Du vent et de la cendre
- Christian Tritsch
- 24 mai
- 9 min de lecture
1
Je suis un véritable primitif. Il m’est difficile de vivre dans le monde actuel en passant le plus clair de mon temps barricadé en moi.
C’est affreux ! Travailler !... Parler !... S’habiller !... cela semble naturel à tout le monde et rien ne m’est plus étrange…
Je ne suis pas un sauvage : j’ai la modernité foisonnante chez moi. Mais, tout en vivant parmi les humains, j’exècre le sédentaire que je suis, et vie en nomade au fond de ma carcasse.
Je me meus dans un décalage permanent entre l’individu-moi et le monde moderne. Primitif non pas par manque de culture ou de moyens mais par nature intérieure, je vis avec la modernité, et ne m’y reconnais pas. La vie quotidienne normée et naturelle me paraît profondément artificielle, voire violente.
Mon être intérieur en quête de mouvement et d’authenticité reste enfermé dans un corps soumis aux règles sociales, dépérit de cette tension entre le monde extérieur et l’univers intérieur, entre le conformisme imposé et l’errance désirée.
Je suis un anachronisme vivant. À la fois d’ici tangiblement, physiquement… et perdu dans un monde exogène, un monde n’affectant que mon écorce. Je me sens éclat ancien logé dans la chair d’un siècle qui ne m’appartient pas. Chaque jour, je joue un rôle, je revêts le costume cousu par des mains étrangères à mon être. Travailler, converser, sourire sur commande… tout cela me pèse comme une seconde peau trop étroite, et dont je me dévêts dès que je peux.
Ils appellent cela vivre !... moi, j’y vois une longue scène de théâtre où l’on oublie qui l’on est pour survivre à ce qu’on devient.
Mais personne n’a le choix. Alors je fais comme tout le monde. En surface, je ne suis pas un barbare. J’ai un téléphone, une carte bancaire, des mots de passe, des échéances. J’ai même des amis, parait-il. Mais rien de tout cela ne m’effleure vraiment. En moi, un feu plus ancien continue de brûler, inextinguible. Je me déplace sans bouger, je voyage dans l’immobile. Mon corps s’assied à un bureau, mais mon âme marche pieds nus dans une plaine sans nom, où rien ne compte sinon le vent, l’ombre et l’étoile. Je peux rester des nuits entières les yeux vers le ciel, à jouir d’un spectacle que je sais immuable depuis la nuit des temps, identique à celui que vécurent avant moi les premiers hominidés de la Terre. Ces nuits-là, je suis dans une caverne, à l’abri pour un temps des tracasseries du jour, des bâillements inévitables aux questions.
Je me sens étranger aux choses dites normales : les réunions, les conversations vides, les costumes taillés pour des vies que je ne veux pas. On m’a appris à m’intégrer. J’ai appris à me cacher. Mais sous les gestes appris, il y a ce battement sourd : une mémoire plus vaste que moi, un instinct qui ne veut pas mourir.
Je suis un nomade intérieur, un être désaccordé. Et parfois, quand tout se tait autour de moi, j’entends cette voix brute et nue, celle qui me rappelle que je suis né pour autre chose que m’asseoir dans une case. Je suis un refus. Je suis une fuite. Je suis un cri docile dans le silence.
La solitude choisie, et non subie, élève l’individu. Elle vous anoblit. Devient un espace de grandeur intérieure, de raffinement spirituel. Le paradis ne peut être que terrestre. La solitude en est son berger.
Elle vous décante, et par là vous transforme. La solitude clarifie l’être, en séparant l’essentiel du superflu, permettant une transformation intime.
Je me sais indigène du monde. J’ai depuis aussi loin qu’il m’en souvienne une conscience d’appartenance instinctive, presque primitive, au monde — sans artifice ni adaptation.
La lecture des hypocrisies m’a toujours été facile. Analphabète des codes qui m’entourent, je reste sauvé par une inadaptation aux normes sociales, aux conventions, une forme d’étrangeté face aux règles établies.
Je parle la langue du vent et de la cendre.
Celle que personne n’enseigne, mais que tout cœur nu comprend. Je suis fait de fragments anciens, de peaux mortes et de lumières fugitives. De parois dessinées au fond des grottes enfouies.
Les jours me traversent sans m’imposer leur nom. Je ne porte ni masque ni armure, juste le poids léger de ma vérité. Elle n’a pas de contours nets, mais elle brûle doucement, comme un feu sous la neige.
Je ne cherche plus à plaire au monde, car j’ai compris que ma place n’est pas à table, mais entre les murs, là où les ombres dansent et chuchotent ce que les vivants taisent.
Je suis l’interstice, le battement entre deux silences. Non pas perdu, mais libre de me perdre. Car c’est dans l’errance que je deviens territoire.
2
Je vois la nature avec des larmes aux yeux. Elle pleure en silence, non de tristesse, mais d’une beauté trop vaste pour nos cœurs étroits. Les arbres parlent le langage du ciel, les rivières murmurent des prières anciennes, les pierres gardent les secrets de la terre. Le monde des bêtes et des feuilles, des astres et des vents, est un monde sacré, vaste comme le silence des origines, pur comme la lumière avant le nom.
Ce monde-là ne ment pas. Il ne triche pas. Il ne connaît ni l’orgueil ni la guerre. Il est grand sans vouloir l’être, sage sans le savoir. Il est éternel parce qu’il vit l’instant.
Je marche parmi les herbes comme on entre dans un temple. Chaque souffle y est un chant, chaque ombre une bénédiction. Vivre là, au sein du vivant, c’est retrouver le battement originel, celui que nous avons oublié en courant après des mirages.
Nous sommes venus au monde pour être heureux. Rien d’autre. Mais l’homme, dans sa quête de pouvoir, a perdu la clef du simple. Il a confondu le bruit avec la joie, la possession avec l’amour.
Peut-être sommes-nous comme des enfants endormis dans un jardin qu’ils ne savent plus voir. Et pourtant, la nature, patiemment, nous attend.
Elle nous tend encore ses bras d’écorce, ses regards de brume, ses silences fertiles. Même blessée, même souillée, elle demeure offrande. Le vent, parfois, passe sur nos visages comme une caresse d’oubli, comme pour nous rappeler qu’avant les murs et les machines, il y avait l’air libre, le chant des sources, la danse des lucioles dans la nuit profonde.
Et moi, je me tiens là, minuscule et nu, devant cette sagesse sans mots. Je sens mon cœur redevenir arbre, ma pensée se faire mousse, et mon souffle s’unir au souffle du monde. Je ne veux plus dominer, je ne veux plus posséder. Je veux simplement être. Être avec. Être en.
Là où la lumière filtre entre les branches, je retrouve mon nom perdu. Là où les oiseaux tissent l’espace, je redeviens frère du ciel. Là où l’eau s’écoule sans lutte, je comprends enfin ce que veut dire "vivre".
Le salut ne viendra pas d’en haut, ni d’un cri de foule, mais d’un retour. Un retour humble et vrai, vers cette nature que nous n’avons jamais vraiment quittée, mais que nous avons cessé d’écouter.
Car la nature ne juge pas. Elle ne punit pas. Elle enseigne. Elle attend. Elle offre, inlassablement, son miracle quotidien à qui veut bien s’arrêter, à qui veut bien ouvrir les yeux autrement — non pour voir, mais pour ressentir. Elle nous rappelle que nous ne sommes pas au-dessus, ni en dehors, mais en elle. De son souffle naît le nôtre. De sa paix dépend la nôtre.
Nous l’avons oubliée, croyant devenir dieux. Mais il n’est jamais trop tard pour se souvenir. Il n’est jamais trop tard pour revenir.
Et si un jour, l’humanité se réveille — non pas avec fracas, mais avec douceur — elle comprendra que le bonheur ne se trouve pas dans le tumulte des conquêtes, mais dans la justesse d’un lien renoué. Une main posée sur l’écorce, un silence partagé avec le vent, un regard émerveillé vers les étoiles suffiront à nous ramener à l’essentiel.
Nous sommes faits pour aimer et être aimés. Pour chanter avec le vivant. Pour célébrer ce grand mystère qui nous dépasse et pourtant nous contient.
Alors, peut-être, naîtra enfin notre monde. Non pas un monde nouveau, mais celui qu’il est depuis l’origine, si nous l’avions regardé le cœur dans le cœur. Non pas un monde bâti sur la peur, mais sur la reconnaissance. Non pas un monde dressé contre la nature, mais tissé en elle. Un monde d’harmonie, où l’humain, enfin, se souviendra qu’il est une note dans la grande symphonie du vivant.
3
L’âme, c’est le mouvement, l'élan intérieur qui donne au corps son expression authentique — son sourire, son souffle, sa vérité. L’âme n’est pas une entité spirituelle, mais l’essence même du vivant, ce qui rend chaque être unique et vibrant. Ce qui rend le corps « terrestre », ce qui fait de l’humain un être debout et pensant.
L’âme, c’est l’amour. L’amour de la vie.
L’âme n’est pas un mystère que l’on doit résoudre, mais une présence que l’on apprend à écouter. Elle n’habite pas dans un lieu précis du corps, ni même dans une idée figée de ce que nous sommes. Elle est ce qui reste lorsque tout le reste s’efface : le bruit du monde, les rôles sociaux, les attentes, les blessures. L’âme est silence, mais un silence vivant — un silence qui aime.
Quand on dit que l’âme, c’est l’amour, on parle d’un amour qui va au-delà de l’attachement ou du désir. C’est une ouverture radicale au monde. Une capacité à voir la beauté même dans l’ordinaire. À reconnaître la lumière là où d’autres ne voient que l’ombre. L’âme, c’est cette part de nous qui sait que la vie est précieuse, même lorsqu’elle est dure. Elle ne nie pas la souffrance, mais elle y dépose une présence. Elle console sans expliquer, elle aime sans condition.
L’amour de la vie, ce n’est pas une joie naïve ou constante. C’est une forme d’accord intérieur : une fidélité à l’existence, à ses rythmes, à ses passages. C’est dire oui à ce qui est, sans vouloir le fuir. C’est se laisser toucher par une goutte de pluie, un regard inconnu, une main qui tremble. C’est savoir que tout ce que l’on vit, même les pertes, même les chagrins, a un sens — non pas forcément un sens logique, mais un sens profond, sensible, presque sacré.
L’âme, quand elle aime la vie, ne cherche pas à la posséder, à la contrôler ou à la comprendre entièrement. Elle la goûte, simplement. Elle marche à ses côtés, humblement. Elle reconnaît que chaque souffle, chaque rencontre, chaque instant est une offrande. Et dans cette reconnaissance, elle s’épanouit. Elle devient lumière. Elle devient paix.
Car finalement, vivre avec une âme ouverte, c’est aimer sans peur. C’est ne pas chercher à être parfait, mais vrai. C’est accueillir, chaque jour, le miracle d’exister — et y répondre avec tendresse.
4
Si nous étions immortels, que tous ceux que nous aimons l’étaient aussi, alors la question de l’existence de Dieu ne se poserait pas. Dieu n’existe que pour résoudre ces deux peurs : notre mort et celle de nos proches.
Dieu répond à notre finitude. Imaginons un monde où la mort n’existe pas. Un monde où chaque être humain, et chacun de ses proches, vivrait pour l’éternité, sans déclin ni souffrance terminale. Dans un tel monde, la question de l’existence de Dieu aurait-elle encore un sens ? Rien n’est moins sûr. Car c’est peut-être précisément dans la conscience aiguë de notre mortalité que naît le besoin de Dieu.
La mort, en effet, est le fondement silencieux de toutes nos angoisses. Elle donne sa gravité à l’amour, sa profondeur à la mémoire, sa valeur au temps. Et c’est contre elle que l’humanité a de tout temps cherché refuge dans l’art, dans la pensée, et surtout dans la religion. Car Dieu, tel qu’il est conçu dans la plupart des traditions, est d’abord celui qui rassure. Bien plus que les enfers, il promet une continuité après la fin, une justice après l’injustice, une présence éternelle contre l’absence radicale.
Ce que l’homme appelle Dieu n’est autre que l’idéalisation de son propre désir d’immortalité, de justice, d’amour inconditionnel.
Dieu est une reconstruction du nid originel, du foyer premier où la confiance est absolue : le lien Père/fils. L’enfant a nécessité de croire en la force et la vérité de son père pour prospérer dans son humanité. Dans le même sens, la figure divine est un substitut, une continuité du père protecteur contre l’insécurité fondamentale de l’existence.
Dans cette logique, il est légitime de penser que dans un monde affranchi de la mort, l’idée de Dieu perdrait son rôle. L’homme n’aurait plus besoin d’un au-delà pour apaiser ses terreurs, ni d’une puissance transcendante pour donner sens à sa finitude. L’éternité humaine rendrait caduque l’éternité divine.
Certains objecteront que Dieu ne se réduit pas à un remède à la peur. Il serait la source du sens, du bien, du beau « une présence ressentie », un mystère à contempler, une altérité absolue. Mais même ces aspirations peuvent être interrogées : ne sont-elles pas elles aussi, à bien des niveaux, des réponses à notre vulnérabilité ? Le besoin de sens, par exemple, n’est-il pas exacerbé par notre répulsion du néant ?
Ainsi, poser la question de Dieu, c’est peut-être d’abord poser la question de notre mortalité. Si nous étions immortels, aurions-nous encore besoin de croire ?
Supposons un monde sans tombeaux, un monde où les cœurs battent sans fin, où nul regard ne se ferme, nul souffle ne s’éteint, où ceux qu’on aime ne partent jamais.
Dans ce monde sans adieux, quel besoin aurions-nous d’un Dieu ? Car Dieu naît quand l’homme se brise. Il est né sans doute il y a des milliers d’années lors de la conscience humaine de la mort qui emporte la vie, et des corps qui s’émiettent.
Dieu est né ce jour-là.
Il surgit dans le silence des veillées,
Dans l’absence lourde d’un être cher,
Dans la stupeur d’un dernier souffle.
Il est la main tendue au bord du gouffre,
Le murmure contre l’oubli.
Quand la mort rôde, l’homme invente l’éternité. Il forge un ciel pour ses larmes, un paradis pour ses espoirs, un juge pour ses injustices, un Père pour ses peurs.
Mais si la mort n’était plus, si le temps cessait de mordre nos jours, si nos enfants, nos amants, nos parents étaient là, toujours, que resterait-il à Dieu sinon le silence ?
Peut-être dirait-on qu’il est encore beauté, mystère, ordre ou lumière. Mais ces mots, sans la peur ne brilleraient-ils pas moins fort ?
Car c’est dans l’ombre que l’on cherche une étoile. Et sans nuit, peut-on encore rêver de lumière ?
Alors il faut oser le dire :
Dieu est né de notre finitude, et s’il venait un jour où nous ne mourions plus, il nous faudrait apprendre à vivre sans lui.
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