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Un voyage en train

 

 

Christian TRITSCH

 

« Un voyage en train»

 

 

 

Pour cause de coronavirus-confinement, j’ai procrastiné mon cadeau de Noel 2019. De reports en annulations successives, le cadeau jouait à saute mouton avec les mois de l’année. De mars il était passé à juin, puis avait enjambé juillet, août et septembre pour se fixer, las des cabrioles répétées, au samedi 24 octobre 2020. Cela tombait bien, la SNCF avait décidé d’alléger ses tarifs à partir du quatrième samedi d’octobre et ce jusqu’à la Saint Sylvestre afin d’encourager les voyages et la consommation en panne sèche depuis le printemps 2020. Le cadeau c’était une place de Théâtre pour assister avec ma fille à une pièce où Richard Berry fait revivre in vivo cinq plaidoiries célèbres juste avant le délibéré. Berry donne sa voix aux ténors du barreau. Il défend l’avortement, veut éviter la peine capitale à Christian Ranucci, vole au secours des familles de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans un poste électrique pour avoir tenté d’échapper à un contrôle de police, demande l’acquittement impossible face à l’infanticide de Véronique Courjault et termine avec la plaidoirie de l'une des parties civiles au procès de Maurice Papon.

 

Berry, pour beaucoup de gens de ma génération, c’est un jeune pied noir du Grand Pardon, le film de Roger Hanin de 1982. C’est Maurice Bettoun et sa gouaille. Alors l’écouter en vrai me transportait. Je remerciais ma fille et le ciel du présent inattendu.

 

La veille du départ pour Paris, je filait en gare de Mulhouse pour acheter un billet TER. Petit embarras : des travaux sur la voie obligent à prendre un car jusqu’à Belfort, puis à récupérer le train là-bas. Cela gonfle de 50 minutes un trajet déjà bien long en lui-même. Par souci d’économie, j’avais choisi le transport express régional. Le train grande vitesse, lui, n’a aucun souci de voie, quitte Mulhouse et éructe d’un trait jusqu’à Paris. Mais il me faudrait multiplier par six le prix. Le temps perdu, j’en ferai un temps de lecture paisible octroyé. J’ai emporté, en raison du petit buzz familial, le dernier Raphaël Enthoven, le temps gagné où il perce quelques carapaces people et égratigne de jolies porcelaines. Les guerres d’égos sont toujours les plus meurtrières, en temps de paix.

J'en suis à la moitié et reste abasourdi par l'érudit révélant les conflagrations et les armistices de son enfance. Stupéfait par ses goûts premiers. Étonné bêtement. Comme si à 10 ans, il n'avait pas le droit d'être autre que l'homme qu'il joue aujourd'hui. Raphaël avoue Cat’s eyes, Karaté Kid, Goldorak, Rocky et Rambo. Le philosophe St-Germain des prés intarissable mute soudain petit frère !... Je t’ai vu Raphael-Jonathan, dans ton hypnose face au générique du Club Dorothée !... je t’ai vu cracher depuis le haut des escaliers colimaçons !... comprends-moi si je découvre maintenant abasourdi que derrière le phrasé guindé, derrière les manières bourgeoises du m’as-tu-vu Paris rive gauche !... derrière le demi-habile qui pense que la Culture le préserve de la connerie... il y a un style... un écrivain vrai... un être drôle et touchant. Je te finirai dans le train.

 

Qui peut dire quel inconnu prendra place près de moi ? Avec le coronavirus géant, y aura-t-il seulement cette possibilité ? Parlerons-nous davantage qu’un bonjour/au revoir ? Devrais-je me satisfaire de bribes de vie, de bouts de conversation au téléphone ? Que l'aventure commence !

 

Samedi 6h15. Il fait nuit noire. La rosée du matin flotte dans l’air humidifiant tout. Je me déleste de lunettes qui en raison du froid et de l’air expulsé par ma bouche, installent une buée montante quasi insurmontable à une vision minimale. C'est faute au foutu masque geste barrière obligatoire. A 6h45 le car arrive. Le chauffeur jette un œil à mon billet et dit qu’on part à 7h09. Le train que je dois harponner en gare de Belfort décolle à 8h15. Plus que suffisant il me semble pour le trajet. Lorsque je monte à bord il y a une seule voyageuse. Une jeune fille avec de longs cheveux noirs, typée slave. Je m’installe au milieu.

 

Puis une grosse femme noire et bruyante envahit tout l’espace avec ses deux marmots. Elle est en guerre. Elle parle pas, elle braille. Distribue les taloches matinales comme d’autres mamans les bisous. Elle en rate aucune. Ce sont des taloches réussies, précises à force de répétitions quotidiennes. Chacun reçoit à intervalle régulier une brutalité sur la tête ou un hurlement au visage. La loterie de la naissance est une roulette russe.

 

Ponce Pilate, je mets en marche la musique de mon Smartphone avec les oreillettes bien enfoncées. Je vois la marâtre faire des moulinets de ses bras avec le chauffeur. Pousser avec vigueur sa progéniture hors du véhicule, coup de pieds à l’appui. Curieux, je retire mes oreillettes et saisis que le car n’est pas le bon. Celui dans lequel j’ai pénétré va faire des arrêts à chaque village entre Mulhouse et Belfort. Il n’arrivera jamais à temps pour ma correspondance. Je sors non sans interroger le chauffeur. Il bredouille qu’il ne comprend pas et repart à vide. Incompréhensible.

 

Sur le trottoir, il y a petite foule. Je compte à la volée. Nous sommes treize. En plus de la femme grosse avec ses punching-ball, il y a la fille aux longs cheveux noirs, deux maghrébins ponctuant chacune de leurs phrases d’un crachat vers le sol, un noir costume cravate attaché case, deux autres noirs, blue-jean et capuche sur la tête et un couple de retraité, blancs ceux-ci. Enfin, une femme turque. Public assez représentatif de Mulhouse en somme.

 

Un autre car arrive à 7h02. Chacun y grimpe pour s’éloigner du froid et pour s’approcher du départ. Comme si le fait d’être assis dans le car nous avait déjà fait gagner de la distance. Le chauffeur explique qu’il est puceau sur cette ligne. Il furète des papiers posés entre le grand volant et ses genoux. En prend un, le regarde comme des hiéroglyphes, le repose et en reprend un autre. Je suis assis derrière lui et déchiffre derrière son épaule une litanie d’horaires à respecter. La base de son métier quoi. Au fur et à mesure que s’égrainent les minutes, treize soupirs avec plus ou moins de force dans le car. 7H09, c’est le moment d’y aller et il décrypte encore son charabia. A 7h12, enfin il lève le camp. A peine a-t-il fait 10 mètres qu’un guignol le hèle, lui demande d’ouvrir les portes et monte à bord comme un pirate de jadis. Le bus est immobilisé à nouveau. Pleine route. Le feu est vert et deux voitures klaxonnent en nous doublant. Le dernier venu m’agace à s’échouer sur mon horaire. Il fait nuit encore et je ne lis pas. J’ai toute mon attention à ma haine. A ce grain de sable dans mon voyage. Je l’observe. C’est un trentenaire barbu, encore fringuant malgré le sou qui parait maigre. Sa besace doit servir de tout bagage, quel que soit le voyage entrepris. Un petit blanc à la recherche de son sanctuaire sûrement.

 

Le dialogue qui suit m’irrite, car nous sommes toujours bloqués pleine voie :

Le chauffeur : ça fera 2 euros 70.

Le retardataire : je n’ai pas de monnaie, vous prenez la carte ?

Le chauffeur : oui bien sûr.

Moi, j’ai déjà compris le malentendu. Le chauffeur parle d’une carte de transport. L’autre d’une carte de crédit. Il est 7h16

Le chauffeur : donc, ça fera 2 euros 70.

Le retardataire : voilà (il présente sa carte de crédit)

Le chauffeur : je ne suis pas une banque.

Le retardataire : vous m’avez dit que vous preniez la carte !

Le chauffeur : 2 euros 70 euros, s’il vous plait, monsieur.

Le retardataire : je n’ai pas de monnaie, je vous dis.

Le chauffeur : mais vous n’avez rien sur vous pour voyager ? Pas même dix euros ?

 

C’est un mélange malfaisant de colère et d’humiliation auquel nous assistons. Le retardataire fait mine de chercher… trifouille ses poches vides… ouvre son portefeuille vide… le referme plein d’air… joue à cache-cache avec l’argent qu’il n’a pas… J’ai envie de lui payer son voyage sans une once de générosité… juste pour foutre le camp d'ici !... on va louper ma correspondance avec sa pauvreté !... à bout de patience le chauffeur fait signe au retardataire de s’asseoir et démarre. L’autre a gagné. Il voyage gratis. Le feu tricolore devant nous est rouge et le car s’arrête après 3 mètres seulement. Un jeune homme frappe à la porte du car. Le chauffeur ouvre et la réprobation est générale, même silencieuse. C’est une sorte de pakistanais lesté d’un sac à dos énorme. Il parle un français approximatif mais comprend la phrase « 2 euros 70 », paye et file vers le fond. Il est 7h22.

Durant tout le voyage je calcule avec mon GPS téléphone l’horaire à la minute près à laquelle nous devrions arriver. Mon GPS annonce 1 minute entre l’arrivée du bus et le départ du train en gare de Belfort. Effectivement nous arrivons à 8h14 pour un départ de train à 8h15. Je saute du bus dès l’ouverture des portes, cours comme un damné vers le quai, ne prend pas même le temps de poinçonner mon billet… On règlera ça avec le contrôleur que j’me dis.

 

Sur le quai, y a que dalle ! Je retourne dans le hall de gare et là c’est un brouhaha !... je lève les yeux et lis incrédule :

 

« Le TER 837432 POUR PARIS EST SUPPRIME ».

 

C’est tour de Babel ici !... chacun parle sans écouter l’autre !... derrière une porte apparaît un frêle petit homme, sûrement celui qui a perdu à la courte-paille… celui envoyé au casse pipe par le chef de gare… Il balbutie qu’y peut rien… que nous on a tous un problème, mais que lui en a cent-soixante-treize !... je trouve ça logique mais ça m’emmerde quand même… la logique compte pas quand on pense à soi seulement. Il veut qu’on l’écoute… demande qui est en transit vers Amiens, Angers, et Bordeaux… qui va à Charles de gaulle via Paris… qui va seulement à Paris… après ce premier tri il annonce qu’un autre train partira vers 16h30, arrivée à Paris 20h19. Ceux qui peuvent le prendre doivent le faire. Qu’y aura plus d’autres trains avant… qu’y aura de toute façon pas miracle !... qu’y aura pas une solution pour tous et tout de suite. Si on peut différer le voyage au lendemain c’est mieux encore qu’y dit. Enfin… pour ceux qui vraiment ne peuvent pas faire autrement, un nouveau car va venir nous chercher dans 1h… mais y a soixante places disponibles et pas plus… alors à nous de voir. Et y en aura pas deux des cars. On demande pourquoi pas deux. Y sait pas et retourne dans sa grotte en fermant à clé. Il valait mieux qu’il cesse ses développements. J’en voyais deux ou trois prêts à lui délivrer l’extrême-onction.

 

On est une centaine à la gare routière à l’attendre, ce foutu car. Je refuse de reporter ad vitam aeternam mon cadeau de Noel ! Du périple de 7h09 ne reste que la grosse noire avec ses mioches, la jeune fille aux longs cheveux noirs et moi. Les autres ont été remplacés par des inconnus. Je me positionne devant le panneau indiquant où le bus va nous récupérer. La grosse noire plante soudain sa valise devant moi et décrète que ceci est sa place. Elle me menace de sa valise carapace et en fait de même avec quiconque contemple sa place dans la file imaginaire. Elle comprend pas qu’on est juste un agglomérat pressé de jouer des coudes pour monter dans le premier bus qui viendra. Qu’y aura aucune file qui tienne à l’arrivée du car.

 

Et c’est ce qui se passe. Je contourne et la grosse et la valise et saute sur un siège au deuxième rang juste derrière la fille aux longs cheveux noirs. Nous n’avons pas échangé un seul mot depuis l’aube elle et moi. Elle me fait soudain penser à la jeune bosniaque de Sarajevo du livre de mon neveu, Sébastien. Il avait rapporté un récit de son périple dans les Balkans de juillet 2012. Je me souviens comment il en parlait et m’étais dit que, tous, nous croiserons sa route, un jour ou l’autre.

 

« Je ne t’en ai pas parlé ? Ah, c’est vrai, je ne sais même pas quelle langue tu parles. Nous nous sommes pourtant déjà parlé, mais c’était avec les yeux. Aujourd’hui encore, je ne sais pas ce nous avons essayé de nous dire ce jour-là. Je ne le saurai jamais. Pour moi, tu seras toujours la fille aux longs cheveux noirs. Ah, oui, ne connaissant pas ton nom, je t’en ai donné un. D’ailleurs, je me demande quel nom tu m’as donné, à moi. Je t’appellerai comme ça, quand j’écrirai à propos de toi, si j’écris un jour. »

 

Sébastien reste une comète sublime dans ma vie. Un ami réel et inconnu. Un modèle qui a fini sa course sans explication. Contre un arbre. Sur une ligne droite. Une matinée ensoleillée. Mystère irrésolu… Juste quelques jours avant le grand confinement. C’est souvent, que je pense à lui. Toujours, lorsque je voyage.

 

Le car est plein. Personne n’est resté en bord de chemin. Un petit miracle. Identique au miracle biblique des pains et des poissons. Il semble qu’un dieu ait commis un plagiat avec les sièges du car. A côté de la fille aux longs cheveux noirs, un maghrébin dans la soixantaine passe son temps à blablater sa langue avec notre chauffeur qui est de la même ethnie. Depuis mon français, ce jargon parait ne pas requérir de respirer pour être pratiqué. Les mots se chevauchent, s’empiètent les uns les autres, ne laissant aucune place au silence. A côté de moi, une femme fil de fer lit le quotidien régional, étalant la page des faits divers. Violée depuis son enfance… handicapé il est sans téléphone depuis un mois… elle plonge dans la fange avec des yeux qui se plissent.

 

Le paysage bariolé des arbres d’automne borde le bitume qui nous mène vers Chaumont. C’est là que l’on rejoindra le train pour finir vers Paris. Le car fait surpopulation chinoise. L’est plus question de distanciation Covid. Chaque siège est plein de son occupant. Deux sièges derrière, les deux mioches noirs de la grosse sont couchés l’un l’autre. La mère les laisse récupérer et parle sur son téléphone avec quelqu’un qui l’attend quelque part.  Le car fait étape aux gares routières de Lure, Mollans, Pomoy et Genevrouille. J’avais bêtement cru qu’on filerait vers Chaumont d’un trait vu le retard accumulé… Je commence à m’inquiéter de l’heure du prochain repas.

 

L’arabe devant moi m’exaspère dans sa parlote ininterrompue d’avec le chauffeur. Il cesse son bavardage seulement pour répondre à un certain Lakhdar qui l’a sonné quatre fois en vingt minutes. J’ai vu le prénom en gros sur son Smartphone avant qu’il ne décroche. Le volume de sa voix est imbuvable. Il hurle quasi. Je comprends que le bus est à lui. Que nous sommes ses auditeurs.

 

Quelques moutons beiges poinçonnent la prairie. Plus loin, un troupeau de vaches regardent passer notre car. Ma voisine s’est lancée dans des mots croisés et autres jeux détente méninges. Sans doute pour se reposer de son viol et de son handicapé dépouillé. Elle pose ensuite son journal et avale une moitié de petit pain.

 

Les deux enfants noirs de derrière se sont réveillés. Ils chantonnent des airs que je ne connais pas. C’est joli. Puis l’un tousse. Tousse encore. Et une troisième fois. Tout le bus fait silence et pense au Covid. Chacun s’imagine en quarantaine. Regrette de pas pouvoir le foutre à la porte du bus. Je cherche du regard le gugusse retardataire du matin. Celui qui avait pas de monnaie. Plus là. Il a dû faire terminus à Belfort. Le coup du  pas de monnaie peut pas réussir deux fois de suite. Il a pas voulu tenter son diable.

 

Le chauffeur augmente le volume de son transistor. La musique islamisante assène son rythme chloroformant et me ramène onze années en arrière. C’était avec Eric derrière la méditerranée. Combien de fois y étais-tu allé au Maroc ? Vingt fois peut-être. Tu me racontais tes circuits comme des paradis. Je voulais en croquer aussi. Alors on avait joint nos deux familles et passé sans doute mes quinze plus jolis jours d’été en vacances. C’est sur un balcon de Marrakech, une oasis de Taroudant, une plage d’Agadir et sur la montagne de Tizin Test que j’ai pour la première fois posé sur du papier mes pensées. Je te dois beaucoup Eric. Je te dois de me connaître un peu mieux.

 

Je me souviens de mes premiers vers à l’ombre d’un oranger :

 

Le jacaranda domine le palais Salam

Ses fleurs roses comme des lanternes de couleurs

Donnent un éclat vif au prévisible drame

Qui sur la terrasse se jouera tout à l’heure

Trois petits chats tristes et affamés

Zigzagueront entre les tables de la clientèle

Grappilleront les miettes repas improvisés

Aux premiers coups de pieds se feront la belle

 

Le car serpente, lui, la Haute-Marne. On aperçoit de vieilles fermettes, vestiges d’une vie qui n’existe plus. Cette vieille France de Gabin qui s’est évanouie dans la mondialisation multiculturelle et dans la mixture du « tout se vaut ». Le conducteur du bus en est un parfait exemple. Il parle, démêlant le français et l’arabe au son de mélodies arabisantes, mais porte une casquette des Chicago Bulls et une écharpe écossaise tombant sur un tee-shirt du Paris St-Germain… Toute notre mixture en chair et en os. Le vieux maghrébin bavard est lui resté dans son jus. Son monde est le mien. Nous sommes des pareils différents. Nos mondes s’accommodent l’un l’autre. Je me sens forcément plus proche du vieux mahométan que du jeune déraciné. Je suis un vieux con qui regarde son monde s’engloutir dans le modernisme assourdissant. Comme la multitude de vieux cons l’ayant précédée, je suis mélancolique de mon mode de pensée qui s’efface. Je ne réclame qu’une chose : une réserve indienne pour moi et mes semblables… un petit lopin de terre de France judéo-chrétienne et laïque… une France noir et blanc avec des dialogues d’Audiard dans les bouches de Marielle, Rochefort, Blier et Noiret. Je veux du vin aussi… beaucoup de vin !... des litrons et des litrons pour perpette !... avec des rires et des femmes belles qui portent des robes longues et des décolletés… avec trois ou quatre bons copains pour des amitiés enclumes !... et une bouffe bien lourde qui rassasie… et aussi une bibliothèque avec des livres à lire pour dix vies… voilà ce que je demande. Le minimum il me semble.

 

La grosse noire est au téléphone avec son amie. Bien qu’elle ne soit pas sur haut-parleur, je distingue les questions et les réponses. L’autre demande quand elle arrive et où elle est. Elle répond qu’elle n’en sait rien. L’autre lui demande de poser la question au chauffeur. Elle répond qu’elle ne veut pas. Qu’elle verra bien. Je la comprends. Elle m’est sympathique pour la première fois depuis ses taloches aux mioches et sa montée du bus. On finira bien par arriver oui. Et nous n’avons personne à sauver. Aucune guerre à empêcher. Aucun médicament à délivrer. Le reste peut bien attendre.

 

11h20 : le soleil perce pour la première fois les carreaux. Ça met des sourires voilés sous les masques barrières. On arrive en gare routière de Chaumont. Le chauffeur hurle son « tout le monde descend ! »… l’Odyssée n’était qu’une vaguelette… on nous pousse vers le quai N°2. Je monte dans le train. Regarde le car s’éloigner. Chacun s’éparpille dans d’autres wagons. Je m’installe face à une famille. Un petit garçon blond joue aux dames avec un père. A ma gauche un quinquagénaire dort sur une ouate argentée. Dans deux heures je serai à Paris. Du moins c’était prévu comme ça.

Compartiment 834656.

Une heure et demie après Chaumont.

Le tchou-tchou balafre vers Paris et s’arrête rase-campagne. En haut-parleur, une voix susurre que c'est bondé façon kebab !... que les sièges c’est pour les postérieurs et pas pour les bagages !... qu’on va faire potage ici… attendre deux wagons supplémentaires pour donner de l’air à la bouillie humaine… Tout ça c’est faute au prix rikiki du billet en ce quatrième samedi d’octobre… Ça a rameuté vers la capitale toute la populace du Grand Est !... Ça fait bien 5 gares que j’observe le train gonfler sans recracher jamais personne…

Dans mon compartiment on est tout complet. A ma droite, une petite blonde ratatinée sur banquette rassure par texto un amour l’espérant quelque part… Elle envoie cœurs et autres bisous-bisous… soupire la tête entre les mains… reprend un livre qu’elle a reposé dix fois déjà depuis le début du transit… c’est le livre-déco… celui qu’on emporte avec soi pour jamais le finir… qu’on affiche aux autres pour prouver qu’on est pas que rivé à son portable… qu’on cultive un peu… comme on croit cuisiner en achetant des plats surgelés.

 

Face à moi, un couple de retraités… lui, bedonnant… révisant sa mémoire en sodokus… amoureux maboul des chiffres… ça sourit noircissant les grilles… encouragé par l’autre tout aussi vorace de nombres et de solutions. Elle, c’est l’image même de la vie qui se masque… qui prend détours et porte oripeaux. D’allure générale c’est une supplique à la jeunesse ridée et à ses tourbillons finis.

 

Près de la vitre, un métis d’âge incertain, chemise bariolée et pull mauve, bonnet descendant jusqu’aux sourcils. Aucun mot ne sort de sa bouche sinon quelques maigres demi-sourires, esquisses d’approbation à tout ce qui vient. A côté, un chauve maugrée le retard et tapote d’une main bouillonnante sur la tablette rabattue devant lui. Enfin, deux presque vieilles racontent en large et en travers la vie usée et le juste droit à des voyages ininterrompues.

 

Ça fait plus d’une heure que le serpent est à l’arrêt… qu’il gèle plein blizzard par non fonctionnement des moteurs et de la climatisation endormie. Je devine qu’on va vivre l’amitié des tranchées… l’amitié des guerres s’éternisant !... les uns puis les autres se dressent… sans sommation exigent des éclaircissements… excitent l’homme primitif en eux. Alors, très vite, éclosent les premières mobilisations où chacun déroule un plan d’action... propose une prise de Bastille du wagon !... envisage quasi le détournement total de la locomotive !...

 

A partir de là, le convoi est farci de procureurs généraux avec des listes et des listes de condamnés !... Venus de tous les compartiments, les Che Guevara, Staline et autres Franco soulèvent leur poitrail !... grossissent les états-majors !... soupèsent les combines fondement de tout le ramdam !... gueulent sur tous les tons après les connards et les salopards !... y a désinhibitions complètes !... rires gras et décrets de confiscations !... y a bannissements à venir !... les saines guillotines se montent fissa !... chacun cherche sa tête à trancher !... Dans mon coin, je tremble crayon à la main, manière d’Albert Londres… reporter de guerre… note tout pour pas rater une miette.

 

Dans cette guerre sans cadavre, y a trop de généraux pour aucun pioupiou… Tout cet univers parle fort et bouge peu… promet des ribambelles d’Austerlitz sans tarder et des monuments à grande gloire !...

 

Pour ça que c’est ressenti malheur injuste quand les deux fameux wagons-cavalerie arrivent... qu’ils s’arriment ploc-ploc dans un apaisement désolé… Le train redémarre et repousse en cadence les forêts derrière lui… Une voix de haut-parleur récite le dédommagement proposé à chacun… présente dix-mille pardons à la guérilla du train.

 

C’est grande déconvenue chose pareille… La horde sauvage repose sa fourche imaginaire… pleure en silence les sentences non appliquées… Quand même… après dix minutes… le dégrisement décante… le wagon revendique pour tout de suite cafés offerts et sandwichs gratis !… se félicite de voyager finalement pour que dal !... que le retard c’est moindre mal puisque tout sera remboursé !... Encore trois petits kilomètres et ça admet même que deux heures de poireautage c’est pas bien méchant !... qu’y a pire dans la vie et qu’y faudrait jamais s’énerver pour si peu !… et ça admet rigolard que le carnaval technicolor, c’était pas pour du vrai… qu’ils discernaient bien que tout finirait en tisanes…

 

Avec les nantis – comme quasi toujours ! – la révolution s’achève pochettes surprises et bons cadeaux… avec sourires de goinfres et portefeuilles repus.

 

 
 
 

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