Cophès
- Christian Tritsch
- 4 mai
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Dernière mise à jour : 16 mai
La première chose qui vint à l'esprit de Fazal Baqir fut la lumière crue de son pays natal, éclaboussant la carlingue d’un éclat presque douloureux. Une odeur âcre et sauvage de sauge emplit aussitôt ses narines, soulevée par des brassées de petites fleurs violettes dressées comme des minarets le long de la piste. Autour d’elles, des nuées d’insectes vrombissaient, ivres des dernières effluves de l’été. Nous étions à la mi-septembre. Ces panicules bleues-lavande, portées par un feuillage gris-vert, formaient un bataillon végétal du passé. À chaque inspiration, Fazal était submergé de souvenirs oubliés, arrachés à l’oubli par les deux orifices de son nez.
Il y a quelques heures encore, il se trouvait dans le gris profond de Paris. De la capitale, il n’avait vu que deux policiers l’escortant de la jungle de Calais jusqu’au tarmac de Roissy. Il avait souri aux embouteillages avant l’aéroport, cette file interminable de voitures lui rappelant Kaboul et son chaos métallique. Il avait fermé les yeux et souri de plus belle, sachant qu’il retrouverait bientôt Jalalabad.
Trois années de sursis. Les associations d’aide aux migrants avaient tenté de ralentir l’inéluctable. Une âme bienveillante lui avait soufflé qu’en se débattant dans l’avion, en criant, il serait débarqué. Qu’il retournerait en centre de rétention quelques jours, avant de réapparaître dans la nature, hors d’atteinte d’une police débordée. Qu’il suffirait de rejoindre Calais, encore. Et d’y espérer l’illusion d’une île meilleure, au-delà de la mer.
Mais Fazal avait cessé de jouer. Cette fois, il avait compris. Le voyage n’en valait pas la chandelle. À Calais comme ailleurs, l’humanité s’était dissoute dans la fermeté. Après le démantèlement du camp géant, les migrants se reformaient par grappes, éparpillés sur les pelouses, sous les ponts, au bord des autoroutes. La police, zélée ou lasse, les pourchassait comme des bêtes. Les descentes avaient lieu toutes les quarante-huit heures, évitant qu’un nouveau camp ne s’enracine. Le gouvernement ne voulait plus d’images aux journaux télévisés montrant ces bidonvilles improvisés. Cela faisait tache, écœurait l’électorat, même les humanistes de gauche se mettaient à douter. La vague des sans-rien semblait interminable.
Fazal le sentait : c’était la fin des haricots, les carottes étaient cuites. Chaque nuit devenait plus dangereuse. La population enrageait. Et puis, il y avait les autres : les Soudanais, les Éthiopiens, débarquant à flot continu, les yeux fous, survivants de naufrages, d’exils meurtriers. Ils étaient devenus violents, à la merci de leur faim, de leur douleur, de leur désespoir. Le froid, la saleté, l’absence de tout, les avaient transformés. Sans eau, sans toilettes, sans douches, les buissons étaient devenus latrines. La déchéance, à ciel ouvert.
Alors Fazal s’était laissé faire. Il avait accepté le retour. Il n’avait pas fui les Talibans, mais la misère. Son exil n’était pas politique, juste vital. Et puisqu’il n’avait rien payé aux passeurs, son retour n’avait rien d’une honte. Honteux, c’aurait été de continuer à errer comme un rat sur le littoral.
Du hublot, il contempla l’Indus, grand fleuve d’Asie, traçant sa course entre Inde, Pakistan et Chine. Il posa son doigt sur la vitre, cherchant l’affluent Kaboul. Son père lui avait appris que cette rivière, autrefois, s’appelait le Cophès. Il s’en souvenait comme d’un secret transmis.
À la douane, peu de questions. Rien à voir avec les fantasmes occidentaux. Depuis le départ des Américains, l’administration talibane voulait paraître lisse. Il dit qu’il allait à Jalalabad. Il n’avait ni valise, ni objet à déclarer. Juste quelques illusions fanées.
Dans la vallée de Laghmân, Jalalabad comptait désormais deux cent mille âmes. Ce qui le frappa, c’était la propreté des rues. Et partout, le drapeau blanc de l’Émirat islamique, marqué en noir de la Chahada : il n’y a de Dieu qu’Allah et Muhammad est son prophète. Des pick-up patrouillaient sans cesse, moudjahidines guettant les errants, soupçonnés d’être toxicomanes. Plus personne n’osait s’asseoir à même le sol. Le pont de Polishorta, jadis repaire des opiomanes, était vide. Le pavot, désormais, était interdit.
Tout homme rôdant autour du pont était emmené au centre de rétention, puis confié à Ahmad Bachir, le chef d’un hôpital de désintoxication, autrefois base américaine, aujourd’hui hospice de la vertu. On y traitait les vices par câbles électriques et versets du Coran. On en ressortait « guéri ». Ou bien on ne ressortait plus.
Fazal interrogea les marchands de fruits. Il cherchait Abdul Baqir, son cousin. Seuls rescapés d’un mariage transformé en boucherie par une bavure aérienne. Les invités avaient tiré des balles de joie vers le ciel. Le ciel, lui, avait répondu par deux missiles.
Abdul, après des mois de morphine, avait sombré dans l’opium, sous le pont de Polishorta. Fazal, lui, avait pris la route de l’Europe. La douleur l’avait suivi, surgissant dans chaque visage, chaque rêve. Il était revenu pour retrouver son cousin. C’était son unique but.
Il demanda un entretien avec Ahmad Bachir. Le local n’était qu’un hangar. Pas de bureau, juste des armoires vides. Sur un mur, une affiche : « Prier peut vous éviter de faire des choses interdites. » Le médecin le scruta avec une étrange compassion, comme s’il pressentait le vice en lui.
— Je ne sais pas si ton cousin est ici, dit-il. Ces hommes n’ont pas de papiers. On ne peut pas les croire sur parole. On me les amène, je les soigne. Dieu nous ordonne d’éviter l’alcool, la drogue, le jeu. Le mal veut nous diviser, nous faire oublier la prière. Personne ne peut prier sous drogue. Va. Regarde. Si tu le trouves, il restera ici tant qu’il ne sera pas libéré de son mal.
Fazal entra dans un vaste dortoir. L’odeur de mort était partout. Des corps amaigris, recroquevillés sous des couvertures rêches. Des souffles courts, des râles. Il doutait que la foi suffise à guérir les plaies de l’âme.
Puis le monde bascula. Une explosion. Un souffle. Tout s’écroula. Poussière, silence, membres éparpillés. Le médecin, décapité, gisait à ses côtés. C’était Daech. Depuis le retrait américain, ils tentaient de reprendre le contrôle. Non pour la foi, mais pour l’argent. Les talibans ayant tari les revenus de l’opium, Daech n’avait plus les moyens d’armer ses troupes.
Fazal ne comprenait plus. Son pays était en miettes. Ses croyances en miettes. Ses espoirs aussi. Il revit l’autoroute française, les tentes, les pierres. Il marcha longtemps, jusqu’aux rives du Cophès. Il pensa à son père, à l’enfant qu’il avait été. Il entra dans l’eau, jusqu’aux genoux. Jusqu’à la taille. Jusqu’au cou. Il se retourna une dernière fois. Et fit encore quelques pas.
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Abdul Baqir dormait. Depuis le retour des talibans, l’Afghanistan baignait à nouveau dans l’opium et la mort. Cœur brisé, conscience brouillée, il avait rejoint le djihad.
Il leur devait la vie : eux l’avaient sorti de la rue, soigné. Eux avaient chassé les Américains, vengé sa famille anéantie lors d’un mariage bombardé. Il se souvenait encore des voitures fleuries, des rubans, des youyous, des tambourins, de la joie. Des rafales en l’air. Puis du feu, des cris, du sang.
L’Attan, la danse pachtoune, avait été le théâtre du massacre. L’Attan, ancrée dans une tradition zoroastrienne ancienne, opposant lumière et ténèbres. Ce jour-là, Ahriman avait triomphé. Seuls Fazal et lui avaient survécu.
Quand Fazal était parti, Abdul était resté. Il avait plongé dans l’oubli opiacé. Puis, raflé par la police des mœurs, conduit à l’hôpital. Lorsque celui-ci avait explosé, il avait compris que la guerre était sans fin. Puisqu’on ne mourrait plus sous les bombes des étrangers, il faudrait mourir entre frères.
Alors il avait choisi. Mourir les armes à la main, et le plus tard possible.
La nuit, il rêvait toujours du même paradis : des enfants jouant près de la rivière, des femmes vendant des épices, malaxant le pain afghan, croustillant et tendre, parfumé de nigelle et de sésame. Des filles voilées de soie, des garçons en kurtis blancs. Des repas en plein air, en automne. Des parfums mêlés de cumin, de cardamome, de curcuma… et la sauge afghane, Perovskia, dans l’air frais.
Chaque nuit, ce monde revenait. Chaque matin, il remontait dans un 4x4 avec d’autres talibans, traquant un ennemi invisible. Et attendait la nuit suivante, seul refuge, seul répit.
Un autre paradis, en sursis.
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