Terra Nullius
- Christian Tritsch
- 15 mars
- 16 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 mars
« Terra Nullius »
1
Elle arrive dans l’ashram. Elle baisse les paupières et joue l'humilité sans forcer. Elle se sent tout de suite bien, portée par une vague d'amour et de douceur. Tout autour, la sérénité règne. Il y a des familles occidentales partout qui lui rappellent amèrement qu'elle n'est pas seule à baigner dans ce jus. Qu'il faut partager la déesse.
L’ashram d'Amritapuri est un petit coin d'Inde, paradis où chacun vaque à ses occupations, aide comme et quand il le peut. L'esprit occidental étant bien fait, il ne vient à l'idée de personne de pas aider ni de pas laisser un peu d'argent en généreux dédommagement. Le bonneteau proposé fonctionne comme ça, dans le dénuement volontaire. On reçoit en échange paix et câlins.
A côté d'Ada, deux jeunes japonais psalmodient dans leur langue, ce qui finit de colorer ce joli moment en extase miraculeuse. Le garçon se nomme Takeshi Sato, la fille est sa sœur Akiko. Ada demande si les prénoms ont une signification particulière. Takeshi se traduit par "brave" et Akiko par "enfant de l'automne". Elle répond qu'Ada signifie "ornement" en hébraïque, "richesse" en germain et "accomplissement d'un devoir religieux en son temps" en arabe. Elle est tellement contente de parler à une enfant de l'automne. De ne plus être entourée de prénoms lourds et occidentaux. Elle plaint Gary de n'être que Gary.
Takeshi et Akiko viennent de l'île de Senkakou. Parlent d'un esprit supérieur pareil tout autour de la terre. D'un souffle divin en chacun de nous. Ils ont fait déjà les monastères tibétains, grecques orthodoxes, confucianistes, taoïstes shintoïstes et même catholiques. Leur prochaine étape après l'ashram d'Amma, sera un temple sikh. Ils picorent les croyances de tous bords et époques. Sautillent d'un lieu sacré l'autre. Ada les écoute enamourée, a l'impression de voir à la fois Jésus, Bouddha et les autres Vishnu. Elle ferme les yeux et sait désormais qu'elle ne reviendra jamais plus dans l'Ardèche de Gary... que sa racine est extensible et voyageuse... qu'elle bondira elle aussi les églises, les temples, les forêts sacrées et les âmes en dedans.
2
Parti à l'aube du port de Naha, sur l'île d'Okinawa, le chalutier de Kobati Sato rode depuis deux heures en mer de Chine. Il vogue plein Est, lèche les côtes des îles Senkaku, territoire sans maître revendiqué à la fois par la Chine, Taïwan et le Japon. Au large de Kuba Jima, l'une des îles du petit archipel, Kobati lance ses filets comme autant de drapeaux. Avec l'excuse de la poursuite du merlan bleu.
Mais ce matin le lancé de drapeaux vire Trafalgar possible. L'horizon plat se gonfle lentement. Au loin, la ligne se découpe d'un géant d'acier armé de canons biceps longs comme des chibres. L'ogre semble prêt à cracher le venin mortel. L'ogre... c'est le Fujian, plus grand navire de guerre de la flotte chinoise. Il n'a nul besoin de bomber le torse pour éclabousser de son prestige. Le petit pêcheur japonais éberlué et pris d'une peur immense se résigne à la bataille perdue. Il ne cherche pas à s'enfuir. Après tout, il est dans son bon droit. Les îles Senkaku sont japonaises, vendues par une Chine défaite à la fin du XIXème siècle. Kobati Sato trouve cocasse que depuis lors le voisin chinois veuille récupérer ce bout de terre milieu de mer. Et avec quel toupet la petite Taïwan se fait désormais grenouille du bœuf chinois. Revendique à son tour une souveraineté sur l'archipel. C'est pour Kobati Sato la preuve honteuse de l'affaiblissement de son pays. Si même la misérable île-usine du monde se croit en droit de faire plier l'Empire du Japon !
Le vieux pêcheur n'a cure du regret des autres. On ne peut pas redécouper les frontières, même maritimes, à l'infini !... Kobati a envie d'hurler que les Senkaku sont japonaises et le resteront !... et si pour ça il faut mourir, advienne que pourra !... Pour ça qu'il poursuit sa route et sa pêche. Feint d'ignorer le mastodonte guerrier qui avance.
Le Fujian stoppe sa course et renifle la carcasse de la barquette de Kobati Sato comme un requin blanc s'amuserait d'une tortue de mer lente et maladroite.
Kobati pense à ses enfants, Takeshi et Akiko. Il en veut à son fils de n'être pas avec lui à l'instant, face à la menace grandiose. Il est certain que Takeshi aurait compris alors pourquoi la pêche dans ces eaux troubles n'est absolument pas que de la pêche. Que c'est faire acte de bravoure patriotique. Et que le Japon à besoin de ses enfants plus qu'avant.
Le vieil homme se souvient avec amertume de ce pacifisme de pacotille prôné par une jeunesse ignorante et trop gâtée. De ce goût d'occidentalisme exacerbé qui a tout emporté depuis cinquante ans. Akiko, sa fille... est une fille... pour ça qu'il ne lui tient pas rigueur d'avoir les idées pareilles à celles de son frère. Elle a voulu connaître le vaste monde... voyager partout... c'est bien normal ça... mais quand même... elle aurait dû empêcher son frère de la suivre... et puis pour faire quoi ?... si c'était pour étudier la médecine ou l'ingénierie il aurait compris. Mais non, cet abandon c'était pour plonger dans les bondieuseries mélangées du monde. Pour goûter les dieux et les prières.
Akiko est une brave jeune fille. Il aurait préféré qu'elle reste avec lui. Surtout depuis qu'il est veuf. Une maison à besoin d'une femme. C'est chose essentielle... mais malgré tout, encore une fois, il n'est pas fâché contre elle...
Mais Takeshi... ah Takeshi... Kobati se dit que son fils a perdu la tête. Le pêcheur ne décolère pas lorsqu'il pense au jeune Kano, le fils du voisin, qui s'est engagé dans les brigades d'autodéfense japonaises. Kobati a comme un gros caillou d'aigreur sur le cœur. Pourquoi son fils n'a-t-il pas daigné suivre cet exemple ?
Depuis 1946 la constitution japonaise a gravé dans le marbre que le pays n'a aucun droit à une armée. Le pacifisme est érigé en religion. Kobati Sato sait trop bien que cette constitution a été dictée par les États-Unis... que c'est vengeance et humiliation... que l'abdication de l'Empereur n'avait pas suffi aux américains... qu'il fallait en quelque sorte que chaque citoyen abdique lui aussi... c'était ça la réalité de cette constitution !... faire d'un peuple de samouraïs et de kamikazes un peuple de brebis bêlantes.
Kobati était certain que ça ne pouvait plus durer cette vie carpette. Avec au Nord la Russie belliqueuse de Poutine, et à l'Est les menaces chinoises et taïwanaises sur les îles, les japonais devront inévitablement déchirer bientôt le papier pacifiste qui les empêche de retrouver l'honneur. Si on ajoute le voisin Nord Coréen et ses incessants tests de missiles direction Tokyo, ça n'est plus tenable du tout. Kobati sait bien que l'homme reste homme. Que la paix éternelle n'existe pas. Que le pacifisme est une faute face aux tigres qui entourent le Japon.
Perdu dans ses pensées, le vieux pêcheur ne fait aucune manœuvre pour détourner son chalutier de sa route vers les Senkaku. C'est presque sans s'en rendre compte qu'il coule à pic après avoir heurté le Fujian qui n'a, lui, pas bougé.
3
Ada s'est lancée tête bêche. A quitté l’ashram d'Amritapuri après quelques mois, alléchée par les anecdotes sucrées d'Akiko Sato, sa condisciple dans l'infusion recluse hindouiste. Akiko lui a conté ses woofing travers continents, ses voyages gratuits et ses révélations approfondies. Akiko a dit avoir rencontré la jeunesse de la terre quasi en faisant trois escales dans des fermes biologiques. Qu'en échange de quatre heures par jour elle a connu le monde des humains possibles et les cultures variées de l'humanité. Ada veut copier le modèle, découvrir de nouvelles religions, d'autres âmes, pour respirer une vie plus vaste. C'est comme ça qu'elle met le pied sur Kangaroo Island, petite île située au large de l'Australie-Méridionale, au sud-ouest d'Adélaïde. Plus d'un tiers de l'île est cacheté Parc Naturel, via des réserves qui accueillent une faune indigène composée de lions de mer, de koalas, de kangourous et de diverses espèces d'oiseaux seulement présentes sur ce bout de terre aborigène. Cet Eden païen est protégé et géré par une ferme locale faisant appel à une main d'œuvre gratuite et motivée. Le système woofing est donnant-donnant. C'est un équilibre à trouver entre vacances, travaux forcés et méditations.
Lorsqu'Ada arrive à la ferme, il y a cinq bénévoles dans le jus. D'abord Wendy, anglaise délurée pareille à l'image d'Épinal qu'on se fait des hippies passées. Elle marche nu-pieds, vêtue d'un pantalon sarouel multicolore et d'une chemise bouffante suffisamment déboutonnée pour laisser libres lorsqu'elle hâte le pas, deux petits seins ronds et durs. Sa chevelure est un casque gaulois fait de longues tresses jusqu'au bas du dos. Toute son apparence est d'un naturel travaillé. Il y a ce jeune couple originaire du Texas, Pablo et Miranda. Eux sont ici juste pour barboter un peu l'Australie avant de finir des études longues et rudes. Plus tard, ils seront ingénieurs. Font une année de césure pour découvrir le monde sachant qu'une fois carrière entamée, ils ne freineront plus l'ambition jusqu'à la retraite. Que ça sera heures pleines de soucis et de bureau. C'est dernier happy hour de vie nonchalante pour eux. Il y a aussi Martha, jeune péruvienne ténébreuse. Elle, elle s'exprime quasi jamais, par timidité ou par méconnaissance de la langue. Enfin, il y a Kaapa, un jeune aborigène. Lui est ici par passion. Par héritage. Il veut pas laisser aux blancs seulement le soin de veiller à la sauvegarde de son patrimoine. Paraît que ça fait des mois qu'il aide et qu'il n'a nulle intention de reprendre la route. Il se souvient d'Akiko Sato. Il sourit à Ada quand elle parle de la jeune japonaise qui l'a inspirée.
Ada est heureuse. La présence de Kaapa lui fait lien amical avec l’ashram des semaines passées, tout en lui promettant des rêveries splendides à venir. Elle s'installe dans la grange qui sert de dortoir collectif aux apprentis bénévoles. On lui explique qu'une unique douche extérieure sert pour tous. Qu'étant arrivée la dernière, ce sera aussi la dernière à s'en servir ; et que l'eau chaude est option inexistante mais qu'elle s'habituera... que de toute façon, ici les températures sont si lourdes que l'eau froide est un luxe envié... qu’il ne viendrait à personne l'idée de vouloir une eau différente.
Ada pose ses affaires. Aide comme elle peut. S'efforce de donner un travail efficace et rapide. Elle pense soudain à Gary resté dans l'Ardèche... sourit et se dit qu'il serait fier de la voir ici, entourée de kangourous et de nationalités éparpillées. Elle ne lui écrit pas. Elle ne l'a jamais fait de toute façon. Et puis leur histoire terrestre est finie pour cette vie. Peut-être se reverront-ils dans une autre. Elle l'espère sincèrement car c'est un gentil garçon... un brave et pur. Elle pense à ça quand les autres l'appellent et lui signalent que c'est pause déjeuner.
Chacun des travailleurs est autour d'une vieille table de bois, assis le long de deux bancs inconfortables et bancals menaçant de s'écrouler si celui qui est assis à l'une des extrémités se lève sans prévenir les autres. La cantine par contre est un vrai régal. Quinoa, germes de blé, légumes à volonté, fromages et du pain comme elle n'en avait jamais mangé, et enfin une eau fraîche et pure. Sur le barbecue, des sardines chantent en grillades. L'odeur salée attire une myriade d'insectes tourbillonnants. Cette cuisine est l'œuvre sublime de Nicole, l'épouse du fermier. Celui-ci est absent, en tournée sur ses terres grandes et vastes. Du reste, il ne vient jamais parler avec les bénévoles. C'est Kaapa qui en informe les autres. Seule Nicole vient et donne les directives. Les ordres sont toujours très simples. Creuser des trous. Planter des piquets. Vérifier et réparer le cas échéant, les grillages endommagés qui risqueraient autrement de blesser un animal.
Le dimanche, c'est journée libre. Kaapa propose aux autres de faire guide pour visiter la partie ouest de l'île où se situe le parc national de Flinder Chase. Ada, Wendy, Pablo et Miranda acceptent avec joie. Seule Martha refuse... prétend qu'elle est trop épuisée... leur souhaite une belle promenade et retourne dans la grange dortoir. Kaapa sourit. Il sait bien que la raison vraie est qu'elle passe son dimanche à apprendre le français. A appeler continue un certain Math. Qu'à sa voix et son rire, on comprend que tous les parcs nationaux sont des cimetières en comparaison. Pour ça qu'il insiste pas.
Une fois au parc, Kaapa les emmène aux "Remarkables Rocks", ces rochers aux formes bizarres sculptés par le sable et le vent, perchés sur un dôme de roches lisses. Tout près, se situe l'Admirals Arch, une grotte datant de plusieurs millénaires. Kaapa propose d'y passer la nuit, de raconter sa race. Il explique que les cultures aborigènes sont basées sur la nature... qu'une relation spirituelle lie les êtres humains, les plantes, les animaux, les astres et les minéraux. Il explique que bon nombre des héros mythologiques de son peuple sont animaux sacrés de l'Australie, comme le serpent arc-en-ciel. Que lorsque les Aborigènes se peignent le corps c'est pour devenir des ancêtres, c’est-à-dire des totems. Qu'ils n'ont pas le droit de peindre un totem qui ne leur appartient pas sauf si un dépositaire de ce totem les y autorise. Il explique que les peintures sur les corps sont un espace temps sans limite, que c'est leur façon de montrer le monde tel qu'ils le perçoivent. Il explique que parler d'un peuple Aborigène est une hérésie européenne. Qu'il existe au moins cinq cent langues répertoriées en Australie !
Quand Kaapa cesse de parler, c'est nuit noire et comme un silence complice... un silence qui prolonge les images. Wendy demande si Kaapa a une signification particulière. Il répond que peu importe le nom... que le nom ne change pas la chose... que de toute façon il se débarrassera de son nom à l'heure de mourir... car il est interdit de nommer les morts... qu'une fois la vie finie, un autre nom est utilisé pour la période du décès... que les gens qui portent le même nom ou à consonance identique doivent le changer aussi... puis, Kaapa se lève et s'enfonce dans la grotte. Wendy le regarde disparaître dans le noir. Pablo et Miranda s'enlacent en silence. Ada, elle, regarde les étoiles.
4
Dès l'aube, Akiko Sato met son corps en mouvement. Elle entre dans son Ikigai, sa joie de vivre, sa raison d'être... ce que les japonais résument en une phrase simple : le goût de se lever chaque matin avec envie.
Depuis la disparition complète de son père, le vieux Kobati, au large des îles Senkaku, elle a compris qu'elle et son frère Takeshi ont été trop longtemps dans l'incompréhension des choses vitales... que les chamanismes et autres spiritualités ne se dévoilent pas en nombre de kilomètres parcourus... qu'il ne sert qu'à peu de choses de courir l'Inde, les temples et les Bouddha. Et surtout que si elle avait pu, elle aurait retenu son père le matin où il avait pris une dernière fois la mer à bord de son maigre chalutier pour plonger vers les îles Senkaku à la recherche du merlan bleu.
Akiko est rentré à Naha dès qu'elle fut informée de la disparition de son père. Sans son père adoré, Okinawa semble comme vidée de ses occupants. Takeshi a poursuivi sa route, sa quête n'étant selon lui pas aboutie... Et puis, son retour ne changerait rien à la peine immense. Au contraire, elle aurait été décuplée par le visage familier, par les paysages revenus de son enfance.
Akiko ne fait que penser à la mort de son père... à la perte de cette vitalité qui semblait éternelle... à ces yeux fermés à tout jamais... et elle se dit que son frère reviendra quand ses buts seront atteints... que son Ikigai à lui, c'est peut-être tout bonnement l'errance, et les rencontres sur les routes du monde.
Trois semaines durant, Akiko a eu la visite de la flopée du voisinage accompagnée des paroles douces de condoléances et de bonheur de la revoir. Peu à peu, un Moaï s'est formé autour d'elle. Le Moaï, c'est un groupe de soutien constitué afin de collecter de l'argent en cas de coup dur de l'un de ses membres, quelques personnes qui se choisissent et se réunissent pour rire, pour partager un temps ensemble, pour mettre en commun les expériences... bref, pour ne pas perdre le sens de l'humanité.
Le Moaï autour d'Akiko est cependant particulier. Il est composé d'une ancienne fleuriste, Miyo Oshiro, 97 ans, d'une ancienne couturière, Harumasa Mekaru, 88 ans et d'Umeto Yamashiro, 102 ans, une ancienne maraîchère. Akiko avec ses 28 ans est le bébé rikiki de toutes. Elle est leur mascotte et leur jeunesse évaporée. Leur vitalité perdue. Les trois vieilles l'entourent d'une affection cotonneuse.
Ce sont elles qui ont enseigné son Ikigai à Akiko.
Les milliards de kilomètres parcourus, les régimes et autres préceptes du corps et de l'âme : tout se résume à l'Ikigai.
Trop d'humains ont la peur sotte de mourir alors qu'il faudrait surtout avoir peur, au moment de mourir, de n'avoir jamais vécu.
Le corps et l'âme sont deux faces d'un même ensemble.
Le corps est le visage de l'âme.
Un corps sain permet un esprit sain. Comme un esprit sain permet un corps sain.
Le secret selon les trois vieilles est de ne jamais s'énerver. De rire autant que faire se peut. De ne garder aucune rancune. D'essayer de rendre autour de soi les gens heureux.
Souvent, le Moaï se termine par une séance de chant où Umeto, la centenaire, accompagne au Sanchin, cet instrument à cordes typique d'Okinawa, ses trois amies. Parfois la petite troupe passe au potager pour croquer quelques légumes à pleines dents. Parfois aussi une séance culinaire accompagne le chant. Des tisanes fruitées embaument alors la cuisine ouverte où se mélangent algues, patates douces, poissons et tofu. C'est pour Akiko une naissance nouvelle ce compagnonnage.
La ville de Naha est à flanc de mer. Un quart des habitants d'Okinawa s'y trouve pressé comme des dominos. Akiko s'est éloignée pour cette raison du lieu de son enfance. Comme si elle avait voulu mettre quelques kilomètres entre elle et son deuil. Elle glisse fin de semaine au sillon de chemins de randonnées, s'extirpant le temps nécessaire hors du Moaï, dès lors que son besoin de solitude se fait trop pressant ; ou quand les larmes pèsent trop lourd au fond de ses yeux. Dans ces moments-là... arrivée au plus haut des collines de l'île... Akiko jette un regard léger jusqu'au violet de la mer, caresse l'horizon plat du lointain et ressent avec mélancolie douce le vide fait de l'absence du père englouti.
5
Kaapa se souvient des nombreux étrangers venus mijoter dans son île en quête d’une nature ou d’une spiritualité à retrouver. Il se souvient surtout d’Akiko, de Martha, de Miranda et d’Ada car s’il est aborigène, il n’en reste pas moins homme… et ces quatre là étaient rudement jolies. Mais leurs minois ont poursuivi le voyage, le woofing n’étant pour elles qu’un moyen de se déplacer à peu de frais, pas une fin en soi. Peu importe, elles seront remplacées par d’autres… il y en aura toujours d’autres, et c’est bien ainsi.
Kaapa profite d’une journée de repos sur la Côte Nord, le long de la paisible plage de Stroke Bay, juste en face des Wildlife Cottages, les Cottages de la vie sauvage. Plus loin, les falaises abruptes se jettent dans la mer et transforment les plages de sable clair en plages de galets, dessinant comme des lèvres aux petites criques isolées. C’est par la mer et à la nage que Kaapa rejoint l’une d’elles afin de profiter en solitaire du majestueux spectacle de la nature. Il s’assied entre deux rochers, à l’ombre de la foule exclue. Le vent souffle et glisse sur la crique, rebondit sur la falaise, faisant un bourdon familier, comme un didgeridoo qui n’aurait pas besoin de lèvres. Cet aérophone naturel produit un son ancestral et doux semblant remonter à l’âge de pierre, se dénudant de sa mystique
Kaapa ne comprend pas le mysticisme des occidentaux venus courir les temples et les églises… il s’agace de voir dans leur regard cette admiration béate qui, parce qu’il est aborigène de peau, le rendrait plus pur ou plus « vrai », plus près de la nature ou davantage épargné par le vice et le goût humain… il ne comprend pas surtout ceux qui cherchent à savoir qui ils sont. Pour lui, lorsque l’on sait qui l’on est, on découvre forcément que l’on est un imbécile. Il ne veut adhérer à aucun dogme. Comme Paul Valéry qu'il avait lu, il pensait que seules les éponges et les imbéciles adhèrent... et il a toujours préféré la froideur et la constance de la roche à l’humidité absorption mécanique de l’éponge.
Il sait que ceux qui accostent son Île-continent sont une minorité braillarde, qu’il ne faut pas y donner trop d’importance… qu’après tout, la minorité braillarde n’a aucun droit sur la majorité silencieuse. Pourtant, il devait la fuir régulièrement.
Kaapa est né dans un petit village, de parents humbles, état d’où lui en tire toute une noblesse. Lorsqu’il croise un nouvel aspirant à la religion du voyage du retour à la nature première, lui parle de sa vie et de sa terre, du bonheur d’être vivant, de l’illusion de la spiritualité meilleure toujours lorsqu’elle est exotique. A force de prêcher dans le désert, il découvre avec bonheur que le désert commence à se peupler. Enfin, certains de ces gens commencent à admettre qu’avec toutes les volontés du monde un cerisier ne deviendra jamais un pommier.
Pour lui, la seule Terre Promise qui vaille, la seule diaspora qui l’enchante, c’est l’enfance. Et c’est une diaspora de l’impossible. Personne ne peut redevenir l’enfant éteint en lui. Mais on peut s’en souvenir, ne pas trop le trahir, ne pas l’oublier tout à fait, jouer avec lui quand par chance un rêve le permet. C’est pour ça que Kaapa aime tant les musiciens, chanteurs, comédiens, sculpteurs ou peintres. Un artiste, ça n'est finalement qu’un adulte qui joue. Il en veut au système scolaire de ne point arbitrer en faveur de l’art, de toujours tout mathématiser !.. d’appeler cancrelat et fainéant celui qui ne s’abreuve pas à la ratatouille commune !... il y a trop de risques dans ces labélisations décrétées dès la petite enfance ; car ce qu’il y a dans la graine poindra tôt ou tard dans le fruit. C’est ainsi que des destins se brisent avant que d’éclore et que malheureusement, les sombres prédications se réalisent.
6
C’est une soirée points de suspension… une veillée d’au revoir sans certitude sur le revoir. Gary et Ferdinand en sont là… demi-siècle d’existence… trente années d’amitié éparpillée en points de suspension. La nuit tombe sur le jour… et sur les mois derniers éteints… sur Gary et Ada… sur Ada qui s’en est allée pour son Inde dans un bourdonnement.
Gary présente deux paumes vides et rugueuses… murmure qu’il y a des îles au trésor mensongères !... articule qu’il connaît des Ithaque qui sont des purgatoires !... brame qu’il y a des Ulysse abîmés d’avoir cédé aux sirènes !... pleure la vacuité de rêves remplis seulement d’animaux nocturnes… parle de sommeils doux autrefois… de lieux reconnus où il ne fait pourtant pas bon s’endormir !... de vide accepté dans la précipitation...
Le tronc noir des renoncements craquelle doucement. Ferdinand songe qu’il va falloir huiler la confession… débouche un schnaps 97… en fait déborder deux chopes. Sous l’eau de vie, l’eau de vérité, les lèvres frémissent… les mots culbutent la pensée…
Après cinq glouglous, ils délogent très loin les hésitations apprises... ouvrent les robinets et tout déverse dehors !... ça inonde la vérité toute crue.
Ada… dit Gary, n’est pas allée en Inde !… d’ailleurs elle n’était pas davantage avec moi en Ardèche. Je ne l’ai aperçue que parfois derrière les arbres… dans les buissons des montagnes… dans certains nuages du ciel.
Il se met à psalmodier :
« Ada, rôdeuse se faufile la nuit sous les murailles. Derrière le plastron des sentinelles. Les bergers l’ont vue sous les oliviers, attendant le crépuscule. Ceux qui dorment sous les étoiles connaissent son visage. On entend les bêlements quand elle rejoint un amant. Couchée sur lui, elle l’embrasse et le caresse. Elle balance ses hanches pour qu’il pénètre entre ses os. Lui ne sent que le vent et la peau fine d’un songe. Il goûte un fruit, sa bouche sur les traits fin d’Ada et ses lèvres sanguines. »
Rouvrant les yeux, Gary demande : « Qui est cette inconnue qui est allée en Inde… inconnue que j’ai appelée à tort Ada… Ada ma douce… jamais tu ne m’aurais laissé sans nouvelle !... voilà la vérité révélée »…
Les bouches mâchouillent longtemps le silence qui éclot, lacérant les premiers dermes. La divulgation infuse plus profondément. Fermente dans les viscères. Montre son absolue absurdité.
Alors lentement… sans que Ferdinand n’y puisse rien faire, Gary n’est plus là ! Ses paupières se déchirent… il déchiffre les astres, étonné comme un Galilée. Il écartèle l’ami !... oh mon ami, où es tu!... où es tu...
A côté de lui, léchouillant un verre aride, un inconnu chuchote que Gary est quelque part. Qu’il faut bien être quelque part. Qu’il ne sait pas où… peut-être avec Ada.
Comments