
Ses charges, ses heures et ses corvées.
Ce soir, elle dormira près du saule
Quand le jour la crachera, molle.
Le duc, lui, donne un bal d'hiver
Pour les œuvres de la paroisse.
Ses filles admirent ce bon père
Et se coiffent devant une glace.
« Le spectacle sera frivole ! »,
Se disent ses filles, devenues folles !
Le curé libelle son sermon
Avec un enthousiasme prospère ;
Il y parle des anges, des démons,
Qui pullulent sur cette terre.
Dehors, un bel oiseau s’envole ;
A son accent, un rossignol.
LE VAGABOND
3 août 1788
Allongé sur le côté de la vieille route,
Un vagabond pétrifié sous la morne voute
Des étoiles, des nuages et des astres du ciel
Semble dormir, cueilli, tel un superbe miel.
Les fourmis arrivent, le mordent et voyagent
Dans la chair détruite, dans l'humaine cage,
Bientôt rejointes, accourant ventre à terre,
Par deux ou trois lombrics, dans ce froid univers.
La vermine pullule de cette abondance,
Et le corps boursoufflé par l’ancienne souffrance,
Montre un ventre ouvert sur ses rouges entrailles
Que le soleil brulant du mois d'août travaille.
Bouche béante, seule une langue sort,
Sans plus un son de ce muet changé en port,
Vidé de sa cargaison, carcasse légère,
Tel un vieux zingaro en terre étrangère.
UNE SOIREE AU CHATEAU
18 août 1788
La comtesse, tresse ses lianes de cheveux ;
Le comte, compte l’or accumulé au jeu ;
Le château, charme sitôt le soir dévoilé
Et l’on danse, en France, aux feux de l’été !
Les muses frivoles endorment les têtes ;
Les danseurs, derviches tourneurs, font la fête ;
Les domestiques, hommes sceptiques, bêtes,
Courent les coursives, les tables, s’inquiètent.
Dehors, de l’or du comte, on voit brindille !
Partout, partent mous, les danseurs de quadrille ;
Les âtres ? Attirails de plâtres ! Les filles ?
Parfumées par l’été qui les déshabillent...
BONNE FAMILLE
19 août 1788
Un piano dévore
Le silence de la vie
Les enfants sont assis
Ils regardent dehors
Vers les champs immobiles
Et les semis d’avril
Où plongent les étourneaux
Qui bénissent les faulx
Delphine approche
Et propose à boire
Elle pose la bouilloire
Et deux brioches
On sellera les chevaux
Les enfants crient bravo
Et réveillent le matou
Puisque le temps est doux
LE MONDAIN
3 septembre 1788
J’aime la vie, j’y crois et je la cultive ;
J’accepte tout ce qui vient de la nature.
Le soleil, les arbres, toute l’armature
Donné par le tout puissant – bontés excessives !
La vie est un court itinéraire intérieur
Qui nous propose, gourmande, mille chemins ;
On musarde, on espère et même on se souvient ;
Ce sont ces sensations qui font battre le cœur !
Que le temps soit mauvais, et toujours il passe.
Qu’il soit bon un moment, il faut le retenir !
Je veux connaitre jusqu’à la fin mon plaisir,
Et m’enrichir de cette minute de grâce !
MANESCA PILLET
15 septembre 1788 Caserne d’Auxonne
Ce soldat est un marcheur infatigable ;
Il préfère les lieux ombragés au soleil
Qui échauffe les esprits, et qui accable
Les longues flâneries et les petits orteils !
L’accent italien de ce compère
Fait sourire ou se moquer ; c’est selon
Que l’on soit, comme lui, un pauvre hère
Ou fils de quelqu’un ; quelqu’un avec un nom !
Alors, il se réfugie dans les études.
L’histoire ; les lettres ; les mathématiques.
Ceci a plus de valeurs que les turpitudes
Pour qui est un ambitieux d’Amérique !
Il veut tout ; le mérite plus que les autres !
L’amour ! La réputation et la richesse !
A défaut de messie, il sera au moins apôtre ;
Au moins général, à défaut d’être altesse !
C’est encore un jeune lieutenant en second,
Mal coiffé, fort maigre, mais très présomptueux
Qui rencontre l’amour et ses doux violons
En Manesca Pillet, au détour de ses yeux.
Il demande la main de la jolie fille.
Eclatant de rire, le paternel lui dit non !
- Quoi ? Ma belle sirène ? Et pour cette anguille
Au prénom ridicule de Napoléon !
L'ABSENT
12 novembre 1788
Le paysan frappe le sol, d'amertume,
De colère, tout autant que devant l'urgence ;
Il gifle la terre, ancienne coutume,
Pendant que sa femme craque le pain rance.
La neige recouvrira bientôt la vallée
Où culbutaient les quelques pommes de terre,
Et maintiendra le couple affamé
Dans le désarroi de sa pauvre chaumière.
Le souffle de la bise dans les fenêtres
Répand un chant lugubre et mystérieux
Dans le foyer orphelin du petit être ;
Ils étaient parents ; ils sont plus qu’eux deux !
Dans le jardin, derrière l’arbre endormi,
Les flocons gonflent le petit monticule
Où, maintenant, rêve de senteurs de prairies,
L'enfant assoupi sous les verts pédoncules.
LE DOUBLEMENT DU TIERS
Paris, 3 décembre 1788
Cette fin d’année est bien mathématique !
La question majeure ? Le doublement du tiers !
Le Clergé et la Noblesse désespèrent ;
Le Tiers-Etat prévoit des journées épiques !
Le péril est formé : une démocratie !
Bientôt, c’est le nombre qui fera la force !
On sent bien que l’idée n’en est que l’amorce :
L’équité générale, suivante saillie !
L'HIVER EN ALSACE
24 décembre 1788
L'hiver s'est abattu sur l’Est de la France
Tout comme sur l'Europe ; en calamité.
Peu de gens de ces contrées ont souvenance
D’un froid pareil dans les montagnes, les vallées.
Déjà, le thermomètre marque moins dix-huit,
Dans les nuits congelées de début décembre.
On court, pressés, près des feux et des marmites,
Autant de lieux exquis, bienheureux aux membres
Durcis par bien trop de journées à l’extérieur ;
Le froid qui souffle est intense. Les moissons
Seront maigres. Partout, la vie passe, se meurt.
On redoute déjà la prochaine saison !
L'hiver, ennemi implacable, est si fort
Que les rivières sont muettes, pétrifiées.
Les sapins sont transis et les chênes sont morts.
Les vignes des plaines d’Alsace ont gelées.
Le froid fait périr les buses, les étourneaux,
Le gibier apeuré comme les habitants.
Les processions se suivent pour le « Dieu très haut »
Et sont marmottées par les vieilles et les enfants.
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