Monsieur R
- Christian Tritsch
- 18 mars
- 5 min de lecture
Christian TRITSCH
« Monsieur R »
Un de mes premiers pèlerinages, ç’a été pour aller à Frœschwiller. En chasse de ma colline inspirée. Barrès a peint l’attachement à sa terre Lorraine, la fidélité aux racines, le sentiment sinon de sacré, du moins de mystique s’y rattachant. L’Alsace c’est ma terre natale et mon foin ancestral. C’est ma terre et mes morts. Mes cimetières merveilleux.
Frœschwiller-Reichshoffen et sa charge de cuirassiers, tient autant de la mythologie régionale que du pèlerinage christique !... C’est du pèlerinage légitime. Quel orage émotionnel une fois sur place !... là, à quelques mètres seulement, partout éparpillés, des titans couchés sous les fleurs !... le bruit des sabots inonde ce lieu et l’on croit deviner sous le sol des chevauchées endormies !... Mes pieds dans les pieds des anciens cavaliers !...
Aujourd’hui des lanternes jaunes mouchètent la plaine où ils sont endormis !... les champs de colza s’irriguent au sang du 6 août 1870 !... partout des tombes !... des carcasses glorieuses de l’Empire français !... Qu’on y songe bien ! Ces morts sont tombés pour l’Empire français ! Pas pour la République ! Pouah la République pour les centaures impériaux !... D’où sûrement l’oubli. Le chloroforme sur la déroute glorieuse. Sur la fessée prussienne.
Je marche sur les racines du noyer sous lequel le Maréchal Mac Mahon surveilla l’avancée de sa défaite, et je passe tout près du belvédère en grès rose donnant vue sur le champ de bataille. Je me trouve à quelques pas de la tombe du colonel Henri de Lafutsun de Lacarre, décapité par un boulet de canon lors de la fameuse charge de cavalerie de Reichshoffen et médite en silence face à la croix plantée.
D’autres sommeillent plus loin. Français prussiens mélangés. Sous-lieutenant Henri Noureaux. Erwin Von Heinerus, 1er lieutenant du 88ème régiment d’infanterie de Hanau et mort à 28 ans. Capitaine Von Beeren. Je lis ces noms à haute voix. Je les hurle presque. J’égrène chaque sépulture, dis leur naissance et leur décès, leur âge et leur bataillon. J’ai l’impression de ressusciter ces hommes en prononçant ces dates plus de 150 années après leur sacrifice. Les morts à cet instant, cessent d’être plus éteints que les vivants. Je quitte les pâturages de martyrs sur ces impressions mêlées de gloire, de défaite et d’inutilité de l’homme. J’écris depuis au-delà de mon temps !... depuis au-delà de leurs morts !... Je pense à ces destins finis… à nos vies en comparaison… à nos vies faites de satisfactions tranquilles.
La civilisation occidentale et son immense camp de concentration du bonheur obligatoire !... de la consommation passionnée !... de l’inutile déclamatoire ! Carnaval permanent ! Champs de foire que nos vies du 21ème siècle !... marionnettes sentencieuses qu’elles sont nos existences !... et enflées pas possible ! Du bonheur en tisanes tièdes !... pas trop chaudes sinon ça brûle !... Aïe aïe aïe ! Souffler sur le bobo ! La guerre est l’avenir de l’homme ! L’homme ne cesse jamais d’être un criminel. La guerre c’est son état naturel, sa raison d’être, son instinct de survie. La guerre c’est la libération jouissante de sa libido de mort !... Parce que sans la mort, la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue.
C’est en quittant Frœschwiller que j’ai rencontré pour la première fois Monsieur R., retraité collectionnant tout document, livre ou objet ayant trait avec Napoléon Bonaparte et son Empire. Son dada spécifique, c’est la myriade courtisane et militaire, savants, penseurs, musiciens ; toute la cohorte ayant côtoyé de près ou de loin le grand aigle français.
J’ai fait sa connaissance par le biais de mon frère qui sachant que je venais d’écrire un recueil de poèmes traitant du premier Empire, en parla à Monsieur R. Ce dernier insista pour échanger avec moi sur le météore corse. Un soir j’eus un premier appel. Je mesurais rapidement, malgré trois années passées à rédiger mon livre napoléonien, mon immense inculture dans le domaine en comparaison de l’encyclopédique Monsieur R. Il citait mille anecdotes dont je n’avais aucune idée ! Je le soupçonnais d’avoir deux siècles d’existence, d’avoir palpé ces choses.
Nos conversations étaient des longs monologues de sa part entrecoupées de bien sûr présomptueux sortant de ma bouche.
Frœschwiller étant à quelques encablures de la demeure de Monsieur R, je lui annonçais mon passage sur les plaines glorieuses ; il m’invita à venir le rencontrer.
Arrivé chez lui, sorte de camp retranché napoléonien, je compris illico que je pénétrais un monde englouti se débattant avec ce début de 21ème siècle, comme un boxeur groggy avant le KO final. Je m’attendais à une discussion entre un maître et son disciple, et fus surpris de voir Monsieur R. venir vers moi accompagné d’un homme qu’il présenta comme son second et qu’il nommait son Daru.
Pour comprendre l’allusion, il faut savoir que Daru était comte d'Empire, l'homme dont Napoléon à Sainte-Hélène résumait l'éloge en ces termes : Il joint le travail du bœuf au courage du lion. Daru était l’intendant de la grande armée de Napoléon, avec ce titre surprenant d’intendant des pays conquis. Ce nouveau Daru de chair et d’os se mit au garde à vous face à moi, me bardant du titre de patriote français après sa lecture de l’avant-propos de mon recueil napoléonien. Monsieur R. placé derrière son bureau, l’œil perçant tel un empereur revenant de l’île d’Elbe, nous conta alors mille cancans du 1er Empire, nous laissant penser qu’il s’agissait de souvenirs lui étant propres.
Nous avons passé une après-midi délicieuse entre petits gâteaux et cafés, plongés au sein d’une bibliothèque merveilleuse. Je parlais peu, littéralement happé par cet Alain Decaux à mon service.
Daru, lui, bon intendant, courrait faire des photocopies de documents qu’il fallait me remettre tels des secrets trop longtemps gardés, des marques de confiance à l’égard de la neuve recrue. Tout en me concédant les documents, je sentais une affection sincère à mon égard, un espoir que j’avais fait naître d’une lignée possible, d’un fil d’Ariane Nationale.
Pour comprendre ma journée avec Monsieur R. et l’attitude de Daru, il faudrait que je reproduise le long avant-propos à mon recueil « Les herbes froissées ». J’en étais encore à une France héroïque, celle qui a clamsé définitivement dans les tranchées en 14, avec les Péguy, Pergaud et Apollinaire. De Gaulle – supercherie ubuesque ! – l’a fait parader à la noce de 45, mais c’était déjà un cadavre froid autour du festin. Sa place dans le concert des nations, une sorte de césar d’honneur pour l’ensemble de son œuvre passée. Pas pour le rôle qu’elle venait de jouer. D’un point de vue politique, depuis 40 mais en réalité depuis 18, la France fut un terrain de jeu pour les autres, un demi associé quand elle était au mieux de sa forme… Comme d’autres pètent plus haut que leur cul, je rêvais au-dessus de la France d’aujourd’hui. Je suis revenu de mes bêtises. Je sais que mon monde et mes héros sont imaginaires. Mais qu'y a t-il de plus réel que l’imaginaire !... Mes héros restent en moi… je leur parle quand je marche dans les forêts ou que je me repose près d’un fleuve. Eux le savent bien. Je fais semblant seulement de les avoir oubliés.
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