L'oncle d'Amérique
- Christian Tritsch
- 4 mai
- 17 min de lecture
Dernière mise à jour : 16 mai
D’abord, je dois préciser qu’il vient pas du tout d’Amérique, Jo. En vrai je l’avais jamais vu avant tonton Joseph. Seules quelques photos en noir et blanc dans l’album de famille prouvaient son existence. C’est pour ça que dans ma caboche de gosse, le type jonglant avec les sous et les voyages je l’avais labellisé amerloque… sorte de James Stewart avec élégance et courage en bandoulière. Mais c’était toujours un tonton invisible. Celui qu’on risquait pas de croiser dans les réunions de famille. Qu’était toujours en voyages pour affaires. Des trucs florissants ! Le mec avec plein de pèze dans les fouilles et qu’on citait à la fin du repas pour encourager les mômes à bien faire leurs devoirs d’école. Le totem familial !...
Quand je suis devenu homme et père de famille à mon tour, y a belle lurette qu’il avait viré aux oubliettes de mon crâne, le tonton Jo. Alors quand il m’a adressé un message Facebook me demandant d’être son ami, j’ai eu un flottement dans la réponse. Je me demandais pourquoi maintenant ? Mais quand même ça m’affriolait terrible de découvrir le crésus familial !... et puis c’est le frangin du papa avec presque le même âge que le père s’il n’avait pas clamsé à 50 piges… Et puis enfin, je voulais pas louper une chance d’être collé un jour sur le testament. On s’est filé rencard devant un resto à l’heure du déjeuner.
Je suis arrivé pile. Il était là, le dos bien droit malgré ses 71 ans, avec un regard pétillant et une allure générale bon-chic bon-genre. Il avait un sourire trop régulier pour qu’il s’agisse de véritables dents. Il avança vers moi et lança un « Salut ! » me faisant découvrir sa voix pour la toute première fois. Nous nous sommes serrés la main en nous embrassant les joues. Assis face à lui, je regardais ce visage familial et inconnu il y a 5 minutes encore… Jo a les mêmes yeux verts que mon père. Il a aussi ce sourire propre à notre famille, ce je ne sais quoi qui fait que je me suis dis : c’est un des miens.
Il commande deux rôtis de porc accompagnés de quelques frites et d’un verre de blanc sec. Donne l’impression d’avoir été pris en faute. De vouloir expier une faute… s’excuser de l’absence… d’expliquer que sa carrière a prévalu sur tout… même sur son mariage et ses gosses. Que nous autres, le reste de la famille, on n’a pas été mis plus à l’écart que ses plus proches… Il dit qu’il veut faire le bilan… que tout ça en valait la peine, même si le prix en fut lourd… Qu’il se souvient de lui tout mioche, vers 6 ans, les mains dans des poches trouées… Que serrant ses poings il s’était promis de réussir… Avec sa première paye il s’était offert un cours d’équitation !… A l’époque, plus encore que maintenant, c’était faire partie d’un cercle restreint. Faire du cheval c’était grimper d’une classe direct. Pour ça qu’il avait fait le cosaque !
Et puis il cause de son mariage… de son divorce. Il a mis les voiles une fois ses enfants presque adultes… Il a fait sa valise, sa femme a pas compris le pourquoi. Y avait rien à comprendre qu’y dit… c’était l’évidence… il était mûr… Son mélo ressemble au mien. On reproduit sans cesse les mêmes séquences. On invente rien. Nos vies sont des copiés/collés… avec plus ou moins de virgules, mais le texte différencie peu. Ses yeux s’embuent. Il parle de sa fille morte il y a plus de 10 ans, alors âgée de seulement 39 ans… Un accident de scooter. C’était une rebelle sa fille… Une fugueuse et une tête de mule… Je l’aime sans la connaître, mais j’apprends sa naissance et son décès coup sur coup… Alors adieu cousine !... Qui étais-tu, je ne le saurais jamais… Elle a un frère qui vit aujourd’hui à deux pas de chez moi… J’ai promis à tonton Jo de faire une visite surprise un jour. Je n’y suis jamais allé…
Et puis, Jo a refait sa vie comme on dit. Avec une allemande, directrice du théâtre de Fribourg. Une autre cousine de 15 ans baragouine allemand et crapahute quelque part. Il me montre sa frimousse en photo. Il est fier, tonton Jo. Il parle encore un peu de mon père… dit qu’il l’aimait beaucoup… peut-être son préféré en frangin… mais qu’il a pas eu de chance… qu’il a été apprenti dans la boucherie où bossait tonton Albert… que celui-là c’était pas un exemple !… Qu’il lui en a fait baver des tonnes et que sûrement tout est venu de là… Qu’en tout cas ça a pas aidé. Je l’écoute en silence et… tout en étant heureux de le voir… ne peut m’empêcher de regretter mon oncle d’Amérique.
***
Le ciel était bas ce jour-là, comme s’il pesait sur nos épaules. Les nuages traînaient leur grisaille sans hâte, et le vent, froid et tranchant, s’engouffrait entre les tombes comme un murmure de l’oubli. Devant la fosse ouverte, le silence dominait. Il n’était pas paisible, ce silence ; il était lourd, chargé d’absences, de regrets, et d’un étrange sentiment de honte.
Mon oncle Roger venait d’être mis en terre. Il ne restait de lui qu’un nom sur une croix fraîchement gravée, une boîte en bois pauvre, et une poignée de personnes éparses — quelques membres de la famille, et autour de nous, des silhouettes fatiguées, usées par les nuits sans toit. Ses derniers compagnons. Des clochards, comme on dit sans réfléchir. Eux étaient là, debout, modestes et discrets. Peut-être les seuls à vraiment savoir ce qu’il avait vécu, ce qu’il avait enduré, ce qu’il avait été.
Je n'avais pas revu l'oncle Joseph depuis trois ans. Quand il est arrivé au cimetière, j’ai à peine reconnu sa démarche. Plus lente, plus raide. Il s’est tenu à côté de moi sans un mot. Son regard était ailleurs, loin. Il semblait compter, dans sa tête, les absents. Treize frères et sœurs. Ils n’étaient plus que deux. Lui, et Micky, la tante discrète qui ne quitte plus sa maison médicalisée.
Et moi, je me tenais là, engourdi par un malaise que je n’arrivais pas à nommer. Ce n’était pas seulement la tristesse. C’était plus vaste. C’était une solitude impalpable, celle qui plane sur les morts oubliés. Celle qui nous renvoie à nos propres absences, à nos manquements. Comment avait-on pu le laisser finir ainsi ? Un homme, un frère, un oncle — un être humain. Comment sa vie avait-elle pu s’effacer peu à peu, au point qu’il ne reste que nous, un matin de vent et de terre glaise, à dire adieu dans le vide ?
Je regardais la tombe, cette déchirure dans le sol, et j’avais l’impression que c’était aussi un trou dans la mémoire. Une disparition sans écho. Roger avait ri, aimé, lutté. Il avait sûrement rêvé, lui aussi, de mieux, de liens qui durent, d’un coin de paix. Mais au bout du chemin, il y avait ce trou dans la terre et l’ombre d’un nom qui s’efface.
Joseph ne disait rien. Il fixait la tombe avec une intensité douloureuse. Ses yeux ne pleuraient pas. Peut-être qu’à force de voir mourir les siens, il ne trouvait plus les larmes. Ou peut-être que la tristesse avait pris une autre forme, plus dure, plus muette. Je l’ai vu trembler, juste un peu, quand le cercueil a disparu sous les premières pelletées de terre.
Je me suis senti coupable. De n’avoir pas su. De ne pas avoir tendu la main. De découvrir trop tard ce que nous avions perdu. Et surtout, de comprendre que l’incompréhension ne se dissiperait pas avec le temps. Elle resterait là, tapie dans un coin de mon cœur, comme un rappel que l’amour familial, si on ne l’entretient pas, se délite, se rompt, s’effondre en silence.
Ce jour-là, j’ai compris que les morts les plus tristes ne sont pas ceux qui nous quittent, mais ceux qu’on laisse s’effacer bien avant leur dernier souffle. En quittant le cimetière, Joseph m’avait pris à part. Il voulait que l’on se revoit. Il avait lu mes écrits et voulait se raconter. Il avait eu une vie étonnante et emplie de chance selon lui.
***
Quatre années ont passé. Quatre années de plus à regarder le monde s’amenuiser. Ce matin-là, devant la tombe de Micky, Joseph était là. Droit, presque immobile. Je le revoyais pour la première fois depuis l’enterrement de l’oncle Roger. Son manteau noir flottait légèrement dans le vent, mais lui ne bougeait pas. Il fixait la terre retournée comme s’il regardait un miroir.
Il ne pleurait pas. Il ne parlait pas. Il savait.
Treize, ils étaient. Treize frères et sœurs, unis par une même enfance rude, bruyante, solidaire. Une tribu. Puis la vie avait commencé à les prendre, un à un. Lentement d’abord, puis plus vite, comme une rafale qui balaye tout sur son passage. Et maintenant, il ne restait que lui. L’oncle Joseph. Le dernier des Mohicans.
Dans sa tête, les souvenirs défilaient. Des visages jeunes, rieurs, pleins d’espoir. Les jeux d’enfants, les chamailleries à table, les secrets échangés au creux des étés. Puis les mariages, les disputes, les départs. Les silences aussi. Cette lente désagrégation des liens, quand chacun prend sa route et que l’on oublie de revenir. Mais malgré tout, ils étaient restés là, dans son cœur, tous. Même ceux qu’il n’avait plus vus depuis des lustres.
Et maintenant, Micky. La douce, la fidèle, la dernière sœur.
Joseph se savait seul, mais pas simplement seul aujourd’hui. Seul au sens profond, ancestral. Seul comme un arbre au milieu d’un champ vidé. Il savait que la fin s’approchait, et cela ne lui faisait plus peur. Ce n’était pas la mort qui l’inquiétait, mais ce qu’elle emporterait avec elle : tout ce qu’il avait été, tout ce qu’ils avaient été. Une fratrie, une époque, une mémoire.
Il pensait : Qui se souviendra de nous ? Qui saura encore nos prénoms ?
Il ne se parlait même plus à lui-même. Il écoutait le silence, ce grand silence intérieur qui s’installe quand il n’y a plus personne avec qui partager la mémoire. Il n’attendait rien, n’espérait rien. Mais il portait encore, dans son regard un peu trouble, cette étrange dignité des survivants : celle de ceux qui gardent tout en eux, même ce qui n’intéresse plus personne.
Le pasteur lisait les prières d’une voix monocorde. La famille acquiesçait en silence. Mais Joseph, lui, disait adieu non seulement à sa sœur, mais à une part de lui-même. Il sentait déjà que son tour viendrait bientôt. Ce n’était pas une crainte, c’était une évidence.
Et dans ce pressentiment calme, il y avait une forme de paix. Une paix rugueuse, comme une terre labourée par le chagrin, mais paisible malgré tout. Il se disait que si la mort devait venir, qu’elle vienne — il n’avait plus besoin de se cacher d’elle. Il n’avait plus personne à protéger. Il était déjà un peu du côté de ceux qui dorment.
Ce jour-là, Joseph ne dit pas un mot. Mais dans ses yeux, il y avait toute une vie. Et le silence autour de lui, c’était celui des derniers témoins.
Il ne restait plus que lui. Et maintenant que la terre avait recouvert Micky, Joseph sentait qu’il était devenu un vestige. Il ne bougeait pas, mais en lui, tout s’agitait. Sa mémoire s’était ouverte comme une brèche, et les images, les sensations, les fragments oubliés, remontaient sans crier gare.
Il avait 77 ans, peut-être. Il ne comptait plus vraiment. Mais il se revoyait comme si c’était hier.
Dix-neuf ans. Un matin gris, une gare, un sac sur l’épaule. Il avait devancé l’appel au service militaire, par fierté, par impatience aussi. Il voulait « en finir », disait-il. Tourner cette page, ne pas avoir cette menace suspendue au-dessus de sa jeunesse. Il s’était engagé avant même d’y être obligé. Et le voilà, envoyé à Berlin, secteur américain. Le mur venait à peine d’être érigé. Il avait atterri dans une caserne froide, immense, ordonnée.
C’était un autre monde. Les cris des sergents, les odeurs de sueur et de graisse, la rigueur. Lui, le garçon de la campagne, un peu tête dure mais pas méchant, se retrouvait là, à marcher au pas, à plier sa couverture au millimètre près, à apprendre à obéir.
Il se souvenait des premiers jours. Le mal au ventre. Le froid qui entrait dans les os. L’éloignement surtout. Personne pour le consoler, pour lui dire que ça allait passer. Il s’était endurci là-bas. Pas par choix, mais par nécessité. Il avait appris à serrer les dents, à ravaler les larmes. À devenir un homme, disaient-ils. Mais lui savait qu’il avait juste appris à se taire.
Et pourtant, il y avait eu des rires aussi. Des compagnons d’un moment, des confidences à voix basse après l’extinction des feux. Une amitié née dans la contrainte, forgée dans la fatigue. Il y avait même eu un soir, en permission, une fille au regard clair. Il n’avait jamais su son prénom. Juste un baiser volé au bord d’un fleuve.
Le froid d’Allemagne avait vite creusé ses griffes dans les os de Joseph. Après quatre mois de service, il n’en pouvait plus. Il toussait sans arrêt, avait de la fièvre chaque nuit, et ses mains tremblaient dès qu’il tentait de boutonner sa vareuse. On l’avait finalement envoyé à l’infirmerie. Il ne cherchait pas à se plaindre, jamais. Mais là, son corps parlait plus fort que lui.
Le médecin militaire était un Allemand qui avait fait la guerre au sein de la Wehrmart, un vieux soldat à la mine sévère, mais avec dans les yeux une lueur curieuse. Il avait écouté Joseph lui répondre d’une voix fatiguée, dans un allemand fluide, aux accents arrondis d’Alsace. Alors le médecin s’était figé un instant, avait levé les yeux de son dossier, intrigué.
« Du bist aus dem Elsass ? »
Joseph avait hoché la tête. Il était trop faible pour répondre longuement.
Un sourire fin, presque imperceptible, avait traversé le visage du médecin. Un sourire de connivence, d’humanité. Un sourire rare dans une caserne.
Il l’avait examiné, puis s’était assis en silence à côté du lit métallique.
« Sag mir, Junge… Willst du wirklich hierbleiben ? Willst du wirklich Soldat sein ? »
Joseph avait hésité. Ce n’était pas le genre de questions qu’on posait dans l’armée. Mais il avait répondu franchement. Non. Il ne voulait pas être là. Il avait devancé l’appel pour en finir, pour ne pas traîner cette corvée trop longtemps. Il n’était pas fait pour ça.
Le médecin l’avait regardé longuement. Puis, sans un mot, il avait sorti une seringue. Il avait préparé une injection avec soin, comme un artisan concentré sur son ouvrage. Joseph avait froncé les sourcils.
« Mach dir keine Sorgen, » avait dit le médecin en allemand doux. « Tu ne risques rien. Avec ça, tu auras tous les symptômes d’une tuberculose débutante. Toux, fièvre, amaigrissement. L’armée te renverra chez toi. Ils ne prendront pas le risque de te garder, ni celui de devoir te verser une pension à vie. »
Il avait injecté le liquide dans son bras, calmement. Puis il s’était levé, avait noté quelques mots sur le dossier, et était sorti sans se retourner.
Joseph n’avait rien dit. Il n’avait même pas eu peur. Ce n’était pas une trahison, c’était une délivrance. Un geste humain dans une machine aveugle.
Deux semaines plus tard, il était réformé. Il rentrait chez lui, maigre, pâle, mais vivant. Il n’avait jamais revu ce médecin. Il ne savait même pas son nom. Mais il ne l’avait jamais oublié. Il pensait parfois à lui, à cet homme qui avait lu dans ses yeux toute la fatigue, toute la révolte silencieuse. Et qui, au lieu de juger, avait agi.
Ce souvenir, Joseph ne l’avait raconté à presque personne. C’était son secret, à la fois honteux et précieux. Il y repensait aujourd’hui, au bord de la tombe de Micky. À cette piqûre étrange qui avait changé sa trajectoire. Qui lui avait rendu la vie.
Et il se disait que, parfois, ce sont les gestes les plus discrets, les plus ambigus, qui sauvent vraiment.
Toutes ces scènes, ces morceaux de vie, lui revenaient en rafales alors qu’il regardait le monticule de terre. Ce n’était pas juste sa sœur qu’il perdait. C’était son passé qui s’effaçait, un souvenir après l’autre, comme des photos qu’on oublie dans une boîte.
Il se disait : À quoi bon tout ça ? Toute une vie, et maintenant ?
Mais il ne regrettait pas. Pas vraiment. Il avait fait ce qu’il avait pu. Il avait travaillé dur. Il n’avait jamais cherché les honneurs. Il avait aimé à sa manière, sans éclat. Il avait tenu, et ça, c’était déjà beaucoup.
Il se demandait parfois ce qu’on retiendrait de lui. Mais au fond, il savait que bientôt, il serait comme les autres — une photo sur une étagère, un prénom qu’on oublie peu à peu.
Alors, ce jour-là, en quittant la tombe de sa sœur, Joseph portait en lui tout un monde. Un monde qui allait disparaître avec lui. Et il l’acceptait, sans amertume. Juste avec cette gravité douce de ceux qui savent que la fin ne demande ni colère, ni cri — seulement le courage d’y faire face les yeux ouverts. Lorsqu’il m’avait vu, il s’était approché de moi, m’avait répété vouloir laisser une trace. Qu’il aimerait bien que je l’aide à écrire sa vie. Au bord de la tombe de ma tante, je versais des larmes sèches en silence.
***
Puis Joseph a eu 80 ans. Et contre toute attente, il avait décidé de faire la fête. Un banquet tapageur — une grande table, dressée dans un restaurant gastronomique, avec de la nappe blanche, des verres fins, et du vin en suffisance. Il avait passé des coups de fil, envoyé quelques cartes. Il avait fait appel à de vieux carnets d’adresses, raturés, usés. Il avait même fouillé dans sa mémoire pour retrouver des noms oubliés, des visages effacés par le temps.
Et ils étaient venus.
Des Allemands, surtout. Des collègues devenus amis, des compagnons d’usine, de chantier, d’ambassade. Il avait fait l’essentiel de sa vie là-bas, entre la Forêt-Noire et la Ruhr, dans les marges tranquilles d’un pays qui l’avait adopté, à défaut de l’avoir choisi. Il parlait leur langue avec l’assurance d’un natif, avec ce léger accent alsacien qui, avec le temps, était devenu une signature.
Il y avait aussi quelques Suisses, ponctuels, discrets, en veston bien repassé, qui lui serraient la main comme on salue un homme d’honneur. Et puis quelques Français — peu, mais sincères. Ceux qui étaient restés, ceux qui avaient su traverser les années, les silences, les frontières.
Joseph les accueillait un par un, droit dans son costume sombre, une fleur à la boutonnière. Il avait les yeux brillants, mais la voix basse. Il souriait, mais avec une ombre au coin des lèvres. Ce n’était pas une fête de victoire, ni un jubilé. C’était une assemblée de survivants.
Son fils était là aussi. De taille moyenne, solide, avec cette manière joyeuse de serrer la main, avec beaucoup de chaleur, presque trop mécanique. Il avait amené ses deux enfants, jeunes encore, pleins de cette énergie brute qui ignore la gravité des anciens. Le garçon avait commencé une carrière de joueur de poker professionnel. Il passait toute sa jeunesse devant un écran. Je ne jugeais pas, qu’elle différence avec les traders ou les assureurs ? La fille, elle, grande et longiligne, avait terminé première dans un concours de beauté régional. Celui que Geneviève de Fontenay avait monté après qu’elle ait vendu ses droits sur Miss France.
Joseph les regardait avec tendresse, mais aussi avec cette peine sourde qu’il n’arrivait plus à cacher. Il savait que certains murs, même à 80 ans, ne se traversent pas.
Et puis, parmi la foule, il n’y avait presque aucun visage familier du sang. De toute cette immense fratrie, de ces treize enfants nés d’une même histoire, il n’avait invité que deux traces : Emmanuelle, une des filles de Roger, et moi. Deux rescapés, debout dans un monde effacé.
Ma cousine portait une robe noire et un regard digne. Elle s’était rapprochée de Joseph à plusieurs moments de la soirée, comme une présence stable, silencieuse, un lien têtu qui ne voulait pas se rompre. Moi, je circulais entre les tables, le cœur en désordre. Je regardais les toasts levés, les accolades, les rires en allemand, et je me sentais à la fois dedans et très loin.
Ce jour-là, Joseph ne parlait pas de ceux qui manquaient. Il ne prononçait pas les prénoms. Mais ils étaient là, dans chaque regard échangé, dans chaque silence un peu trop long. Il savait, au fond de lui, que cette réunion était une sorte de veillée anticipée. Une façon d’offrir une dernière image, choisie, digne, debout.
Le soir tombait. Le vin avait réchauffé les langues. Les voix montaient. Mais Joseph, lui, restait assis. Son regard balayait la table comme un photographe intérieur. Il voulait tout retenir. Les sourires. Les mains. La lumière sur les verres. Le vent dans les feuillages.
C’était peut-être ça, son testament : un dernier rassemblement, une dernière trace visible d’une vie immense et tranquille, tissée entre deux langues, trois pays, et mille silences.
***
C’était un matin calme, en Dordogne. Le genre de matin suspendu, fait de lumière douce, de café tiède et de silences partagés. Audrey était là, comme toujours depuis quelques mois. Présente sans envahir, discrète et pleine. Elle avait cette manière d’être au monde qui apaisait les angles. Je savais, sans le dire, qu’elle serait de celles qui restent.
Le téléphone avait vibré. C’était l’oncle Joseph.
Sa voix était fine, presque tremblante, mais elle portait une urgence inhabituelle. Il ne tournait pas autour.
« Il faut que tu viennes. Il faut qu’on parle. Il faut que tu écrives. »
Il ne disait pas « j’aimerais », ni « ce serait bien ». Il disait il faut.
Il n’avait jamais demandé grand-chose, Joseph. Il avait vécu dans l’ombre, dans l’effacement presque volontaire. Mais ce jour-là, il brûlait de se dire. Comme si, soudain, toute sa vie contenue, ses détours, ses douleurs, ses souvenirs muets, réclamaient une forme. Une voix. Une trace.
Et il m’avait choisi, moi.
Je lui avais répondu avec douceur :
« Je suis loin, tonton. À 800 kilomètres. En Dordogne. Mais je t’appelle dès mon retour. »
Je le pensais sincèrement. Pas comme une esquive, mais comme une promesse. Une promesse naïve. Celle de quelqu’un qui croit que les jours attendent. Que le temps est patient.
Mais Joseph, lui, savait. Il savait que chaque lever de soleil était une négociation précaire. Que les vieux n’ont plus le luxe des reports. Que les heures comptent. Il savait aussi que ce qu’il voulait me dire ne supporterait peut-être pas un délai.
Moi, j’étais ailleurs. Pris dans le début d’un amour paisible. Occupé à bâtir l’avenir, tandis que lui se tenait sur le bord du passé. Deux lignes de vie qui ne se croisent plus vraiment, sinon par une voix au téléphone.
Je raccrochais. J’avais dit : « Je t’appelle dès que je rentre. »
Il avait répondu : « D’accord. » Mais dans ce d’accord, il y avait déjà un au revoir.
Je n’ai jamais rappelé.
Pas parce que j’ai oublié. Mais parce que le retour a traîné, parce qu’il y avait toujours une chose à faire, un jour de plus à prendre. Et un matin, la nouvelle est tombée, simple, sèche : Joseph est parti cette nuit.
Il n’y a pas eu de deuxième appel. Il n’y a pas eu de récit. Il n’y a eu que cette voix dans ma mémoire, insistante, douce et brûlante : Il faut que tu viennes. Il faut que tu écrives.
Et me voilà.
À écrire ce qu’il ne m’a pas dit. À reconstituer l’histoire avec des silences, des photos, des fragments. À tendre l’oreille vers un homme qui n’est plus là, mais qui continue de murmurer, quelque part entre deux souvenirs.
« Je ne t’ai jamais demandé grand-chose. Tu m’as toujours regardé avec respect, et ça me suffisait. Mais là, j’ai besoin que tu écoutes. Pas pour moi. Pour ceux qui ne sont plus là. Pour ceux qu’on oublie. Pour ceux qui n’ont pas eu le temps, pas eu les mots, pas eu ta plume.
Tu sais, j’ai longtemps cru que ma vie ne valait pas grand récit. Pas de guerre glorieuse, pas de grande invention, pas de scandale, pas de légende. Juste un homme qui a tenu, qui a travaillé, qui a traversé. Mais maintenant, je sais que ce genre de vie-là aussi, il faut les raconter.
Je suis né dans une maison pleine. Treize enfants. Autant dire qu’on apprenait vite à s’effacer. Il y avait du bruit, des disputes, des rires, des larmes, des morts aussi, trop tôt. La mort a toujours été dans le décor. Pas comme une ennemie, mais comme une vieille connaissance, une ombre assise dans un coin de la pièce.
Je suis parti tôt. L’armée. Tu sais déjà. Le médecin, la piqûre, le retour. Ça, c’est une des rares fois où la vie m’a fait une faveur sans que je la mérite. J’ai vu dans les yeux de ce médecin quelque chose que je n’ai jamais oublié : le pouvoir discret de ceux qui choisissent la vie dans les interstices du système.
Ensuite, j’ai bossé. J’ai appris l’allemand en travaillant. J’ai appris la patience, aussi. J’ai fait fortune, et ai tenu mon rôle. J’ai serré les dents quand il fallait. Je ne me suis jamais effacé pour que d’autres brillent. C’était mon choix. Je n’ai pas aimé bruyamment. Mais j’ai aimé. À ma manière.
J’ai eu un fils. Et j’ai manqué de courage avec lui. C’est ma honte. Il est devenu dur. Il sourit dans le monde, mais moi je sais. Peut-être que je l’ai été aussi, sans m’en rendre compte. Peut-être que je n’ai pas su parler. Peut-être que je ne l’ai pas protégé. J’ai laissé faire. Et maintenant, je le vois transmettre cette dureté à ses enfants, comme on lègue un objet rouillé. Et je me tais encore.
Mais toi, tu m’as toujours écouté avec les yeux. Tu vois les gens sans les juger. Alors je te demande : écris. Pour qu’on sache qu’un homme peut vivre sans éclat, mais non sans valeur. Écris pour que les miens ne soient pas effacés comme de vieilles écritures sous la pluie. Pour que Roger, Micky, pour que ton père Jean-Jacques et tous les autres, existent quelque part, ne serait-ce que dans quelques pages que quelqu’un lira, un jour, par hasard.
Écris, parce que je sens que je vais bientôt me taire. Et que si je pars sans te l’avoir dit, ce sera comme si je n’avais jamais été là. »
***
À dix ans, l’oncle Jo vivait dans une petite maison au bord d’un quartier délabré. Son père avait usé toute sa brutalité sur ses 11 aînés. Sa mère peinait aux tâches ménagères et aux coups du conjoint alcoolisé. Chaque soir, Jo regardait les étoiles en se promettant de changer leur destin. Il voulait devenir riche, pas pour les voitures ou les bijoux, mais pour offrir à sa famille une vie digne.
À l’école, il posait mille questions, rêvait grand, pensait stratégie. Il vendait des bonbons, lavait des vitres, économisait chaque pièce. Puisqu’il était agile avec les chiffres, souvent le plus rapide en tables de multiplication, l’instituteur lui promis une belle carrière de comptable. C’est le summum du rêve qu’il pouvait imaginer à ce fils d’ouvrier, persuadé qu’aucune graine plus noble ne saurait prospérer dans cette terre de pauvreté. Et sa vie fut sinon belle, la sienne.
Mon dernier rendez-vous avec lui fut perpendiculaire. Moi vertical, lui horizontal…
Dans Chaque tombe de vieillard, il y a un enfant qui sommeille.
Comments