La vie de côté
- Christian Tritsch
- 15 mars
- 8 min de lecture
« La vie de côté »
1
Je prends la corvée, élu à l’unanimité : délégué du personnel, personne veut le job… Je gagne l’élection sans campagne ni tralala. On est en juin 94. Je débute mon premier boulot sans terminus programmé… Adios CDD !… Adios, agios !… enfin !... enfin le beau sésame pour la vie sociale possible !… Direct avec responsabilités syndicales !... Un poinçon de confiance qui me fait bomber le torse face aux autres. J’ignore que le boss de l’agence est un satrape… qu’il va falloir vivre des Guernica à mon échelle.
Dans la boite je me lie à Denis ; on devient potes, on se retrouve souvent le soir pour boire un coup, refaire le monde ou taper quelques balles de tennis. Denis, c’est un jumeau. Il en a les étrangetés. J’ai la sensation de côtoyer une moitié seulement… que son monde intérieur n’est complet qu’en présence de son double. Les deux frangins n’envisagent jamais de congés l’un sans l’autre… leurs voyages c’est toujours des cibles pour deux.
Un matin, j’arrive au boulot et j’entends des hurlements. Le patron a décidé de foutre Denis à la porte. Le motif ?... la veille au soir avant de partir, il a pas rangé au carré son bureau… il a laissé deux dossiers sur le sol… Le pacha-furie-furieuse gueule à tout rompre !... il va le trucider le pouffiasse !... c’est sûr les deux dossiers sont à terre pour être planqués !... que c’est un boulot à jamais faire ça !... une démence à masquer !... un truc sale et dégoutant !... qu’il a jamais vu chose pareil !...
Tout de suite je déchiffre mieux mon scrutin facile… mon plébiscite africain !… Autour de moi au bureau y a vingt Ponce Pilate et sept sourds et aveugles qui veulent rien dire et rien voir… qui me font comprendre que c’est mon job à moi !... qui m’encouragent discrètement à froufrouter la chanson fraternité dans le bureau ovale… parce que oui !... faut la respecter la réglementation… Défendre le comparse opprimé… blablater avec le satrape et lui dire toutes ses vérités… que c’est du n’importe quoi son échauffourée !... Y sont tous bien à fond derrière moi à la seule condition que ça ne vienne jamais aux oreilles du boss.
Avec Denis, on est deux chaises vides. On a bien nos culs sur les chaises, mais qu’on s’rait pas là, que ça s’rait pareil… ça dure même pas cinq minutes le malaise… le boss mitraille que c’est une obligation légale le bidule préalable au pied au cul… que c’est du tout vu tout cuit !... qu’y a rien à parlementer !... que les prud’hommes c’est fait pour les chiens !... qu’on a qu’à aller glapir là-bas…. Alors on sort la queue basse… sans aboyer ni mordre. Un mois après Denis est dehors.
C’est pourtant pas la fin du grognement… y réclame encore du sang !... Quelques jours plus tard, convoqué illico presto dans sa tanière, j’me retrouve sous la guillotine à mon tour... et pis faut que j’grouille !... y m’hurle dessus fissa !... il m’assomme de mots incongrus !... que je dois bien connaitre le pourquoi du courroux !... que je ferais dix mille fois mieux d’avouer tout d’suite !... oh purée la symphonie !... j’ai droit à tous les instruments et sur tous les tons !... y devient quasi insulteur le schnock !... y pratique une inquisition vaudou !... demande une explication avec paroles coup de poing !... parle de trahison impeccable !... de lâchetés en cascade !... balance que je s’rais un vendu !... un pornographe !... un moins que rien !... un bien pire que tous les Denis d’la terre !... Moi je pige que dal au torrent de boue… ma tête rougit comme un canon après l’obus !... j’ai des souhaits de coups de boule comme jamais pour le crétin-gnome !... lui il est quasi dans l’homme à homme !... qu’on va régler c’t’histoire comme il faut, qu’y beugle !...
Quand j’me lève, y recule d’un pas… j’allais pourtant pas le baffer… je lui dis juste que puisqu’il crache pas le motif, je peux pas me défendre... que pour moi son caca vocal est clos. Et là... enfin il accouche son fiel !... dit que la nouvelle stagiaire y va pas pouvoir la garder !... que son CDD sera suivi d’un chomdu longue durée !... que c’est tout de ma faute !... à cause de mes rumeurs !... que j’ai trop craché de venin dans son dos… qu’y sait que c’est moi qui bave partout sur eux !... que tout est faux !... que je suis un salaud !... qu’il l’a pas tringlé sur tous les bureaux à la nuit tombée !… que des menteries pareilles ça devrait me faire honte comme à un malfaisant !...
Moi je découvre abasourdi le pot de chambre… j’y crois pas tant le grotesque est gros !… la stagiaire avec le satrape ?!... Pour finir y pleure qu’il a pas de preuve mais qu’il sait que c’est moi le répandeur d’ordures !... que je perds rien pour attendre !... qu’y aura plus d’augmentation pour moi !... rien jamais !... que je ferais mieux de vider les lieux !... le plus tôt sera le mieux !... que si je suis pas viré sur le champ c’est juste parce que je schlingue délégué du personnel… mais qu’y surveille mes faits et gestes !... qu'au premier motif il tirera la chasse !...
Et puis six mois passent… Je suis reconvoqué. Je m’attends à l'échafaud, au solde de tout compte. Le satrape me regarde même pas… dit juste qu’il est désolé pour l’esclandre passée… que finalement il a trouvé la bouche à merde… que c’était pas moi… que j’peux filer à ma tanière.
Il m’a fallu encore deux années avant de trouver un autre chenil.
Dès que j’ai pu, j’ai jappé ailleurs.
2
Les clapotis des claviers ronronnent tels des chats apprivoisés depuis longtemps. Les téléphones grondent et le bureau résonne de leurs flaques sonores. Les voix se mélanges, s’entremêlent, s’enchevêtrent, s’abrutissent.
Le panachage des timbres, brouhaha de bouches mâchant des mots malaxés, semble un long tunnel, un serpent vocal sans fin. Plus rien n’est compréhensible pour l’auditeur éloigné. Quant à celui qui est proche, il picore une parole de l’un, une de l’autre, changeant le tout en une fusion de phrases hachées perdant le sens commun des combinaisons de mots. Les chaises tournent sur elles-mêmes, repoussées en un tourbillon autopropulsé par des jambes épileptiques.
Les crayons, stylo ou feutres sont mordillés par des dents carnassières, nerveuses et claquantes, rongeant tout, tels des castors pressés, laissant stries et meurtrissures sur les objets mutilés.
Soudain, ni bruit, ni désordre.
Le calme.
La trêve.
L’armistice déclaré.
Pause-déjeuner.
Les humanoïdes bureautiques se ré-humanisent et cessent d’agiter leurs doigts convulsés sur les pupitres alignés. Gonflant leur cage thoracique, ils respirent profondément avant le gong suprême, le big-bang recommencé, le grondement « téléphonesque » qui reviendra ! Leurs bras s’allongent vers le ciel en mouvements saccadés, se nouant parfois derrière des cous tendus, joignant leurs doigts en d’étranges prières. Quelques-uns se lèvent, font trois pas, redécouvrent la marche, titubent comme les enfants aux premiers mois de l’existence.
De longs bâillements silencieux sortent des bouches gigantesques, les faisant paraître des monstres muets, dévorant l’air ou d’invisibles coléoptères…
Certains posent leurs mains sur les carreaux des fenêtres, presque étonnés de cette frontière transparente entre dehors et dedans. Les paumes se collent contre le verre et l’observateur extérieur, pareil aux spectateurs d’un parc animalier, voit les mimes Marceau s’agiter en silence.
D'autres se jettent sur un banc au milieu d’un parc à leur usage. Ils parlent à quelques oiseaux, distribuent trois miettes d’un pain froid et laissent leurs pensées divaguer, sans couper la corde qui les relie au travail. Ils sont les chiens gras de la fable.
Mais il est déjà l'heure.
Dossiers importants.
Vitaux.
On croit observer une pieuvre en danger imminent de mort ; les mille bras s’ébrouent en tous sens, lancent leurs mouvements désarticulés et inquiétants vers les oppresseurs invisibles. Tout le monde est à son poste de commande comme avant la bataille l’est l’équipage d’un sous-marin lanceur d’engins.
Les téléphones sont exclusivement des téléphones rouges.
Les ordres sont exclusivement les derniers.
Les contrats sont exclusivement des traités de Versailles.
Et puis le jour décline.
Les vestes quittent les porte-manteaux.
On se salue et l’on murmure :
« À demain… ».
3
Il en a fait combien des boulots ? Trop sans doute. Il a fait commercial, employé puis cadre. Il a fait sédentaire, inspecteur et formateur. Depuis cinq ans, il fait le placard. Il pantoufle et compte les semaines avant la retraite. Pense à ses parents qui sont morts… Que vivent-ils de moins que lui eux sous les fleurs et lui là… arrimé à son pupitre… caché derrière douze cartons de dossiers… recroquevillé en énième wagon d’une locomotive qu’il n’a jamais conduit.
Discipliné… d’un aspect clinique… il sait ne plus risquer dans son paysage aucun paludisme. Avec la même rigueur depuis quarante ans, il débarbouille chaque fin de journée son bureau. Il ne petit déjeune presque rien et ne dîne jamais trop… ne consulte aucun médecin autre que l’obligatoire, celui du travail. Il dort bien, n’a mal nulle part et, par le fait, n’a rien à signaler à personne. C’est un employé modèle.
Il a pris épouse pour faire décalque des autres… pour blablater un peu de week-ends et de vacances… Le célibat, au-delà d’une certaine limite d’âge, lui était toujours paru chose excentrique, sinon suspecte. Pour ça qu’il a bâillonné sa solitude avant d'être trentenaire. Il a une maison et un chien. Aussi deux poissons rouges dans un bocal.
Il ne parle de lui qu’en double des autres, qu’en norme validée. Dès qu’il faut répondre plus que des banalités, il marche sur des échardes et des tessons de bouteilles. Fait des performances de fakirs pour échapper au précis et au concret.
C’est pour ça que personne a compris !... Bien-sûr, l’esclandre ou le barouf, ç'avait jamais été sa sauce mais quand même !...
Lui... il a juste accepté que la veine ça existe pas. Que d’époque on en change jamais. Qu’une fois qu’on a démarré à creuser plus rien freine l’immobilisme. Alors il a cessé de se lever. Les autres ont bien bredouillé des trucs… quelques moqueries… puis des supplications ou des agacements. Mais rien n’y fit. Y avait aucune paresse ou maladie cachée dans sa bière. Aucun resquillement pour rien. Très vite il a perdu son boulot. Absence injustifiée qu’y a écrit sur le recommandé. La fabrique a horreur des impotents et des contestataires. Surtout de ceux qui s’ignorent. C’est des cailloux dangereux pour la machine. Durant deux mois sa femme a mis ça sur une crise de soixantaine. Chaque dizaine doit avoir ses crises se dit-elle. Douce au début… voulant comprendre et aider… même si le salaire en moins lui apparait une injustice totale... un foutu égoïsme malsain !... quasi une injure personnelle !... un crachat chaque jour plus humide.
Après quelques semonces et autres sermons elle a boussolé ailleurs ne cherchant plus à déchiffrer les hiéroglyphes ou les sorcelleries. Elle a pensé c’est bien beau tout ça mais le monsieur, l’a qu’à rester dans son cercueil si ça lui chante… c’est plus son affaire à elle. Et puis s’il veut bouffer, faudra bien qu’y se lève l’autre con !... qu’on peut pas… – qu’on doit pas ! – entretenir les réclusions volontaires !... L’autre il en est plus là. La caverne s’est refermée sur lui. Il se vit complètement en jachère. C’est presque par étourderie que depuis quinze minutes il a oublié de respirer…
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