Gaz
- Christian Tritsch
- 4 mai
- 2 min de lecture
Dernière mise à jour : 16 mai
Le raffut dehors fait rage. Des ra-ta-ta-ta-ta-ta en rafales, tonnerre sec et répété, comme une parade guerrière. Le chantier hurle. Un vacarme dantesque. Impossible de se concentrer. Alors, malgré la canicule, j’ai condamné le chenil : toutes fenêtres closes, calfeutrage en règle. Il ne reste plus, pour couvrir les marteaux-piqueurs, que le souffle obstiné de mon ventilateur, pareil à une vieille locomotive à bout de course.
Cela fait des siècles — ou presque — que la route est retournée, charcutée, soulevée, comme une pâte feuilletée sous les doigts d’un apprenti distrait. Officiellement, ils réparent des tuyaux. Officieusement, je pense qu’ils ont oublié jusqu’à l’objet de leur présence. Ils vivent là, désormais, résidents d’un chantier sans fin, bâtisseurs d’un gruyère de béton.
L’unique avantage, c’est la clientèle : réduite. Il faut maintenant franchir à pied ce no man’s land cabossé. Beaucoup renoncent. Et sous cette clameur continue, les heures semblent plus légères. Plus supportables. Les râleurs restent chez eux.
L’après-midi, nous ne sommes que quatre à tenir le fort : le boss, deux collègues, et moi. La chaleur pèse. Le bruit cogne. Il manque le commercial, parti faire son numéro dans les villages alentour, et la sœur du patron, semi-retraitée, qui ne vient que le matin pour compléter son argent de poche. Elle hait tout le monde — surtout nous — avec un soin presque raffiné. Et elle savoure, à chaque apparition, son petit pouvoir de nuisance. Son frère ne la renvoie pas. Question de sang. Il rêve encore d’un miracle : qu’elle abdique, qu’elle s’éteigne doucement, qu’elle nous laisse des matinées respirables.
L’après-midi, elle reste chez elle. Trente mètres à peine. Assez près pour continuer à jouer au coucou. Trop loin pour s’y brûler.
Et puis soudain, un cri dehors :
— Faut sortir de là tout de suite ! Vous êtes combien ici ?
Un type de la compagnie du gaz. Il a la voix forte, mais l’allure calme. Alors on sort sans un mot, sans courir. L’air suffit à comprendre. Cette odeur… forte, acide… Le gaz. Un des gars a dû percer au mauvais endroit.
On descend la rue jusqu’au bout. On passe devant la maison de la frangine, puis au-delà, enjambant les gravats, traversant ce paysage de guerre. Tout en bas, le voisinage s’agglutine, babille, s’inquiète, devine les flammes, imagine déjà les pertes, calcule ce qu’il faudrait remonter chercher. On piaille. On théorise. On tremble.
Et là, parmi eux, je la vois. La frangine. Souriante.
Elle ne nous a pas prévenus. Elle s’est éclipsée, discrètement. A jugé superflu de crier gare.
Elle tient son petit chat dans les bras.
Elle a sauvé l’essentiel.
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